publié le 13 janvier 2010
Extrait de l'arrêt n° 197/2009 du 17 décembre 2009 Numéros du rôle : 4660 et 4661 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 1404 du Code judiciaire, posées par le Tribunal du travail de Liège. La Cour constitutionnell composée des présidents P. Martens et M. Bossuyt, et des juges M. Melchior, L. Lavrysen, J.-P. Moer(...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 197/2009 du 17 décembre 2009 Numéros du rôle : 4660 et 4661 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 1404 du Code judiciaire, posées par le Tribunal du travail de Liège.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents P. Martens et M. Bossuyt, et des juges M. Melchior, L. Lavrysen, J.-P. Moerman, E. Derycke et T. Merckx-Van Goey, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Martens, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles et procédure a. Par jugement du 9 mars 2009 en cause de Christine Ineza contre le centre public d'action sociale de Liège, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 16 mars 2009, le Tribunal du travail de Liège a posé les questions préjudicielles suivantes : « A.L'article 1404 du Code judiciaire, qui exclut la faculté de cantonner lorsqu'il s'agit d'une créance de caractère alimentaire, interprété comme ne s'appliquant pas au droit subjectif à l'aide sociale, en ce que celui-ci ne serait pas une créance de caractère alimentaire au sens de cette disposition, lu seul ou conjointement avec les articles 191 de la Constitution, 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 et 1er du Protocole additionnel du 20 mars 1952, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution ? »; « B. L'article 1404 du Code judiciaire, qui exclut la faculté de cantonner lorsqu'il s'agit d'une créance de caractère alimentaire, interprété comme s'appliquant au droit subjectif à l'aide sociale, en ce que celui-ci serait une créance de caractère alimentaire au sens de cette disposition, lu seul ou conjointement avec les articles 191 de la Constitution, 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 et 1er du Protocole additionnel du 20 mars 1952, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution ? ». b. Par jugement du 9 mars 2009 en cause d'Emilie Goffinet contre le centre public d'action sociale de Liège, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 16 mars 2009, le Tribunal du travail de Liège a posé les questions préjudicielles suivantes : « A.L'article 1404 du Code judiciaire, qui exclut la faculté de cantonner lorsqu'il s'agit d'une créance de caractère alimentaire, interprété comme ne s'appliquant pas au droit au revenu d'intégration sociale, en ce que celui-ci ne serait pas une créance de caractère alimentaire au sens de cette disposition, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution ? »; « B. L'article 1404 du Code judiciaire, qui exclut la faculté de cantonner lorsqu'il s'agit d'une créance de caractère alimentaire, interprété comme s'appliquant au droit au revenu d'intégration sociale, en ce que celui-ci serait une créance de caractère alimentaire au sens de cette disposition, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution ? ».
Ces affaires, inscrites sous les numéros 4660 et 4661 du rôle de la Cour, ont été jointes. (...) III. En droit (...) B.1. Les questions préjudicielles portent sur l'article 1404 du Code judiciaire, qui dispose : « Sauf s'il s'agit d'une créance de caractère alimentaire, la même faculté de libération est, selon les mêmes modes, conditions et procédure, réservée au débiteur condamné en vertu d'une décision judiciaire exécutoire frappée d'opposition ou d'appel, comme aussi lorsqu'une surséance aux poursuites a été ordonnée.
Le versement est fait avec affectation spéciale de la somme à l'extinction de la créance du saisissant et vaut paiement dans la mesure où le saisi se reconnaît ou est reconnu débiteur ».
B.2. Cette disposition permet au débiteur de cantonner la somme qu'il doit à son créancier en vertu d'une décision judiciaire exécutoire, s'il fait opposition ou appel, pour se prémunir, en cas de réformation de la décision, contre l'insolvabilité de la partie adverse. Elle exclut de la faculté de cantonner les créances « de caractère alimentaire », de sorte qu'un débiteur d'une créance de caractère alimentaire condamné par une décision judiciaire exécutoire est toujours tenu de s'exécuter, même s'il fait opposition ou appel de la décision le condamnant.
B.3. Pour toutes les autres créances, en vertu de l'article 1406 du Code judiciaire, « le juge qui statue sur le fond de la demande peut décider qu'il n'y a pas lieu à cantonnement pour tout ou partie des condamnations qu'il prononce, si le retard apporté au règlement expose le créancier à un préjudice grave ».
B.4. Dans la première question préjudicielle posée dans chaque affaire, le juge a quo interprète les termes « créance de caractère alimentaire » comme ne visant ni les créances nées du droit subjectif à l'aide sociale, ni les créances de revenu d'intégration sociale.
Dans cette interprétation de l'article 1404 du Code judiciaire, le centre public d'action sociale condamné par un jugement exécutoire du tribunal du travail à payer une aide sociale ou un revenu d'intégration sociale à un allocataire peut cantonner la somme due s'il fait opposition ou appel de la condamnation, sauf dans l'hypothèse où le juge a expressément exclu le cantonnement en application de l'article 1406 du Code judiciaire.
B.5. Dans cette interprétation des termes « créance de caractère alimentaire », la disposition en cause crée une différence de traitement entre les créanciers d'une créance alimentaire au sens strict, qui ne peuvent jamais se voir opposer le cantonnement lorsqu'ils ont obtenu un jugement exécutoire condamnant leur débiteur, et les allocataires sociaux qui ont obtenu un jugement exécutoire condamnant le centre public d'action sociale à leur payer une aide sociale ou un revenu d'intégration sociale, qui peuvent se voir opposer le cantonnement de la somme dont ils sont créanciers en cas d'opposition ou d'appel, sauf si le juge l'a expressément exclu.
B.6. L'article 1404 du Code judiciaire figure dans celui-ci depuis son adoption en 1967. L'exception à la règle du droit au cantonnement en matière de créance alimentaire a été justifiée par le « caractère éminemment urgent » du secours alimentaire, de sorte qu'il a été décidé que « l'on ne pourrait permettre un cantonnement qui priverait le créancier d'aliments du secours actuel que son titre lui accorde » (Doc. parl., Sénat, 1963-1964, n° 60, p. 306).
B.7.1. L'article 1er de la loi du 8 juillet 1976Documents pertinents retrouvés type loi prom. 08/07/1976 pub. 18/04/2016 numac 2016000231 source service public federal interieur Loi organique des centres publics d'action sociale. - Coordination officieuse en langue allemande de la version applicable aux habitants de la région de langue allemande fermer organique des centres publics d'action sociale dispose : « Toute personne a droit à l'aide sociale. Celle-ci a pour but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine ». L'aide sociale consiste en un secours, qui n'est pas nécessairement une somme d'argent, tel que le bénéficiaire puisse mener une vie conforme à la dignité humaine. Il s'agit donc d'un seuil en deçà duquel le législateur estime qu'une atteinte serait portée à cette exigence, de sorte qu'il a garanti le caractère incessible et insaisissable des sommes octroyées au titre d'aide sociale (article 1410, § 2, 8°, du Code judiciaire), même à l'égard des créanciers d'aliments (article 1412 du Code judiciaire).
Lors de l'adoption de la loi du 12 janvier 1993Documents pertinents retrouvés type loi prom. 12/01/1993 pub. 07/04/2009 numac 2009000212 source service public federal interieur Loi concernant un droit d'action en matière de protection de l'environnement. - Traduction allemande fermer contenant un programme d'urgence pour une société plus solidaire, qui confia le contentieux de l'aide sociale aux tribunaux du travail, il fut encore rappelé qu'il importait de « garantir la rapidité des décisions dans une matière où la dignité première de l'homme est en jeu » (Doc. parl., Chambre, S.E. 1991-1992, n° 630/5, p. 15).
B.7.2. Le droit au minimum de moyens d'existence, créé par la loi du 7 août 1974Documents pertinents retrouvés type loi prom. 07/08/1974 pub. 28/10/1998 numac 1998000076 source ministere de l'interieur Loi instituant le droit à un minimum de moyens d'existence - Traduction allemande fermer, était destiné à octroyer un revenu garanti à « tout Belge [...] qui ne dispose pas de ressources suffisantes et n'est pas en mesure de se les procurer soit par ses efforts personnels, soit par d'autres moyens » (article 1er, § 1er), « fixé à un niveau qui permet de mener une existence qui est compatible avec la dignité humaine » (Doc. parl., Sénat, S.E. 1974, n° 247/1, p. 2). Le droit à l'intégration sociale, instauré par la loi du 26 mai 2002Documents pertinents retrouvés type loi prom. 26/05/2002 pub. 31/07/2002 numac 2002022559 source ministere des affaires sociales, de la sante publique et de l'environnement Loi concernant le droit à l'intégration sociale fermer et qui a remplacé le minimum de moyens d'existence, a également pour objectif de permettre aux « personnes qui passent au travers des mailles du filet de la sécurité sociale » de mener une « existence conforme à la dignité humaine » (Doc. parl., Chambre, 2001-2002, DOC 50-1603/001, p. 4).
B.8.1. Les justiciables qui ont obtenu la condamnation du centre public d'action sociale à leur servir, selon le cas, un revenu d'intégration ou une aide sociale, se trouvent dans une situation de nécessité constatée par la décision du tribunal du travail qui reconnaît précisément leur besoin des allocations en cause pour pouvoir mener une vie conforme à la dignité humaine. Le secours qui doit leur être accordé revêt donc, par définition, un caractère vital et urgent.
B.8.2. La créance dont ils sont titulaires ne diffère dès lors pas, au regard de l'objectif poursuivi par la disposition en cause rappelé en B.6, des créances de « caractère alimentaire » visées par celle-ci. En effet, elle revêt également un caractère indispensable et urgent. En conséquence, il n'est pas justifié de traiter les créanciers de façon différente, en ce qui concerne la possibilité offerte au débiteur des sommes qui leurs sont dues de les cantonner dans l'attente de la décision rendue sur le recours, selon que leur créance revêt un « caractère alimentaire » ou qu'elle est constituée d'allocations d'aide sociale ou d'un revenu d'intégration sociale.
B.9. La première question préjudicielle posée dans les deux affaires appelle une réponse positive. Interprété comme ne s'appliquant ni au droit subjectif à l'aide sociale, ni au droit au revenu d'intégration sociale, l'article 1404 du Code judiciaire est incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.10. Ainsi que l'observe le juge a quo en posant la deuxième question préjudicielle dans chaque affaire, la disposition en cause peut être interprétée de façon différente. Certaines décisions de jurisprudence ont en effet interprété les mots « créance de caractère alimentaire » comme incluant les créances constituées de sommes dues à titre d'aide sociale.
B.11.1. Rien n'indique, dans les travaux préparatoires de l'article 1404 du Code judiciaire, que le législateur avait l'intention de limiter l'exception au droit de cantonner aux créances alimentaires entendues au sens strict et mentionnées à l'article 1412, 1°, du Code judiciaire. Il convient en outre d'observer que le droit au minimum de moyens d'existence, qui a précédé le droit au revenu d'intégration sociale, a été institué par une loi du 7 août 1974Documents pertinents retrouvés type loi prom. 07/08/1974 pub. 28/10/1998 numac 1998000076 source ministere de l'interieur Loi instituant le droit à un minimum de moyens d'existence - Traduction allemande fermer, et que le droit à l'aide sociale a été créé par la loi du 8 juillet 1976Documents pertinents retrouvés type loi prom. 08/07/1976 pub. 18/04/2016 numac 2016000231 source service public federal interieur Loi organique des centres publics d'action sociale. - Coordination officieuse en langue allemande de la version applicable aux habitants de la région de langue allemande fermer. Avant l'adoption de ces deux lois, l'assistance publique, octroyée par les commissions d'assistance publique, ne revêtait pas le caractère d'un droit subjectif, et le refus d'assistance ne pouvait être contesté.
Les litiges relatifs au minimum de moyens d'existence relèvent de la compétence des tribunaux du travail depuis l'entrée en vigueur de la loi du 7 août 1974Documents pertinents retrouvés type loi prom. 07/08/1974 pub. 28/10/1998 numac 1998000076 source ministere de l'interieur Loi instituant le droit à un minimum de moyens d'existence - Traduction allemande fermer. En revanche, ce n'est que depuis l'entrée en vigueur de la loi du 12 janvier 1993Documents pertinents retrouvés type loi prom. 12/01/1993 pub. 07/04/2009 numac 2009000212 source service public federal interieur Loi concernant un droit d'action en matière de protection de l'environnement. - Traduction allemande fermer que ces tribunaux sont également compétents pour connaître des recours contre les refus d'octroi de l'aide sociale.
B.11.2. Lors de la rédaction du Code judiciaire en 1967, le droit à l'aide sociale et le droit au revenu d'intégration sociale n'existaient donc pas sous la forme qui est la leur aujourd'hui, et les tribunaux n'avaient pas compétence pour connaître des refus d'octroi de ces allocations. Cette circonstance peut expliquer qu'ils ne soient pas explicitement cités parmi les exceptions au droit de cantonner prévues par l'article 1404 du Code. Il n'en demeure pas moins qu'en raison de l'objectif de garantir le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine qu'ils poursuivent, ils peuvent être considérés comme des créances vitales et urgentes de nature alimentaire, de sorte que l'exclusion du droit de cantonner leur soit applicable.
B.12. Dans cette interprétation, la différence de traitement relevée en B.5 n'existe pas, et la disposition en cause n'est pas incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : - Interprété en ce sens que l'exclusion de la faculté de cantonner qu'il prévoit pour les créances de caractère alimentaire ne s'applique ni aux créances d'aide sociale, ni aux créances de revenu d'intégration sociale, l'article 1404 du Code judiciaire viole les articles 10 et 11 de la Constitution. - Interprété en ce sens que l'exclusion de la faculté de cantonner qu'il prévoit pour les créances de caractère alimentaire s'applique aux créances d'aide sociale et aux créances de revenu d'intégration sociale, l'article 1404 du Code judiciaire ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, à l'audience publique du 17 décembre 2009.
Le greffier, P.-Y. Dutilleux.
Le président, P. Martens.