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Arrêt
publié le 13 octobre 2022

Extrait de l'arrêt n° 31/2022 du 24 février 2022 Numéro du rôle : 7594 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 90, 1°, du Code des impôts sur les revenus 1992, posée par la Cour de cassation. La Cour constitutionnelle,

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 31/2022 du 24 février 2022 Numéro du rôle : 7594 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 90, 1°, du Code des impôts sur les revenus 1992, posée par la Cour de cassation.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges J.-P. Moerman, T. Giet, R. Leysen, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune et E. Bribosia, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par arrêt du 21 mai 2021, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 4 juin 2021, la Cour de cassation a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 90, 1°, du Code des impôts sur les revenus 1992, coordonné par l'arrêté royal du 10 avril 1992 et confirmé par la loi du 12 juin 1992, viole-t-il les principes constitutionnels de légalité et/ou d'égalité contenus dans les articles 170 et 172 de la Constitution, en ce qu'il rend imposables les bénéfices ou profits obtenus en dehors de l'exercice d'une activité professionnelle, à moins que ces bénéfices ou profits résultent d'opérations de gestion normale d'un patrimoine privé consistant en biens immobiliers, valeurs de portefeuille et objets mobiliers ? ». (...) III. En droit (...) B.1. La question préjudicielle porte sur l'article 90, 1°, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992), dans sa version applicable à l'exercice d'imposition 2010, qui dispose : « Les revenus divers sont : 1° sans préjudice des dispositions du 8° et 10°, les bénéfices ou profits, quelle que soit leur qualification, qui résultent, même occasionnellement ou fortuitement, de prestations, opérations ou spéculations quelconques ou de services rendus à des tiers, en dehors de l'exercice d'une activité professionnelle, à l'exclusion des opérations de gestion normale d'un patrimoine privé consistant en biens immobiliers, valeurs de portefeuille et objets mobiliers; [...] ».

B.2. La juridiction a quo souhaite savoir si l'article 90, 1°, du CIR 1992 est compatible avec les articles 170 et 172 de la Constitution, et plus particulièrement si la notion d'« opérations de gestion normale d'un patrimoine privé » est compatible avec les principes de légalité et d'égalité en matière fiscale garantis par ces dispositions constitutionnelles.

B.3.1. L'article 170, § 1er, de la Constitution dispose : « Aucun impôt au profit de l'Etat ne peut être établi que par une loi ».

L'article 172 de la Constitution dispose : « Il ne peut être établi de privilège en matière d'impôts.

Nulle exemption ou modération d'impôt ne peut être établie que par une loi ».

B.3.2. Il ressort de ces dispositions que les éléments essentiels de tout impôt établi au profit de l'autorité fédérale doivent, en principe, être déterminés par une assemblée délibérante démocratiquement élue, et que ces éléments doivent être mentionnés dans la loi au moyen de termes précis, non équivoques et clairs.

Font partie des éléments essentiels de l'impôt : la désignation des contribuables, la matière imposable, la base imposable, le taux d'imposition et les éventuelles exonérations et diminutions d'impôt.

B.3.3. Le principe de légalité en matière fiscale exige ainsi que le législateur indique, en des termes clairs, précis et non équivoques, les actes qui sont imposables, de telle sorte, d'une part, que chacun puisse - en s'entourant au besoin de conseils éclairés - prévoir raisonnablement les conséquences fiscales de ses actes dans un contexte donné, sans que le législateur en arrive à une rigidité excessive qui empêcherait de tenir compte des circonstances ou conceptions changeantes dans l'interprétation ou dans l'application d'une norme fiscale, et, d'autre part, que l'administration fiscale et le juge ne se voient pas conférer un trop grand pouvoir discrétionnaire.

Le principe de légalité n'empêche pas qu'un pouvoir d'appréciation soit conféré à l'administration fiscale sous le contrôle des juridictions. Cela ne signifie pas que la disposition en cause ne satisfait pas à l'exigence de prévisibilité.

La condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque le contribuable peut savoir, à partir du libellé des dispositions législatives et, au besoin, à l'aide de leur interprétation par les juridictions, quels actes sont soumis à l'impôt.

B.4. L'article 172, alinéa 1er, de la Constitution est une application particulière, en matière fiscale, du principe d'égalité et de non-discrimination inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution.

Cette disposition constitutionnelle s'oppose à une différence de traitement injustifiée entre deux catégories de contribuables : d'une part, ceux qui bénéficient de la garantie que nul ne peut être soumis à un impôt qui ne satisfait pas au principe de légalité en matière fiscale et, d'autre part, ceux qui sont privés de cette garantie constitutionnelle.

B.5.1. La disposition en cause reprend le contenu de l'article 67, 1°, du CIR 1964, qui lui-même reprenait le contenu de l'article 17, § 1er, 1°, de la loi du 20 novembre 1962 « portant réforme des impôts sur les revenus » (ci-après : la loi du 20 novembre 1962).

B.5.2.1. Il ressort des travaux préparatoires de l'article 17 de la loi du 20 novembre 1962 que le législateur a voulu exclure de la taxation les opérations relevant de la gestion normale d'un patrimoine privé : « La gestion du patrimoine se distingue, en fait, de l'exercice d'une occupation lucrative ou de la spéculation, tant par la nature des biens - c'est-à-dire immeubles, valeurs de portefeuille, objets mobiliers (tous biens dont se compose normalement un patrimoine privé) - que par la nature des actes accomplis relativement à ces biens : ce sont les actes qu'un bon père de famille accomplit, non seulement pour la gestion courante, mais aussi pour la mise à fruit, la réalisation et le remploi d'éléments d'un patrimoine, c'est-à-dire des biens qu'il a acquis par succession, donation, ou par épargne personnelle, ou encore en remploi de biens aliénés » (Doc. parl., Sénat, 1961-1962, n° 366, p. 147).

Les « immeubles, valeurs de portefeuille et objets mobiliers », auxquels se référait l'article 17, § 1er, 1°, in fine, de la loi du 20 novembre 1962 précitée, sont dès lors conçus par le législateur fiscal comme « tous biens dont se compose normalement un patrimoine privé » (ibid.).

B.5.2.2. L'article 17, § 1er, 1°, de la loi du 20 novembre 1962 prévoyait par contre l'imposition des « bénéfices ou profits d'opérations lucratives isolées dépassant le cadre de la simple gestion d'un patrimoine » (ibid., p. 148), qui n'étaient auparavant pas imposables : « Les revenus visés sont principalement des profits d'opérations occasionnelles, fortuites ou ne présentant pas une fréquence suffisante pour constituer une véritable occupation.

Ces opérations peuvent être particulièrement lucratives et il n'est pas équitable que, dans un système d'impôt unique, le produit net de telles opérations échappe à tout prélèvement, d'autant moins que certaines de ces opérations, surtout sur le plan de la spéculation, sont parfois peu dignes d'intérêt.

Les revenus en cause peuvent provenir de sources diverses : prestation au profit d'un tiers, opération de nature commerciale ou industrielle, spéculation sur marchandises, conseil occasionnel, etc., mais il est entendu que les bénéfices ou profits résultant d'opérations qui s'intègrent dans le cadre d'une activité professionnelle régulière ne sont pas visés en l'occurrence.

Par ailleurs, il est expressément souligné que les résultats d'opérations de gestion normale d'un patrimoine privé consistant en immeubles, titres et objets mobiliers, ne seront pas soumis à l'impôt.

A cet égard, rien n'est changé au régime actuel » (Doc. parl., Chambre, 1961-1962, n° 264/1, p. 77).

B.5.2.3. Il en résulte que l'article 17 de la loi du 20 novembre 1962 : « 1° atteint les profits d'opérations qui échappaient à l'impôt en raison de leur caractère occasionnel ou fortuit, tandis que la loi actuelle n'atteint que les occupations lucratives; 2° confirme expressément l'exonération au profit des opérations de gestion d'un patrimoine privé » (Doc.parl., Chambre, 1961-1962, n° 264/42, p. 104).

B.6. L'imposabilité, au titre de revenus divers, de tout bénéfice ou profit, même occasionnel ou fortuit, en dehors d'une activité professionnelle, a été instaurée par l'article 17, § 1er, 1°, de la loi du 20 novembre 1962, dont le contenu est repris dans l'article 90, 1°, du CIR 1992, ces revenus étant en principe imposables au taux de 33 %, conformément à l'article 171, 1°, a), du CIR 1992.

Les derniers mots de l'article 90, 1°, du CIR 1992 excluent toutefois de la qualification de revenus divers et, par conséquent, exempte d'imposition, les bénéfices ou profits occasionnels provenant d'opérations de gestion normale d'un patrimoine consistant en biens immobiliers, valeurs de portefeuille et objets mobiliers.

Cette disposition déroge dès lors au principe de taxation de tout bénéfice ou profit occasionnel au titre de revenus divers, posé dans la première partie de l'article 90, 1°, du CIR 1992. Cette exception à l'imposition doit s'interpréter de manière stricte.

B.7.1. La notion d'« opérations de gestion normale », mentionnée à l'article 90, 1°, du CIR 1992, constitue l'un des éléments déterminants pour établir si un acte donné est imposable ou s'il relève de l'exception, précitée, à l'imposition.

B.7.2. Ainsi qu'il ressort de ce qui est dit en B.5.2.1, la notion renvoie aux actes d'un « bon père de famille », un concept qui est généralement compris en droit comme désignant une « personne prudente et raisonnable ». Le législateur a dès lors précisé lui-même la notion d'« opérations de gestion normale » en recourant à un critère large, de sorte que la loi fiscale comporte un minimum de balises d'appréciation, si bien que, dans une certaine mesure, la portée de la disposition en cause est suffisamment délimitée.

On ne saurait par ailleurs reprocher au législateur, au nom de la sécurité juridique, de ne pas avoir fixé en l'occurrence des critères à ce point précis que l'administration fiscale et le juge ne disposeraient plus d'aucun pouvoir d'appréciation dans une matière qui se caractérise par une très grande diversité de situations.

B.7.3. Le législateur a en outre prévu au profit du contribuable certaines garanties qui le protègent de l'arbitraire.

En vertu des articles 20 et 23 de la loi du 24 décembre 2002Documents pertinents retrouvés type loi prom. 24/12/2002 pub. 31/12/2002 numac 2002003520 source ministere des finances Loi modifiant le régime des sociétés en matière d'impôts sur les revenus et instituant un système de décision anticipée en matière fiscale fermer « modifiant le régime des sociétés en matière d'impôts sur les revenus et instituant un système de décision anticipée en matière fiscale » (ci-après : la loi du 24 décembre 2002Documents pertinents retrouvés type loi prom. 24/12/2002 pub. 31/12/2002 numac 2002003520 source ministere des finances Loi modifiant le régime des sociétés en matière d'impôts sur les revenus et instituant un système de décision anticipée en matière fiscale fermer), chaque contribuable peut saisir l'administration fiscale pour qu'elle détermine, par voie de décision contraignante, comment la loi fiscale s'appliquera à une situation ou opération particulière qui n'a pas encore produit d'effets sur le plan fiscal. Le contribuable est donc en mesure de déterminer si l'acte visé par la disposition en cause qu'il envisage de poser bénéficie ou non de l'exception prévue par cette disposition.

Ces décisions étant publiées de manière anonyme (article 24 de la loi du 24 décembre 2002Documents pertinents retrouvés type loi prom. 24/12/2002 pub. 31/12/2002 numac 2002003520 source ministere des finances Loi modifiant le régime des sociétés en matière d'impôts sur les revenus et instituant un système de décision anticipée en matière fiscale fermer), l'application par l'administration fiscale à d'autres cas concrets est aussi davantage prévisible.

B.7.4. En outre, l'administration fiscale doit respecter les principes de bonne administration lorsqu'elle applique l'article 90, 1°, du CIR 1992 à un cas concret.

B.7.5. Enfin, les éventuelles divergences d'interprétation qui pourraient résulter du critère retenu par le législateur pour bénéficier de l'exception prévue par la disposition en cause peuvent en toute hypothèse être corrigées par les recours disponibles.

B.8. Bien que le législateur confère à l'administration fiscale et au juge un certain pouvoir d'appréciation quant à l'application concrète de l'article 90, 1°, du CIR 1992, en particulier en ce qui concerne l'interprétation de la notion d'« opérations de gestion normale » sur la base du critère de la « personne prudente et raisonnable », et bien que ce pouvoir puisse entraîner d'éventuelles divergences dans la pratique administrative et dans la jurisprudence, ce pouvoir d'appréciation, compte tenu de ce qui est dit en B.7.1 à B.7.5 et de l'interprétation restrictive que cette notion doit recevoir, comme il est dit en B.6, n'enlève pas à la disposition fiscale en cause son caractère suffisamment précis pour satisfaire au principe de légalité en matière fiscale.

B.9. Il n'apparaît pas non plus que les contribuables relevant d'une catégorie déterminée soient privés de la garantie d'une loi fiscale prévisible, puisqu'il ressort de ce qui est dit en B.7.1 et B.8 que la disposition en cause n'est pas incompatible avec le principe de légalité en matière fiscale.

B.10. Il résulte de ce qui précède que l'article 90, 1°, du CIR 1992 est compatible avec les articles 170, § 1er, et 172, de la Constitution.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 90, 1°, du Code des impôts sur les revenus 1992, dans sa version applicable à l'exercice d'imposition 2010, ne viole pas les articles 170 et 172 de la Constitution.

Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 24 février 2022.

Le greffier, Le président, F. Meersschaut L. Lavrysen

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