publié le 06 mars 2023
Extrait de l'arrêt n° 124/2022 du 13 octobre 2022 Numéro du rôle : 7572 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 62, 2°, du Code consulaire, tel qu'il était applicable avant son remplacement par la loi du 3 juillet 2019 « p La Cour constitutionnelle, composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Gi(...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 124/2022 du 13 octobre 2022 Numéro du rôle : 7572 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 62, 2°, du Code consulaire, tel qu'il était applicable avant son remplacement par la
loi du 3 juillet 2019Documents pertinents retrouvés
type
loi
prom.
03/07/2019
pub.
22/08/2019
numac
2019014067
source
service public federal affaires etrangeres, commerce exterieur et cooperation au developpement
Loi portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges
fermer « portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges », posée par le Conseil d'Etat.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters et S. de Bethune, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par arrêt n° 250.072 du 10 mars 2021, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 7 mai 2021, le Conseil d'Etat a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 62, 2°, du Code consulaire, dans sa version applicable avant son remplacement par la loi du 3 juillet 2019Documents pertinents retrouvés type loi prom. 03/07/2019 pub. 22/08/2019 numac 2019014067 source service public federal affaires etrangeres, commerce exterieur et cooperation au developpement Loi portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges fermer, interprété comme s'appliquant également à la condition d'un sursis probatoire interdisant uniquement de se rendre dans un pays en guerre, viole-t-il les articles 10, 11, 12 et 22 de la Constitution, éventuellement combinés avec l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et avec l'article 2 du Protocole n° 4 à cette Convention, en ce qu'il traite de manière identique toutes les personnes faisant l'objet d'une mesure judiciaire limitative de liberté, sans avoir égard aux limitations spécifiques prévues dans cette mesure, et a pour effet d'interdire à la personne ayant bénéficié d'un tel sursis de rejoindre tout pays exigeant un passeport, que ce dernier soit ou non en guerre ? ». (...) III. En droit (...) B.1. L'article 62, 2°, du Code consulaire, tel qu'il était applicable avant son remplacement par la loi du 3 juillet 2019Documents pertinents retrouvés type loi prom. 03/07/2019 pub. 22/08/2019 numac 2019014067 source service public federal affaires etrangeres, commerce exterieur et cooperation au developpement Loi portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges fermer « portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges » (ci-après : la loi du 3 juillet 2019Documents pertinents retrouvés type loi prom. 03/07/2019 pub. 22/08/2019 numac 2019014067 source service public federal affaires etrangeres, commerce exterieur et cooperation au developpement Loi portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges fermer), dispose : « La délivrance d'un passeport ou d'un titre de voyage belge est refusée : [...] 2° si le demandeur fait l'objet d'une mesure judiciaire limitative de liberté ». L'article 65/1, alinéa 1er, du même Code, tel qu'il était applicable avant son remplacement par la loi du 3 juillet 2019Documents pertinents retrouvés type loi prom. 03/07/2019 pub. 22/08/2019 numac 2019014067 source service public federal affaires etrangeres, commerce exterieur et cooperation au developpement Loi portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges fermer, dispose : « Les passeports et les titres de voyage belges sont retirés et invalidés aux conditions visées à l'article 62 ».
Il résulte d'une lecture conjointe de ces deux dispositions que le ministre des Affaires étrangères doit retirer ou invalider le passeport de la personne qui fait l'objet d'une mesure judiciaire limitative de liberté, indépendamment de la nature de la mesure en cause ou de ses modalités.
B.2. Le Conseil d'Etat interroge la Cour à propos de la compatibilité de l'article 62, 2°, du Code consulaire, tel qu'il était applicable avant son remplacement par la loi du 3 juillet 2019Documents pertinents retrouvés type loi prom. 03/07/2019 pub. 22/08/2019 numac 2019014067 source service public federal affaires etrangeres, commerce exterieur et cooperation au developpement Loi portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges fermer, « interprété comme s'appliquant également à la condition d'un sursis probatoire interdisant uniquement de se rendre dans un pays en guerre », avec les articles 10, 11, 12 et 22 de la Constitution, lus éventuellement en combinaison avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 2 du Protocole n° 4 à cette Convention.
Le Conseil d'Etat interroge la Cour sur l'identité de traitement que la disposition en cause, dans l'interprétation précitée, réserve à toutes les personnes qui font l'objet d'une mesure judiciaire limitative de liberté, sans avoir égard aux limitations spécifiques prévues dans le cadre de cette mesure, ainsi que sur la conséquence qui en découle, à savoir l'interdiction pour la personne bénéficiant du sursis probatoire précité de rejoindre tout pays exigeant un passeport, que ce pays soit en guerre ou non.
B.3. Dans l'interprétation donnée par le Conseil d'Etat, la condition d'un sursis probatoire interdisant de se rendre dans un pays en guerre est une « mesure judiciaire limitative de liberté » au sens de l'article 62, 2°, du Code consulaire, précité. La Cour répond à la question préjudicielle dans cette interprétation, dès lors que celle-ci n'est pas manifestement erronée.
B.4. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale.
Ils interdisent toute discrimination, quelle qu'en soit l'origine : les règles constitutionnelles de l'égalité et de la non-discrimination sont applicables à l'égard de tous les droits et de toutes les libertés, en ce compris ceux résultant des conventions internationales liant la Belgique.
Le principe d'égalité et de non-discrimination n'exclut pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s'oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu'apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité et de non-discrimination est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.5. L'article 12 de la Constitution garantit la liberté individuelle.
Cette liberté comprend notamment la liberté d'aller et de venir.
B.6. L'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme garantit la liberté de circulation. Il dispose : « 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d'un Etat a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence. 2. Toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien.3. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.4. Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans certaines zones déterminées, faire l'objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l'intérêt public dans une société démocratique ». Le droit de quitter n'importe quel pays, y compris le sien, implique le droit pour la personne concernée de se rendre dans un pays de son choix dans lequel elle pourrait être autorisée à entrer (CEDH, grande chambre, 23 février 2017, De Tommaso c. Italie, § 104; 11 juillet 2013, Khlyustov c. Russie, § 64; 22 mai 2001, Baumann c. France, § 61).
B.7. En ce qu'elle prive la personne qui fait l'objet d'une mesure judiciaire limitative de liberté qui consiste dans la condition d'un sursis probatoire interdisant de se rendre dans un pays en guerre de la possibilité de rejoindre tout pays exigeant un passeport, la disposition en cause entraîne une ingérence dans la liberté d'aller et de venir de la personne concernée.
Il appartient à la Cour de déterminer si une telle ingérence est prévue par la loi, si elle poursuit un objectif légitime mentionné à l'article 2, paragraphe 3, du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme et si elle est proportionnée à cet objectif, ce qui suppose qu'elle ménage un juste équilibre entre l'intérêt général et les droits de l'individu (CEDH, grande chambre, 23 février 2017, De Tommaso c. Italie, § 104).
Dans le cadre de cet examen, la Cour apprécie s'il est raisonnablement justifié de réserver le même traitement, d'une part, aux personnes qui font l'objet de la mesure judiciaire limitative de liberté précitée, et, d'autre part, aux personnes qui font l'objet d'une autre mesure judiciaire limitative de liberté, comme un emprisonnement ferme ou une interdiction de quitter le territoire belge.
B.8.1. L'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme, lu en combinaison avec les articles 10, 11 et 12 de la Constitution, impose que l'ingérence dans la liberté d'aller et de venir soit définie en des termes clairs et suffisamment précis et qu'elle soit prévisible dans ses effets. Cette exigence de prévisibilité implique que la formulation de la loi soit assez précise pour que chacun puisse - en s'entourant au besoin de conseils éclairés - prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d'un acte déterminé, sans toutefois que ces conséquences soient prévisibles avec une certitude absolue (CEDH, grande chambre, 23 février 2017, De Tommaso c. Italie, § 107). Cette exigence n'empêche donc pas que la loi attribue un certain pouvoir d'appréciation à l'autorité ou au juge. Il convient en effet de tenir compte du caractère de généralité des lois et de la diversité des situations auxquelles elles s'appliquent.
B.8.2. Eu égard à l'objet de la disposition en cause, la notion de « mesure judiciaire limitative de liberté » doit être interprétée comme ne visant pas toute mesure judiciaire limitant une liberté quelconque, mais uniquement les mesures judiciaires limitatives de la liberté d'aller et de venir. Cette notion de « mesure judiciaire limitative de liberté » ne se limite pas aux mesures privatives de liberté, comme un emprisonnement ferme, mais elle est susceptible de couvrir également d'autres mesures, telles que, par exemple, une libération conditionnelle assortie d'une limitation de la liberté de circulation.
Une personne condamnée à une peine dont l'exécution fait l'objet d'un sursis probatoire avec l'interdiction de se rendre dans un pays en guerre peut donc raisonnablement s'attendre à ce que la mesure litigieuse s'applique à elle.
La notion de « mesure judiciaire limitative de liberté » est suffisamment claire et prévisible, et offre dès lors des garanties suffisantes contre des atteintes arbitraires de la puissance publique.
L'ingérence dans la liberté d'aller et de venir est donc prévue par la loi.
B.9. Le refus de délivrance d'un passeport ou le retrait de celui-ci en raison de la mesure judiciaire limitative de liberté dont la personne concernée fait l'objet et qui consiste dans la condition d'un sursis probatoire interdisant à l'intéressé de se rendre dans un pays en guerre tend à la bonne exécution de cette mesure et participe par ailleurs à prévenir la récidive et des infractions pénales. Il s'ensuit que l'ingérence poursuit des objectifs légitimes, au sens de l'article 2, paragraphe 3, du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme, à savoir le maintien de l'ordre public et la prévention des infractions pénales, et qu'elle est pertinente en vue de la réalisation de ces objectifs.
B.10. La disposition en cause entraîne automatiquement le refus de délivrance d'un passeport à la personne concernée ou le retrait de celui-ci, sans que cette personne ait la possibilité d'obtenir un titre de voyage pour effectuer certains voyages dans le respect de la mesure judiciaire limitative de liberté dont elle fait l'objet.
Contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, il n'apparaît pas que la personne concernée pouvait, sur la base du droit applicable au moment de l'adoption de la décision attaquée devant le Conseil d'Etat, obtenir un titre de voyage provisoire pour effectuer un voyage dans un pays qui n'était pas en guerre. Le Conseil des ministres n'indique pas quelle disposition législative ou réglementaire prévoyait une telle possibilité, que la disposition en cause semble au contraire exclure. Quant aux titres de voyage provisoires, d'une durée de validité d'un an maximum, que peuvent obtenir les Belges, ils ne pouvaient pas être délivrés dans une hypothèse telle que celle qui est en cause (article 57, alinéas 1er, 4°, et 3, du Code consulaire et articles 8 et 9 de l'arrêté ministériel du 19 avril 2014 « concernant la délivrance de passeports »).
Compte tenu de cette impossibilité, pour la personne concernée, d'obtenir un titre de voyage en vue d'effectuer certains voyages dans le respect de la mesure judiciaire limitative de liberté dont elle fait l'objet et à défaut d'une démonstration de ce qu'une restriction à ce point étendue s'imposait pour garantir le respect de l'interdiction limitée aux voyages vers les pays en guerre, la disposition en cause va plus loin que ce qui est strictement nécessaire pour garantir le respect de ladite mesure. En effet, cette personne est privée de l'exercice de son droit de voyager dans des pays qui ne sont pas en guerre. Le législateur n'a dès lors pas ménagé un juste équilibre entre l'intérêt général et les droits de l'individu.
Pour les mêmes motifs, la disposition en cause, en ce qu'elle traite de la même manière toutes les personnes qui sont soumises à une mesure judiciaire limitative de liberté, sans tenir compte des modalités spécifiques de chacune de ces mesures, est discriminatoire.
B.11. L'article 62, 2°, du Code consulaire, tel qu'il était applicable avant son remplacement par la loi du 3 juillet 2019Documents pertinents retrouvés type loi prom. 03/07/2019 pub. 22/08/2019 numac 2019014067 source service public federal affaires etrangeres, commerce exterieur et cooperation au developpement Loi portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges fermer, en ce qu'il s'applique à la condition d'un sursis probatoire interdisant uniquement à l'intéressé de se rendre dans un pays en guerre, n'est pas compatible avec les articles 10, 11 et 12 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme.
B.12. L'examen de la compatibilité de la disposition en cause avec l'article 22 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, ne saurait mener à un constat d'inconstitutionnalité plus étendu.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 62, 2°, du Code consulaire, tel qu'il était applicable avant son remplacement par la loi du 3 juillet 2019Documents pertinents retrouvés type loi prom. 03/07/2019 pub. 22/08/2019 numac 2019014067 source service public federal affaires etrangeres, commerce exterieur et cooperation au developpement Loi portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges fermer « portant modification de la loi du 21 décembre 2013 portant le Code consulaire et de la loi du 10 février 2015 relative aux traitements automatisés de données à caractère personnel nécessaires aux passeports et titres de voyage belges », en ce qu'il s'applique à la condition d'un sursis probatoire interdisant uniquement à l'intéressé de se rendre dans un pays en guerre, viole les articles 10, 11 et 12 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 13 octobre 2022.
Le greffier, F. Meersschaut Le président, P. Nihoul