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Arrêt
publié le 18 octobre 2022

Extrait de l'arrêt n° 9/2022 du 20 janvier 2022 Numéro du rôle : 7541 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 130 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, posées par la Cour de cassation. La Cou composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, R. Leysen, M. Pâques, Y. Kh(...)

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 9/2022 du 20 janvier 2022 Numéro du rôle : 7541 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 130 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, posées par la Cour de cassation.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, R. Leysen, M. Pâques, Y. Kherbache et D. Pieters, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président L. Lavrysen, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles et procédure Par arrêt du 12 mars 2021, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 25 mars 2021, la Cour de cassation a posé les questions préjudicielles suivantes : « L'article 130 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe viole-t-il le principe d'égalité et de non-discrimination garanti par les articles 10, 11 et 172 de la Constitution coordonnée, lus ou non en combinaison avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans l'interprétation selon laquelle lorsqu'un copropriétaire acquiert des droits indivis dans un bien immobilier d'un copropriétaire qui est une société, dont le premier copropriétaire est actionnaire ou associé, cette acquisition est soumise au droit proportionnel de vente, alors que le copropriétaire qui acquiert des droits indivis dans un bien immobilier d'un copropriétaire qui est une société dont il n'est ni actionnaire ni associé est soumis au droit de partage prévu par l'article 109, 2°, du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe ? »; « L'article 130 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe viole-t-il le principe d'égalité et de non-discrimination garanti par les articles 10, 11 et 172 de la Constitution coordonnée, lus ou non en combinaison avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce que, dans l'interprétation selon laquelle cette disposition permet à l'administration fiscale de prélever le droit d'enregistrement proportionnel de 10 % sur la cession de droits indivis entre copropriétaires dans laquelle l'acquéreur est un actionnaire ou associé de la société cédante, bien que le droit d'enregistrement proportionnel de 10 % ait déjà été prélevé lors de l'acquisition conjointe initiale, il entraîne le traitement identique de personnes qui se trouvent dans des situations essentiellement différentes, à savoir, d'une part, l'associé/actionnaire qui se trouve dans la situation précitée et, d'autre part, l'associé/actionnaire qui acquiert un bien immobilier par l'interposition d'une société sans que le droit d'enregistrement proportionnel de 10 % ne puisse être prélevé à aucun moment ? ». (...) III. En droit (...) B.1.1. La section X (« Partages ») du chapitre IV (« Fixation des droits ») du titre Ier (« Droit d'enregistrement ») du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe règle les droits d'enregistrement qui s'appliquent aux partages. Les articles 109 à 114 règlent plus précisément les droits d'enregistrement sur le partage partiel ou total de biens immeubles, la cession à titre onéreux de droits indivis dans des biens immeubles et la conversion de l'usufruit du conjoint survivant.

La section XI (« Sociétés ») de ce même chapitre IV règle les droits d'enregistrement qui s'appliquent à l'apport et à la sortie de biens meubles et immeubles au patrimoine des sociétés. Les articles 115 à 128 règlent plus précisément les droits d'enregistrement sur l'apport de biens meubles et immeubles et sur les augmentations de capital, tandis que les articles 129 et 130 règlent les droits d'enregistrement sur l'acquisition par des associés de biens immeubles d'une société.

La Cour examine ces dispositions dans la version qui était applicable en Région flamande le 25 novembre 2014, date de la transaction sur laquelle les droits d'enregistrement contestés dans le litige soumis au juge a quo ont été perçus.

B.1.2. L'article 109 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe disposait : « Le droit est fixé à 2,5 p.c. pour : 1° les partages, partiels ou totaux, de biens immeubles;2° les cessions à titre onéreux, entre copropriétaires, de parts indivises dans des biens immeubles;3° la conversion prévue aux articles 745quater et 745quinquies du Code civil, même s'il n'y a pas indivision ». En vertu de l'article 110 du même Code, ce droit de partage était calculé sur la valeur totale du bien ou des quotités cédées.

L'article 113 du même Code disposait : « En cas d'attribution par partage ou de cession de parts indivises à un tiers qui a acquis conventionnellement une part indivise de biens appartenant à une ou à plusieurs personnes, le droit est perçu, par dérogation à l'article 109, au taux prévu pour les transmissions à titre onéreux sur les quotités dont le tiers devient propriétaire par l'effet de la convention et selon les règles fixées aux articles 45 à 50.

Cette disposition est applicable dans le cas où l'attribution des biens ou la cession des parts indivises est consentie aux héritiers ou légataires du tiers acquéreur décédé. Elle n'est pas applicable dans le cas où le tiers attributaire ou cessionnaire a acquis avec d'autres la totalité d'un ou de plusieurs biens ».

B.1.3. L'article 129 du même Code disposait : « L'acquisition par un ou plusieurs associés, autrement que par voie d'apport en société, d'immeubles situés en Belgique provenant d'une société en nom collectif ou en commandite simple, d'une société privée à responsabilité limitée ou d'une société agricole donne lieu, de quelque manière qu'elle s'opère, au droit établi pour les ventes.

En cas de remise des biens sociaux, par le liquidateur de la société en liquidation à tous les associés, l'alinéa qui précède s'applique à l'attribution ultérieure des biens à un ou plusieurs associés.

L'alinéa 1er n'est pas applicable en ce qui concerne : 1° les immeubles apportés à la société, lorsqu'ils sont acquis par la personne qui a effectué l'apport;2° les immeubles acquis par la société avec paiement du droit d'enregistrement fixé pour les ventes, lorsqu'il est établi que l'associé qui devient propriétaire de ces immeubles faisait partie de la société au jour de l'acquisition par celle-ci ». L'article 130, en cause, du même Code disposait : « L'acquisition par un ou plusieurs associés, autrement que par voie d'apport en société, d'immeubles situés en Belgique provenant d'une société par actions, d'une société coopérative donne lieu, de quelque manière qu'elle s'opère, au droit établi pour les ventes ».

B.2.1. La Cour examine la disposition en cause telle qu'elle est interprétée par le juge a quo, à moins que cette interprétation soit manifestement erronée.

B.2.2. Dans le litige au fond se pose la question de savoir si la cession à titre onéreux de droits indivis dans un bien immeuble par une société anonyme à un de ses associés qui était déjà copropriétaire de ce bien immeuble relève du droit de partage de 2,5 % visé à l'article 109 ou si le droit proportionnel de vente pour l'acquisition d'immeubles d'une société anonyme, visé à l'article 130, est applicable à cette cession.

B.2.3. La Cour de cassation n'a pas encore tranché cette question d'interprétation dans le litige au fond, mais elle soumet au contrôle de la Cour la disposition en cause, telle qu'elle est interprétée par la Cour d'appel de Gand.

Dans cette interprétation, la transaction visée en B.2.2 relève du champ d'application de la disposition en cause, qui, selon la Cour d'appel de Gand, doit être considérée comme une lex specialis par rapport à l'article 109 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe. Par ailleurs, elle déduit du texte de la disposition en cause que celle-ci est applicable à toute acquisition, « de quelque manière qu'elle s'opère », par un associé, d'un immeuble situé en Belgique provenant d'une société anonyme dont il est actionnaire. Enfin, elle déduit du membre de phrase « donner lieu au droit établi pour les ventes » que la disposition en cause est également applicable aux transactions qui ne sont pas qualifiées de vente (Gand, 19 juin 2018, 2017/AR/788).

La Cour d'appel de Liège interprète la disposition en cause dans le même sens. Elle ajoute que la disposition en cause tend à éviter que l'on puisse éluder les droits d'enregistrement par l'interposition de sociétés et que cet objectif serait compromis si l'interposition partielle d'une société ne relevait pas de son champ d'application (Liège, 5 septembre 2019, 18/2859/A).

B.2.4. Par ces arrêts, ces cours d'appel ont suivi l'interprétation que l'administration fiscale fédérale avait précédemment donnée à la disposition en cause. Dans la décision anticipée n° E.E./106.218 du 22 septembre 2014 (Rep. RJ., E 129/27-01 et E 130/06-01), l'administration fiscale fédérale a estimé ce qui suit : « Acquisition en indivision d'un bien immeuble par un associé et sa société. La société renonce à sa part dans le bien immeuble au profit de l'associé copropriétaire.

L'article 130 est très explicite : chaque acquisition par un associé autrement que par voie d'apport en société est soumise au droit prévu pour les ventes.

L'article ne distingue pas selon que l'associé a agi en qualité d'associé ou non.

Les textes légaux clairs ne nécessitent pas d'interprétation. La loi spécialisée (art. 130 C. Enr.) a primauté sur les textes de loi généraux (art. 109 e.s. C. Enr.).

Le fait qu'un associé soit traité autrement qu'un non-associé est une particularité de ces articles qui sont des articles anti-fraude ».

Dans la décision anticipée n° 15001 du 26 octobre 2015 concernant le champ d'application de l'article 2.9.1.0.5 du Code flamand de la fiscalité, qui a remplacé la disposition en cause au 1er janvier 2015, l'administration fiscale flamande (Vlabel) a suivi cette interprétation : « 16. [...] La fiction légale de l'article 2.9.1.0.5 du Code flamand de la fiscalité s'applique ' de quelque manière que [l'acquisition] s'opère '. En d'autres termes, la qualification civile de l'acte juridique (vente, partage,...) est sans importance, de même que le contexte de droit des sociétés de l'acquisition (liquidation, réduction de capital,...). 17. Le texte de l'article 2.9.1.0.5 du Code flamand de la fiscalité est clair et il n'est pas susceptible d'interprétation. Lorsqu'un texte est clair, il n'y a pas lieu d'examiner le but poursuivi par le législateur. 18. La structure du Code confirme que l'article 2.9.1.0.5 du Code flamand de la fiscalité constitue une exception à l'article 2.10.1.0.1 du même Code : au ' Chapitre 9 : Droit de vente ' ' Objet imposable ' sont reprises toutes les opérations qui sont taxées au droit de vente et pas à un autre droit d'enregistrement flamand. Le caractère [d'ordre] public des dispositions décrétales fiscales n'autorise pas l'administration fiscale flamande à refuser d'appliquer l'article 2.9.1.0.5 du Code flamand de la fiscalité dans le cas d'espèce. 19. Dans son avis 56.561/I/V du 3 septembre 2014, le Conseil d'Etat n'avait formulé d'observation ni concernant l'article 2.9.1.0.5 du Code flamand de la fiscalité, ni concernant l'entrée en vigueur au 1er janvier 2015. 20. La décision administrative fédérale du 22 septembre 2014 est intervenue parce que, malgré la clarté du texte légal, des incertitudes entouraient la taxation de sorties d'indivision entre l'associé et sa société.La position du SPF Finances confirme uniquement l'application stricte de l'ancien article 130 du Code des droits d'enregistrement (actuellement l'article 2.9.1.0.5 du Code flamand de la fiscalité). La phrase suivante dans votre question : ' Cette situation a été normale pendant des décennies, jusqu'à ce que le SPF Finances décide, le 22 septembre 2014, que, dans ce type de situations, le droit de vente doit être perçu. ' ne peut donc être confirmée.

Il ne saurait dès lors être question d'une violation du principe de la sécurité juridique/du principe de confiance. 21. Il peut encore être mentionné que, dans le cas d'espèce, il peut être question d'optimisation fiscale.L'associé achète un pourcentage négligeable en pleine propriété. Les autres parts indivises sont achetées par sa société. Par la suite, la société transmet ses parts indivises à l'associé. Si l'article 2.9.1.0.5 du Code flamand de la fiscalité n'était pas appliqué, quod non, la première acquisition par l'associé du pourcentage limité en pleine propriété serait taxée au droit de vente et l'acquisition ultérieure des autres parts indivises serait taxée au droit de partage (2,5 % ).

Alors que, dans le cadre d'une acquisition à titre onéreux du bien immeuble par l'associé, le droit de vente n'était dû que par celui-ci. 22. La société a elle aussi payé le droit de vente sur l'acquisition de sa part indivise de l'immeuble, mais elle a pu amortir l'immeuble acquis.Les frais d'acquisition du terrain étaient également déductibles. D'autres frais pouvaient être déduits (frais de réparation, le précompte immobilier, les frais de financement de l'achat,...). De telles possibilités de déduction n'existent pas, ou seulement dans une mesure limitée, à l'égard de l'associé-personne physique ».

B.2.5. Eu égard aux motifs mentionnés en B.2.3 et B.2.4, cette interprétation n'est pas manifestement erronée. La Cour examine la disposition en cause dans l'interprétation qui lui est soumise par la Cour de cassation.

B.2.6. Comme les parties l'observent, les questions préjudicielles ne sont par ailleurs utiles que dans l'interprétation selon laquelle le droit proportionnel de vente s'applique également si l'associé acquiert les droits indivis visés en B.2.2 en une qualité qui est sans rapport avec sa qualité d'associé dans cette société.

Elles ne sont par ailleurs utiles que dans l'interprétation selon laquelle la disposition en cause est également applicable si, lors de l'acquisition conjointe initiale de l'immeuble par la société et son associé, un droit proportionnel de vente de 10 % a été acquitté.

La Cour examine la disposition en cause dans cette interprétation.

B.3.1. La Cour de cassation demande à la Cour si la disposition en cause, dans l'interprétation mentionnée en B.2.3 et B.2.6, est compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention.

La première question préjudicielle porte sur une différence de traitement entre, d'une part, les copropriétaires d'un bien immeuble qui acquièrent des droits indivis dans ce bien d'une société dont ils sont actionnaires ou associés et, d'autre part, les copropriétaires d'un bien immeuble qui acquièrent des droits indivis dans ce bien d'une société dont ils ne sont pas actionnaires ou associés. Alors que les personnes relevant de la première catégorie doivent s'acquitter d'un droit proportionnel de vente de 10 % de la valeur de ces droits indivis acquis, les personnes relevant de la seconde catégorie ne doivent s'acquitter que d'un droit de partage de 2,5 % de la valeur du bien ou des quotités cédées.

La seconde question préjudicielle porte sur l'identité de traitement entre tous les copropriétaires d'un bien immeuble qui acquièrent des droits indivis dans ce bien d'une société dont ils sont actionnaires ou associés. Ils doivent en effet s'acquitter du droit proportionnel de vente, et ce, qu'un droit proportionnel d'enregistrement de 10 % ait déjà été payé ou non lors de l'acquisition initiale de ce bien immeuble par la société et l'associé.

La Cour examine les deux questions préjudicielles conjointement.

B.3.2. La Cour limite son examen au cas d'une société anonyme et d'un de ses associés. Elle n'examine pas les différences de traitement entre les sociétés mentionnées à l'article 129 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe et les sociétés mentionnées à l'article 130 du même Code, dès lors qu'elle n'est pas interrogée sur cette différence de traitement.

B.4.1. Selon le Gouvernement flamand, la première question préjudicielle est irrecevable, parce que les associés et les non-associés ne peuvent être comparés sous l'angle d'une disposition qui règle les droits d'enregistrement sur la sortie d'un bien immeuble d'une société anonyme.

B.4.2. Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. S'il est vrai que la qualité d'associé peut constituer un critère d'appréciation du caractère raisonnable et proportionné d'une différence de traitement entre des personnes qui doivent payer un droit de vente proportionnel de 10 % et des personnes qui doivent payer un droit de partage de 2,5 %, celle-ci ne suffit pas pour conclure à la non-comparabilité de ces catégories de personnes, sous peine de dénuer de toute substance le contrôle exercé au regard du principe d'égalité et de non-discrimination.

L'exception est rejetée.

B.5. Lorsqu'il détermine sa politique en matière fiscale, le législateur dispose d'un pouvoir d'appréciation étendu. Tel est notamment le cas lorsqu'il détermine les redevables, la matière imposable, la base d'imposition, le taux d'imposition et les éventuelles exonérations d'impôts qu'il prévoit. Dans cette matière, la Cour ne peut censurer les choix politiques du législateur et les motifs qui les fondent que s'ils reposent sur une erreur manifeste ou sont manifestement déraisonnables.

Lorsqu'il détermine les redevables de l'impôt, le législateur doit par ailleurs pouvoir faire usage de catégories qui, nécessairement, n'appréhendent la diversité de situations qu'avec un certain degré d'approximation. Le recours à ce procédé n'est pas déraisonnable en soi. Il revient néanmoins à la Cour d'examiner s'il en va de même quant à la manière dont le procédé a été mis en oeuvre.

B.6.1. La disposition en cause trouve son origine dans l'article 7, alinéa 2, de la loi du 30 août 1913 « apportant des modifications aux lois sur les droits d'enregistrement, d'hypothèque, de timbre et de succession », qui disposait : « L'acquisition, par un ou plusieurs associés, de biens immeubles provenant d'une société par actions, donne ouverture, de quelque manière qu'elle s'opère, au droit établi pour les transmissions immobilières à titre onéreux ».

Dans l'exposé des motifs de cette loi, cette disposition a été justifiée comme suit : « Les dispositions de l'article 6 constituent des mesures préventives de la fraude.

Il est de doctrine et de jurisprudence que lorsqu'un immeuble a fait l'objet d'un apport dans une société constitutive d'une individualité juridique, tout associé peut en devenir ultérieurement propriétaire, soit par l'achat des actions ou parts d'intérêts de ses coassociés, soit par la voie d'un partage du fonds social, sans encourir le droit proportionnel établi pour les transmissions de biens immeubles.

L'expérience a démontré que le Trésor a tout à craindre d'une doctrine qui permet par la création de sociétés fictives, d'éluder ainsi le paiement des droits de mutation.

Une disposition spéciale s'imposait donc.

Dans cet ordre d'idées, le projet distingue suivant que la société constituée est une société de personnes ou une société de capitaux.

S'agit-il d'une société de personnes, elle sera envisagée, pour l'application de la loi fiscale, comme constitutive d'une simple communauté; les associés seront considérés comme ayant un droit de copropriété dans les biens composant le fonds social; en cas de cession par les associés à l'un d'entre eux de leurs parts d'intérêts, le contrat sera réputé avoir pour objet des droits indivis et sera soumis, le cas échéant, au droit proportionnel établi pour les ventes, par application de l'article 4 de la loi du 15 mai 1905.

S'agit-il d'une société par actions, l'être moral sera tenu pour propriétaire des biens communs; les associés seront considérés comme n'ayant dans leur patrimoine qu'une action purement mobilière; mais la propriété des immeubles dépendant de la société ne pourra jamais passer dans le patrimoine personnel d'un actionnaire, de quelque manière que l'acquisition s'opère, sans paiement du droit de mutation » (Doc. parl., Chambre, 11 juin 1913, n° 294, p. 4).

Dans le rapport de la Section centrale, il fut ajouté : « Il ne faut pas que la société puisse devenir un moyen de se soustraire aux droits ordinaires exigibles sur la transmission des immeubles; l'article 10 le prévient en disposant que, lorsqu'un immeuble, apporté en société, passe ensuite dans le patrimoine d'un associé autre que l'apporteur, ses héritiers ou ayants cause, le droit ordinaire de transmission devient exigible. [...] L'utilité de la disposition est certaine. Mais en présence de l'article 31 actuel qui institue le droit de mutation, consacrant ainsi le transfert de propriété, il ne se justifie plus comme une exception en faveur du fisc, mais comme un tempérament en faveur des associés.

La section centrale a tenu à maintenir la rigueur des principes du droit en modifiant, dans la forme, le texte proposé et en précisant ainsi que l'article 6 ne peut se réclamer comme base de perception que de la volonté du législateur, souveraine en matière d'appréciations fiscales et de modalités de taxation » (Doc. parl., Chambre, 30 juillet 1913, n° 342, pp. 23-24).

Dans l'exposé des motifs de la loi du 23 décembre 1958 « modifiant le Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, le Code des droits de succession et le Code des droits de timbre », qui a notamment modifié l'article 129 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, l'objectif de cette disposition a été rappelé en ces termes : « Actuellement plus que jamais, il convient d'éviter que, sous le couvert d'actes de sociétés, des personnes puissent devenir propriétaires d'immeubles à titre onéreux sans payer le droit de mutation.

Deux situations doivent spécialement retenir l'attention et des exemples permettent de les mettre parfaitement en lumière.

Premier cas : Constitution d'une société entre A, B et C. A apporte des immeubles; les autres apportent des sommes d'argent.

Ultérieurement, la société est dissoute et les immeubles sont attribués à C. La constitution de la société a donné lieu à la perception du droit d'enregistrement établi pour les apports; à défaut de disposition d'exception, l'attribution des immeubles à C donne lieu à la perception du droit de partage.

Deuxième cas : Une société constituée entre A, B, C et D, est propriétaire d'immeubles.

Un tiers, X, achète successivement les parts de A, de B et de C. La société est alors dissoute et les immeubles sont attribués à X. [...] [...] A défaut de disposition d'exception, l'attribution des immeubles à X donne lieu à la perception du droit de partage.

Dans les deux situations, il est facile de dissimuler une vente d'immeubles pure et simple sous les apparences des actes indiqués. On comprend dès lors les mesures préventives de la fraude prise par le législateur de 1913. D'ailleurs, même si on fait abstraction de toute idée de fraude, la perception par l'Etat du droit de vente sur les immeubles attribués à C dans le premier cas et à X dans le second cas se justifie parfaitement quand on considère que les conventions envisagées dans leur ensemble ont eu pour effet, sinon pour objet, de transmettre à C ou à X, à titre onéreux, la propriété d'immeubles » (Doc. parl., Sénat, 1956-1957, n° 333, pp. 27-28). et « La généralisation à toutes les sociétés du régime établi pour les sociétés par actions par l'article 130 aurait évidemment pour conséquence d'établir une règle extrêmement simple et pourrait peut-être se justifier par cette considération que quelle que soit l'espèce de société en cause, l'associé est titulaire, tant que dure la société, d'un droit mobilier (la part ou l'action) et que la substitution à ce droit mobilier d'un ou de plusieurs immeubles présente une importance suffisante, au point de vue économique, pour justifier la perception du droit établi pour les transmissions à titre onéreux d'immeubles » (ibid., p. 29).

B.6.2. Il ressort de ces travaux préparatoires que, par la disposition en cause, le législateur poursuivait un objectif double. Premièrement, il entendait éviter que l'acheteur d'un bien immeuble puisse échapper au paiement des droits d'enregistrement par l'interposition d'une société. Deuxièmement, il a estimé que chaque transaction visant à la cession d'un immeuble à titre onéreux par une société anonyme à un de ses associés constitue une transaction économique suffisamment significative pour justifier l'application du droit proportionnel de vente.

B.7.1. La différence de traitement en cause repose sur un critère de distinction objectif, à savoir la qualité d'associé de la société anonyme dont des droits indivis dans un immeuble sont acquis.

B.7.2. Le premier objectif mentionné en B.6.2 serait compromis si la disposition en cause pouvait à son tour être contournée par la limitation de son champ d'application aux immeubles qui entrent intégralement dans le patrimoine de la société anonyme et qui sont intégralement vendus à un de ses associés.

Dans cette hypothèse, une personne physique pourrait en effet acheter un immeuble en deux temps, en n'en achetant d'abord qu'une fraction, alors que la société anonyme - créée à cette fin ou non - dont il est associé en achète la plus grosse part. Si seul le droit de partage était applicable à la cession subséquente - quelle que soit sa qualification - des droits indivis de la société anonyme à son associé, ce dernier échapperait au paiement de la majeure partie des droits d'enregistrement qui auraient été dus dans l'hypothèse d'un achat en un seul temps.

Une telle construction causerait un préjudice grave au fisc, puisque la société anonyme pourrait à son tour déduire de sa cotisation à l'impôt des sociétés les droits d'enregistrement dont elle serait redevable dans le cadre de la première transaction ou amortir le prix d'achat payé. Ce préjudice pourrait même s'amplifier si la société anonyme peut également déduire des frais de réparation, le précompte immobilier ou des intérêts pour l'emprunt qui a été contracté pour financer l'achat.

Dès lors que la disposition en cause, dans l'interprétation soumise à la Cour par la Cour de cassation, rend impossible l'application de cette technique visant à éluder le paiement des droits d'enregistrement, elle constitue une mesure pertinente à la lumière de ce premier objectif.

B.7.3. En ce qui concerne le second objectif mentionné en B.6.2, le législateur n'a pas pris une décision manifestement déraisonnable en soumettant la cession à titre onéreux de droits indivis dans un immeuble par une société anonyme à son associé au droit proportionnel de vente, même lorsqu'il ne s'agit pas d'éluder le paiement des droits d'enregistrement. Cette transaction présente en effet toutes les caractéristiques d'un contrat d'achat-vente et modifie le statut de propriété de cet immeuble. Il s'agit donc d'une transaction économique suffisamment significative, qui justifie l'applicabilité du droit proportionnel de vente.

B.8.1. A la lumière de la disposition en cause, il existe des différences fondamentales entre, d'une part, le rapport entre une société anonyme et ses associés et, d'autre part, le rapport entre une société anonyme et un tiers. Un associé exerce en effet un droit de vote, voire un droit de contrôle, au sein d'une société anonyme. Il peut donc inciter cette société anonyme à participer à un montage fiscal qui ne sert pas tant l'intérêt de la société, mais qui a pour but unique ou principal de l'aider à éluder des droits d'enregistrement.

Un tiers, en revanche, n'a pas de droit de vote ni de pouvoir de contrôle au sein de cette société anonyme. Le législateur a dès lors pu prendre en compte le fait qu'il est moins probable qu'un tiers puisse amener une société anonyme à participer à un tel montage. Par ailleurs, dans un tel montage, un tiers serait également redevable, en vertu de l'article 113 précité du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, du « taux prévu pour les transmissions à titre onéreux » sur les quotités dont il devient propriétaire.

B.8.2. Même si la transaction visée en B.2.2 ne s'inscrit pas dans le cadre d'un acte juridique de droit des sociétés, comme une dissolution ou une réduction de capital, il ne peut être fait abstraction, à cet égard, de la qualité d'associé. Les actes juridiques de droit commun entre une société anonyme et ses associés sont aussi sensibles aux montages fiscaux que les actes juridiques typiques du droit des sociétés. Ce qui importe, ce n'est pas tant la nature de l'acte juridique qui est posé, mais plutôt le pouvoir de codécision de l'associé. Par conséquent, le législateur a pu tenir compte, en l'espèce, de la relation particulière entre une société anonyme et ses associés.

B.8.3. La circonstance que, dans le cadre du premier mouvement de la transaction visée en B.7.2, tant la société anonyme que l'associé ont déjà payé un droit proportionnel de vente de 10 % n'y change rien. Le second mouvement est en effet un acte juridique distinct. Le législateur fiscal n'excède pas son pouvoir d'appréciation en considérant que cet acte juridique, qui constitue un second transfert du titre de propriété de l'immeuble, est suffisamment significatif pour être soumis aux droits d'enregistrement.

B.8.4. Pour le surplus, le droit de partage et le droit proportionnel de vente diffèrent non seulement pour ce qui est du taux d'imposition, mais également pour ce qui est de la base imposable. Le droit de partage est en effet calculé sur la valeur totale du bien partagé ou des quotités cédées, alors que le droit proportionnel de vente visé dans la disposition en cause est uniquement calculé sur la valeur de la part aliénée.

L'applicabilité du droit proportionnel de vente ne conduit donc pas toujours à l'imposition la plus élevée. En fonction des parts respectives de la société anonyme et de l'associé dans l'indivision, l'application du droit de partage à l'égard de l'associé peut entraîner une imposition plus élevée.

B.8.5. Dans l'interprétation que la Cour de cassation soumet à la Cour, la disposition en cause évite par ailleurs de faire naître des différences de traitement qui seraient plus difficilement justifiables, telle une différence de traitement entre les associés qui achètent un immeuble de leur société en un seul temps et les associés qui font ce même achat en plusieurs phases.

Elle évite également de faire naître une inégalité de traitement entre, d'une part, les personnes physiques qui, comme cela se fait généralement, achètent un immeuble en un seul temps et, d'autre part, les personnes physiques qui achètent un immeuble en deux temps, par l'interposition partielle d'une société anonyme dont elles sont associées ou qu'elles créent spécialement à cette fin. Les personnes relevant de la première catégorie doivent payer un droit proportionnel de vente de 10 %, alors que celles qui relèvent de la seconde catégorie ne seraient, sans l'interprétation en cause, redevables que d'un droit de partage de 2,5 % sur la plus grande part de cet achat.

B.9.1. Contrairement à ce que le demandeur en cassation soutient, l'interprétation de la disposition en cause que la Cour de cassation soumet à la Cour ne fait pas naître une insécurité juridique.

L'administration fiscale n'est effectivement pas revenue sur certaines décisions anticipées divergentes et n'a, eu égard à ce qui est dit en B.2.3 à B.2.5, pas donné d'interprétation inattendue à la disposition en cause. Au vu des objectifs que la disposition en cause poursuivait et de son libellé univoque, tout redevable a pu, en s'entourant le cas échéant de conseils éclairés, prévoir l'application qu'en font actuellement l'administration fiscale et la jurisprudence.

B.9.2. Cette interprétation ne peut pas non plus être considérée comme interdisant les optimisations fiscales. La liberté du redevable de choisir la voie la moins imposée est en effet limitée par la marge qu'offre la loi fiscale. Son pouvoir d'appréciation étendu en matière fiscale permet au législateur de modifier la loi fiscale afin de lutter contre une forme indésirée d'optimisation fiscale.

Si l'administration fiscale voit ensuite naître, dans la pratique, des techniques permettant de contourner cette disposition législative, elle peut l'appliquer à ces techniques, dans la mesure où le texte et la ratio legis de cette disposition le permettent et sous le contrôle d'un juge indépendant et impartial.

B.9.3 Il ne peut par ailleurs être reproché au législateur fiscal de ne pas adapter la loi fiscale en fonction des techniques développées par la pratique dans le but d'éviter son application. Il ne peut pas non plus lui être reproché que les actes juridiques qui sont soumis à une imposition soient qualifiés sur la base de critères objectifs. Si cette qualification était laissée aux parties, celles-ci pourraient en effet toujours se soustraire à une partie des droits d'enregistrement et la perception effective de cet impôt serait compromise.

B.10.1. L'article 1er du Premier Protocole additionnel offre une protection non seulement contre une expropriation ou une privation de propriété (premier alinéa, deuxième phrase) mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase). Un impôt ou une autre contribution constituent, en principe, une ingérence dans le droit au respect des biens.

En outre, aux termes de l'article 1er du Premier Protocole additionnel, la protection du droit de propriété « ne [porte] pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ».

L'ingérence dans le droit au respect des biens n'est compatible avec ce droit que si elle est raisonnablement proportionnée au but poursuivi, c'est-à-dire si elle ne rompt pas le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et celles de la protection de ce droit. Même si le législateur fiscal dispose d'une large marge d'appréciation, un impôt viole dès lors ce droit s'il fait peser sur le contribuable une charge excessive ou porte fondamentalement atteinte à sa situation financière (CEDH, 31 janvier 2006, Dukmedjian c. France, §§ 52-58;décision, 15 décembre 2009, Tardieu de Maleissye e.a. c. France; 16 mars 2010, Di Belmonte c. Italie, §§ 38 à 40).

B.10.2. En vertu de la disposition en cause, un droit d'enregistrement de 10 % est perçu sur la valeur de la cession totale ou partielle d'un immeuble d'une société anonyme à un de ses associés.

Un impôt prévoyant un tel taux d'imposition, qui est directement lié au prix payé ou à la valeur du bien ne constitue pas une charge disproportionnée pour l'acquéreur. Etant donné que ce transfert de propriété ne peut s'opérer que moyennant la déclaration de volonté du redevable, il lui est par ailleurs loisible de renoncer à la transaction s'il ne souhaite pas payer l'imposition à laquelle celle-ci donne lieu.

B.11. Les questions préjudicielles appellent une réponse négative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 130 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe ne viole pas les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention, en ce qu'il est applicable à l'acquisition à titre onéreux, par un copropriétaire d'un immeuble, de droits indivis dans ce bien provenant d'une société anonyme dont il est associé.

Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 20 janvier 2022.

Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président, L. Lavrysen

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