publié le 21 juin 2021
Extrait de l'arrêt n° 82/2021 du 3 juin 2021 Numéro du rôle : 7473 En cause : la question préjudicielle concernant les articles 1 er et 2 du décret de la Communauté française du 22 octobre 2020 « modifiant le décret du 13 juillet 20 La Cour constitutionnelle, composée des présidents F. Daoût et L. Lavrysen, et des juges T. Merc(...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 82/2021 du 3 juin 2021 Numéro du rôle : 7473 En cause : la question préjudicielle concernant les articles 1er et 2 du décret de la Communauté française du 22 octobre 2020 « modifiant le décret du 13 juillet 2016 relatif aux études de sciences vétérinaires », posée par le Conseil d'Etat.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents F. Daoût et L. Lavrysen, et des juges T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul, T. Giet, R. Leysen, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache et T. Detienne, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président F. Daoût, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par l'arrêt n° 248.905 du 13 novembre 2020, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 7 décembre 2020, le Conseil d'Etat a posé la question préjudicielle suivante : « Les articles 1er et 2 du décret du 22 octobre 2020 modifiant le décret du 13 juillet 2016 relatif aux études de sciences vétérinaires qui modifient avec effet au 1er juillet 2020 les conditions d'accès au bloc 2 des études de baccalauréat en sciences vétérinaires qui, jusque-là , étaient en vigueur pour l'année académique 2020-2021 méconnaissent-ils les articles 10, 11, 24, § § 1er et 3, de la Constitution, les principes de la non-rétroactivité de la loi et de la sécurité juridique, de la séparation des pouvoirs en ce que sans qu'existent des circonstances exceptionnelles ou des motifs impérieux d'intérêt général justifiant l'intervention du législateur, il est porté atteinte au préjudice d'une catégorie de citoyens, qui ont obtenu du pouvoir judiciaire une injonction d'inscription, aux garanties juridictionnelles, qu'ils modifient après le début d'une année académique les conditions d'accès à des études telles qu'elles étaient en vigueur au début de cette année, portent atteinte à la sécurité juridique et restreignent les conditions d'accès à l'enseignement ? ». (...) III. En droit (...) B.1. Le programme du premier cycle des études universitaires de sciences vétérinaires, dont la réussite est sanctionnée par l'obtention du grade de bachelier, est divisé en trois « blocs annuels de 60 crédits » (article 15, § 1er, 10°, 26°, 41° et 58°, du décret de la Communauté française du 7 novembre 2013 « définissant le paysage de l'enseignement supérieur et l'organisation académique des études »; article 83, § 1er, 12°, et article 124, alinéa 3, du même décret).
L'article 100, § 2, du décret du 7 novembre 2013, tel qu'il a été remplacé par l'article 16 du décret du 3 mai 2019 « portant diverses mesures relatives à l'Enseignement supérieur et à la Recherche », dispose : « Au-delà des 60 premiers crédits du programme d'études de premier cycle, le programme annuel d'un étudiant comprend : 1° les unités d'enseignement du programme d'études auxquelles il avait déjà été inscrit et dont il n'aurait pas encore acquis les crédits correspondants, à l'exception des unités optionnelles du programme qui avaient été choisies par l'étudiant qu'il peut délaisser;2° des unités d'enseignement de la suite du programme du cycle, pour lesquelles il remplit les conditions prérequises ». B.2.1. L'article 4 du décret du 13 juillet 2016 « relatif aux études de sciences vétérinaires » (ci-après : le décret du 13 juillet 2016) dispose : « Pour l'application de l'article 100, § 2 du décret du 7 novembre 2013, au-delà des 60 premiers crédits du programme d'études de premier cycle, seuls les étudiants porteurs d'une attestation d'accès à la suite du programme du cycle peuvent inscrire dans leur programme d'études les unités d'enseignement de la suite du programme du premier cycle en sciences vétérinaires ».
Le nombre global des « attestations d'accès à la suite du programme du cycle » qui sont délivrées chaque année en Communauté française est limité. Le Gouvernement de la Communauté française arrête annuellement le nombre d'attestations que chaque université qui organise des études de sciences vétérinaires pourra délivrer (article 5 du décret du 13 juillet 2016).
Pour pouvoir obtenir une des attestations disponibles dans l'université au sein de laquelle il a suivi ses études, l'étudiant doit avoir « acquis au moins 45 des 60 premiers crédits du programme d'études de premier cycle » et avoir été classé en ordre utile à l'issue d'un concours organisé par son université à la fin du deuxième quadrimestre de l'année académique (article 6 du décret du 13 juillet 2016). Un étudiant ne peut représenter ce concours qu'une seule fois, en règle lors de l'année académique suivante (article 8 du même décret). Les attestations sont délivrées par chaque université au plus tard le 13 septembre (article 6, § 2, alinéa 2, du même décret).
B.2.2. A l'origine, l'article 12 du décret du 13 juillet 2016 disposait : « Le présent décret entre en vigueur pour l'année académique 2016-2017, à l'exception des articles 2 et 4 qui entrent en vigueur pour l'année académique 2017-2018. Le présent décret produit ses effets jusqu'à l'année académique 2019-2020 incluse. Il fera l'objet d'une évaluation, par le Gouvernement, au plus tard durant l'année académique 2019-2020 ».
Il résulte de ce texte que l'article 4 du décret du 13 juillet 2016, cité en B.2.1, ne produit pas d'effets pour l'année académique 2020-2021. Dès lors qu'une année académique « commence le 14 septembre » (article 15, § 1er, 6°, du décret du 7 novembre 2013), un étudiant pouvait donc, le 14 septembre 2020 et les semaines suivantes, s'inscrire au deuxième « bloc annuel de 60 crédits » du programme du premier cycle des études universitaires de sciences vétérinaires, même s'il n'était pas porteur de l'« attestation d'accès à la suite du programme du cycle » visée à l'article 4 du décret du 13 juillet 2016.
B.3.1. L'article 1er du décret du 22 octobre 2020 « modifiant le décret du 13 juillet 2016 relatif aux études de sciences vétérinaires » (ci-après : le décret du 22 octobre 2020) modifie l'article 12 du décret du 13 juillet 2016, cité en B.2.2, en remplaçant, dans sa deuxième phrase, les termes « 2019-2020 » par les termes « 2020-2021 ».
L'article 2 du décret du 22 octobre 2020 dispose : « Le présent décret produit ses effets le 1er juillet 2020 ».
B.3.2. Le décret du 22 octobre 2020 a été publié au Moniteur belge du 29 octobre 2020.
En vertu de l'article 56 de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, ce décret est donc entré en vigueur le dixième jour après cette publication, soit le 8 novembre 2020.
B.4. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que, par la question préjudicielle, la Cour est invitée à statuer sur la compatibilité des articles 1er et 2 du décret du 22 octobre 2020 avec les articles 10, 11 et 24, § 3, première phrase, de la Constitution et avec le principe général de la non-rétroactivité des lois, au motif que, sans qu'existe une justification admissible, ces dispositions législatives modifieraient, avec effet au 1er juillet 2020, les conditions d'inscription au deuxième « bloc annuel de 60 crédits » du programme du premier cycle des études universitaires de sciences vétérinaires, valables pour l'année académique 2020-2021.
B.5. La Cour n'est pas compétente pour contrôler un décret communautaire directement au regard du principe général de la non-rétroactivité des lois.
Elle est cependant compétente pour exercer un tel contrôle au regard des articles 10 et 11 de la Constitution et peut, à ce titre, lire les règles de l'égalité et de la non-discrimination, qu'énoncent ces articles, en combinaison avec ledit principe.
La Cour est en outre compétente pour contrôler un décret communautaire directement au regard de l'article 24, § 3, première phrase, de la Constitution, qui garantit à chacun le « droit à l'enseignement dans le respect des [...] droits fondamentaux ». Parmi ces « droits fondamentaux » que toute norme législative relative à l'enseignement doit respecter figure le principe général de la non-rétroactivité des lois.
B.6. La non-rétroactivité des lois est une garantie ayant pour but de prévenir l'insécurité juridique. Cette garantie exige que le contenu du droit soit prévisible et accessible, de sorte que le justiciable puisse prévoir, dans une mesure raisonnable, les conséquences d'un acte déterminé au moment où cet acte est accompli. La rétroactivité ne se justifie que si elle est indispensable à la réalisation d'un objectif d'intérêt général.
S'il s'avère que la rétroactivité a en outre pour but ou pour effet d'influencer dans un sens l'issue de procédures juridictionnelles ou que les juridictions sont empêchées de se prononcer sur une question de droit bien précise, la nature du principe en cause exige que des circonstances exceptionnelles ou des motifs impérieux d'intérêt général justifient l'intervention du législateur, laquelle porte atteinte, au préjudice d'une catégorie de citoyens, aux garanties juridictionnelles offertes à tous.
B.7. Une règle doit être qualifiée de rétroactive si elle s'applique à des faits, actes et situations qui étaient définitivement accomplis au moment où elle est entrée en vigueur.
B.8.1. Comme il est rappelé en B.2.2, une année académique « commence le 14 septembre » (article 15, § 1er, 6°, du décret du 7 novembre 2013). L'année académique 2020-2021 a donc commencé le 14 septembre 2020.
Avant sa modification par l'article 1er du décret du 22 octobre 2020, l'article 12 du décret du 13 juillet 2016 ne permettait pas l'application de l'article 4 du même décret, reproduit en B.2.1, durant l'année académique 2020-2021. L'un des effets de la modification de l'article 12 du décret du 13 juillet 2016 par le décret du 22 octobre 2020 est de permettre l'application de cet article 4 durant cette année académique.
Vu que, comme il est dit en B.3.2, l'article 1er du décret du 22 octobre 2020 n'est entré en vigueur que le 8 novembre 2020, c'est-à -dire lorsque l'année académique 2020-2021 était déjà entamée, il a un effet rétroactif en ce qu'il permet l'application de l'article 4 du décret du 13 juillet 2016 durant la partie de cette année académique qui est antérieure à l'entrée en vigueur du décret du 22 octobre 2020.
B.8.2. En disposant que l'article 1er du décret du 22 octobre 2020 produit ses effets dès le 1er juillet 2020, l'article 2 de ce décret confirme qu'il y a lieu de considérer qu'à partir de ce jour-là , il n'était pas possible d'inscrire un étudiant qui n'était pas porteur de l'« attestation d'accès à la suite du programme du cycle » visée à l'article 4 du décret du 13 juillet 2016 au deuxième « bloc annuel de 60 crédits » du programme du premier cycle des études universitaires de sciences vétérinaires.
B.9. Saisie le 22 juillet 2020 d'une demande d'avis sur un avant-projet de décret contenant des dispositions identiques à ces deux articles du décret du 22 octobre 2020, la section de législation du Conseil d'Etat rappelle, dans l'avis 67.831/2 du 21 septembre 2020, que la non-rétroactivité des lois a pour but de prévenir l'insécurité juridique et que la rétroactivité d'une disposition législative ne se justifie que si elle est indispensable à la réalisation d'un objectif d'intérêt général. Dans cet avis, la section de législation du Conseil d'Etat invite l'auteur des dispositions visées à exposer la justification de l'effet rétroactif des mesures envisagées (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 2020-2021, n° 127/1, pp. 34-35, 38 et 47).
B.10. Les auteurs du décret du 22 octobre 2020 justifient la rétroactivité attachée à la prolongation des effets de l'article 4 du décret du 13 juillet 2016 au-delà de l'année académique 2019-2020 par « la nécessité de donner une base légale », par le « souci de sécurité juridique » et par la nécessité de disposer de l'évaluation prévue par l'article 12 du même décret (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 2020-2021, n° 129/1, pp. 3-4; CRI, Parlement de la Communauté française, n° 5, 21 octobre 2020, pp. 30-31).
B.11. De telles justifications ne suffisent pas pour qu'il soit établi que l'effet rétroactif qui résulte des deux dispositions en cause est indispensable à la réalisation d'un objectif d'intérêt général.
B.12. En ce qu'elles confèrent un effet rétroactif à la prolongation des effets de l'article 4 du décret du 13 juillet 2016 au-delà de l'année académique 2019-2020, les dispositions en cause ne sont pas compatibles avec le principe général de la non-rétroactivité des lois, lu en combinaison avec les articles 10, 11 et 24, § 3, première phrase, de la Constitution.
B.13. La question préjudicielle appelle une réponse affirmative.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : Les articles 1er et 2 du décret de la Communauté française du 22 octobre 2020 « modifiant le décret du 13 juillet 2016 relatif aux études de sciences vétérinaires » violent les articles 10, 11 et 24, § 3, première phrase, de la Constitution, lus en combinaison avec le principe général de la non-rétroactivité des lois, en ce qu'ils confèrent un effet rétroactif à la prolongation des effets de l'article 4 du décret de la Communauté française du 13 juillet 2016 « relatif aux études de sciences vétérinaires » au-delà de l'année académique 2019-2020.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 3 juin 2021.
Le greffier, Le président, F. Meersschaut F. Daoût