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Arrêt
publié le 16 juin 2021

Extrait de l'arrêt n° 65/2021 du 29 avril 2021 Numéro du rôle : 7231 En cause : le recours en annulation des articles 6 et 49 du décret-programme de la Communauté française du 12 décembre 2018 « portant diverses mesures relatives à l'organisa La Cour constitutionnelle, composée des présidents F. Daoût et L. Lavrysen, et des juges J.-P. M(...)

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 65/2021 du 29 avril 2021 Numéro du rôle : 7231 En cause : le recours en annulation des articles 6 et 49 du décret-programme de la Communauté française du 12 décembre 2018 « portant diverses mesures relatives à l'organisation du Budget et de la comptabilité, aux Fonds budgétaires, à l'Enseignement supérieur et à la Recherche, à l'Enfance, à l'Enseignement obligatoire et de promotion sociales, aux Bâtiments scolaires, au financement des Infrastructures destinées à accueillir la Cité des métiers de Charleroi, à la mise en oeuvre de la réforme de la formation initiale des enseignants », introduit par l'ASBL « Université Saint-Louis - Bruxelles ».

La Cour constitutionnelle, composée des présidents F. Daoût et L. Lavrysen, et des juges J.-P. Moerman, T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul, T. Giet, R. Leysen, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne et D. Pieters, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président F. Daoût, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet du recours et procédure Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 10 juillet 2019 et parvenue au greffe le 12 juillet 2019, l'ASBL « Université Saint-Louis - Bruxelles », assistée et représentée par Me V. Van Troyen, avocat au barreau de Bruxelles, a introduit un recours en annulation des articles 6 et 49 du décret-programme de la Communauté française du 12 décembre 2018 « portant diverses mesures relatives à l'organisation du Budget et de la comptabilité, aux Fonds budgétaires, à l'Enseignement supérieur et à la Recherche, à l'Enfance, à l'Enseignement obligatoire et de promotion sociales, aux Bâtiments scolaires, au financement des Infrastructures destinées à accueillir la Cité des métiers de Charleroi, à la mise en oeuvre de la réforme de la formation initiale des enseignants » (publié au Moniteur belge du 15 janvier 2019). (...) II. En droit (...) Quant à la recevabilité B.1.1. Le Gouvernement de la Communauté française et les parties intervenantes considèrent que le recours n'est pas recevable, à défaut pour la partie requérante de justifier de l'intérêt requis. La disposition attaquée n'affecterait pas directement et défavorablement la partie requérante, puisque celle-ci ne remplit pas les conditions pour bénéficier du financement prévu par les dispositions attaquées.

B.1.2. Les dispositions attaquées prévoient, pour les années académiques 2018-2019, 2019-2020 et 2020-2021, l'allocation de montants spécifiques visant à la promotion de l'accès aux études pour l'activation d'habilitations existantes. Cette allocation est ouverte à certaines institutions universitaires selon différents critères. En l'état actuel, la partie requérante ne prétend pas pouvoir satisfaire à ces critères.

B.1.3. Pour que la partie requérante justifie de l'intérêt requis, il n'est toutefois pas nécessaire qu'une éventuelle annulation lui procure un avantage direct. La circonstance que la partie requérante peut obtenir une nouvelle chance de voir sa situation réglée plus favorablement en cas d'annulation des dispositions attaquées suffit à justifier son intérêt à attaquer ces dispositions.

B.1.4. L'exception d'irrecevabilité est rejetée.

Quant aux dispositions attaquées et à leur portée B.2.1. L'article 6 du décret-programme du 12 décembre 2018 « portant diverses mesures relatives à l'organisation du Budget et de la comptabilité, aux Fonds budgétaires, à l'Enseignement supérieur et à la Recherche, à l'Enfance, à l'Enseignement obligatoire et de promotion sociales, aux Bâtiments scolaires, au financement des Infrastructures destinées à accueillir la Cité des métiers de Charleroi, à la mise en oeuvre de la réforme de la formation initiale des enseignants » (ci-après : le décret-programme du 12 décembre 2018) insère, dans la loi du 27 juillet 1971 « sur le financement et le contrôle des institutions universitaires » (ci-après : la loi du 27 juillet 1971), un article 36bis/1, qui dispose : « § 1er. Pour l'année budgétaire 2018, un montant de 1,2 million euros est alloué à la promotion de l'accès aux études pour l'activation d'habilitations existantes, non-reprises dans les listes des cursus organisés transmises à l'ARES en vertu de l'article 121 du Décret Paysage pour les années 2015 à 2017, permettant l'organisation à partir de l'année académique 2018-2019 d'un enseignement universitaire de premier cycle, et localisées dans un arrondissement où le déficit en étudiants universitaires de première génération, compte tenu du taux d'accès à l'enseignement supérieur et de la densité de population de l'arrondissement, est inférieur à la moyenne pour l'ensemble des arrondissements sur les dix dernières années.

Ce montant est fixé à au moins 2,4 millions euros pour l'année 2019 et à au moins 3,6 millions euros pour l'année 2020. A partir de l'année 2021, le montant prévu pour l'année 2020 est ajouté, après indexation, à concurrence de 30 % au montant prévu à l'article 29, § 1er, et à concurrence de 70 % au montant prévu à l'article 29, § 2.

Dans la limite des montants prévus aux alinéas précédents, le financement alloué par habilitation activée est fixé à 400 000 euros par bloc d'étude de 60 crédits, pour les années académiques 2018-2019 à 2020-2021.

Le Gouvernement arrête la liste des habilitations qui bénéficient du subventionnement visé aux alinéas précédents en sélectionnant, parmi les habilitations visées au premier alinéa, celles organisées dans le ou les arrondissements où les déficits d'étudiants universitaires de première génération, sur base des critères définis au 1er alinéa, sont les plus importants. § 2. Pour le 31 décembre 2021 au plus tard, un rapport d'évaluation de l'organisation des habilitations subventionnées, notamment au regard de l'objectif de promotion de l'accès à l'enseignement supérieur universitaire, sera transmis au Gouvernement par les universités concernées. § 3. Pour l'année budgétaire 2019, un montant de 400 000 euros est alloué à la promotion de l'accès aux études pour l'activation d'habilitations permettant l'organisation à partir de l'année académique 2019-2020 d'un enseignement universitaire de premier cycle, et localisées dans un arrondissement où le déficit en étudiants universitaires de première génération, compte tenu du taux d'accès à l'enseignement supérieur et de la densité de population de l'arrondissement, est inférieur à la moyenne pour l'ensemble des arrondissements sur les dix dernières années.

Ce montant est fixé à au moins 800 000 euros en 2020 et à au moins 1,2 million à partir de 2021. A partir de l'année 2022, le montant prévu pour l'année 2021 est ajouté, après indexation, à concurrence de 30 % au montant prévu à l'article 29, § 1er, et à concurrence de 70 % au montant prévu à l'article 29, § 2.

Dans la limite des montants prévus aux alinéas précédents, le financement alloué par habilitation est fixé à 400 000 euros par bloc d'étude de 60 crédits, pour les années académiques 2019-2020 à 2021-2022.

Le Gouvernement arrête la liste des habilitations qui bénéficient du subventionnement visé aux alinéas précédents en sélectionnant, parmi les habilitations visées au premier alinéa, celles organisées dans le ou les arrondissements où les déficits d'étudiants universitaires de première génération, sur base des critères définis au 1er alinéa, sont les plus importants. § 4. Pour le 31 décembre 2022 au plus tard, un rapport d'évaluation de l'organisation des habilitations subventionnées, notamment au regard de l'objectif de promotion de l'accès à l'enseignement supérieur universitaire, sera transmis au Gouvernement par les universités concernées. § 5. Les étudiants inscrits dans les programmes d'études subventionnés en application du présent article ne sont pas pris en compte dans le calcul des moyennes quadriennales visées à l'article 29, § 5, au cours de la période de subventionnement ».

B.2.2. L'entrée en vigueur de cet article est fixée à l'article 49 du décret-programme du 12 décembre 2018, qui dispose : « Le présent décret entre en vigueur le 1er janvier 2019, sauf les articles 6 et 48, qui produisent leurs effets au 1er septembre 2018, les articles 16 et 17, qui entrent en vigueur le 1er septembre 2019 et les articles 35 et 41 qui entrent en vigueur au jour de leur adoption ».

B.3. Les travaux préparatoires du décret-programme du 12 décembre 2018 précisent, au sujet des dispositions attaquées : « Cet article vise à promouvoir l'organisation de cursus universitaires de premier cycle dans des arrondissements où l'accessibilité à l'enseignement supérieur universitaire est faible, évalué en proportion de la population et en nombre d'étudiants manquants pour atteindre le taux d'accès moyen en Communauté française. Les étudiants considérés sont les étudiants universitaires de première génération. Les statistiques nécessaires pour ce calcul sont notamment disponibles sur le site du Conseil des Recteurs.

Compte tenu du budget dégagé par le Gouvernement pour les années 2018 à 2020, trois habilitations seront soutenues progressivement à hauteur de 400 000 euros par blocs de 60 crédits organisés. Ainsi, en 2020, lorsque le premier cycle complet (soit 180 crédits) sera organisé pour une habilitation, celle-ci bénéficiera d'un financement de 1 200 000 euros. A partir de l'année 2021, ce financement sera reversé dans l'enveloppe de financement (parties fixe et variable) des universités.

Dans le cadre du budget 2019, un financement additionnel est par ailleurs dégagé pour les années 2019 à 2021 afin de permettre le soutien d'une habilitation supplémentaire, à concurrence de 400 000 euros par blocs de 60 crédits organisés.

Ces crédits d'impulsion visent à compenser en partie l'effet ' désincitatif ' des mécanismes de financement des universités, et notamment de répartition de la partie variable de ce financement, qui engendre un financement des inscriptions avec retard. En effet, la partie variable du financement de l'année ' t ' est répartie en fonction de la moyenne des inscriptions de l'année académique ' t-2/t-1 ' et des trois années académiques précédentes.

En conséquence, lorsqu'une université prend l'initiative d'organiser un nouveau cursus, elle ne perçoit un financement complet (tenant compte des quatre années de lissage) que plus de cinq années après le début du cursus.

Cette disposition avait initialement été introduite dans l'avant-projet de décret-programme accompagnant l'ajustement 2018 et finalement retirée, vu l'absence d'avis de l'ARES sollicité en urgence. Cette disposition avait ensuite été à nouveau prévue dans un avant-projet de décret proposé par le Ministre de l'Enseignement supérieur, et adopté par le Gouvernement en première lecture. Dans ce cadre, l'ARES a remis un avis (Avis 2018-13 - 09/10/2018) réservé sur cette disposition, principalement parce qu'elle ne s'adresse qu'aux universités » (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 2018-2019, n° 709/1, pp. 10-11).

B.4.1. L'annexe 3 du décret du 7 novembre 2013 « définissant le paysage de l'enseignement supérieur et l'organisation académique des études » fixe la liste des habilitations de chaque établissement d'enseignement supérieur, c'est-à-dire la liste des programmes d'études que cet établissement peut organiser dans un arrondissement administratif déterminé. Certaines habilitations de cette liste ne sont pas effectivement activées par les établissements d'enseignement supérieur, mais ceux-ci les conservent dans leur portefeuille (ci-après : les habilitations dormantes).

B.4.2. En vertu de la loi du 27 juillet 1971, les universités reçoivent une allocation de fonctionnement destinée à couvrir les dépenses ordinaires d'administration, d'enseignement et de recherche.

Cette allocation est calculée sur la base d'une enveloppe globale, qui comporte une partie fixe et une partie variable. La partie fixe de l'enveloppe globale est un montant forfaitaire, revu tous les dix ans.

Cette partie fixe est répartie entre les universités, selon une clef de répartition établie par le législateur décrétal. Cette clef ne varie pas en fonction du nombre d'étudiants, mais correspond à un pourcentage du montant forfaitaire. La partie variable de l'enveloppe globale est un montant indexé en fonction de l'indice des prix à la consommation. Cette partie variable est répartie entre les universités, en fonction du nombre pondéré d'étudiants subsidiables de chaque institution, lissé sur quatre ans. Seuls les étudiants régulièrement inscrits qui se trouvent dans les conditions de finançabilité sont pris en compte. La valeur de ces étudiants est pondérée en fonction du cursus qu'ils suivent : les étudiants qui suivent des études du secteur des sciences humaines (groupe A) valent un point; ceux qui suivent des études de deuxième cycle de cursus relevant du secteur de la santé et des cursus formant les ingénieurs, ingénieurs agronomes et bio-ingénieurs, ainsi que la dernière année des premiers cycles de certains de ces cursus et les masters de spécialisation relevant du domaine des sciences médicales (groupe C) valent trois points; ceux qui suivent un cursus dans le secteur de la santé et dans le secteur des sciences et techniques non repris dans le groupe précédent (groupe B) valent deux points. Ces coefficients sont réduits lorsque le nombre d'étudiants régulièrement inscrits dans un groupe dépasse les nombres-plafonds prévus par la loi, de telle sorte que la valeur des étudiants excédentaires est pondérée à hauteur de 85 % .

B.4.3. L'article 36bis/1 de la loi du 27 juillet 1971 prévoit la possibilité d'un financement spécifique pour les habilitations dormantes mises en oeuvre par les universités à partir de l'année académique 2018-2019, et charge le Gouvernement de la Communauté française de choisir, parmi les habilitations activées, celles qui constituent un enseignement universitaire de premier cycle et qui sont organisées dans le ou les arrondissements où les déficits d'étudiants universitaires de première génération sont les plus importants, compte tenu du taux d'accès à l'enseignement supérieur et de la densité de population de l'arrondissement. Pour être considéré comme déficitaire, l'arrondissement doit comporter un nombre d'étudiants universitaires de première génération inférieur à la moyenne de l'ensemble des arrondissements sur les dix dernières années. Les données relatives à ce déficit ont été évoquées lors des travaux préparatoires du décret attaqué (Doc. parl. Parlement de la Communauté française, 2018-2019, n° 709/1, p.11).

B.4.4. Pour chaque habilitation dormante activée et choisie par le Gouvernement de la Communauté française, le financement alloué est un montant forfaitaire de 400 000 euros par bloc d'étude de 60 crédits, quel que soit le nombre d'étudiants inscrits. Concrètement, l'université qui active une habilitation dormante choisie par le Gouvernement reçoit 400 000 euros en 2018-2019 (organisation du bloc 1), 800 000 euros en 2019-2020 (organisation des blocs 1 et 2) et 1 200 000 euros en 2020-2021 (organisation des blocs 1, 2 et 3).

L'article 36bis/1 de la loi du 27 juillet 1971 prévoit que trois habilitations dormantes peuvent être financées intégralement à partir de l'année académique 2018-2019, jusqu'à l'année académique 2020-2021, et qu'une habilitation dormante peut être financée intégralement à partir de l'année académique 2019-2020, jusqu'à l'année académique 2021-2022. A la fin des trois années de subventionnement, le montant total prévu pour la troisième année est ajouté à l'enveloppe globale de financement des universités (30 % dans la partie fixe et 70 % dans la partie variable), de telle sorte qu'à terme, 4 800 000 euros doivent renforcer le financement des universités.

B.4.5. Ce financement temporaire spécifique se distingue du financement ordinaire des universités sous trois aspects.

Premièrement, il s'agit d'un financement forfaitaire, qui n'est pas proportionnel au nombre d'étudiants régulièrement inscrits.

Deuxièmement, durant les trois années de subventionnement spécifique de l'habilitation activée, les étudiants inscrits dans le cursus correspondant ne sont pas pris en compte pour le calcul de la partie variable du financement, et ce, pour éviter le phénomène du « double comptage ». Troisièmement, l'université qui active l'habilitation dormante choisie par le Gouvernement de la Communauté française perçoit le financement spécifique immédiatement, alors que, dans le cadre du financement ordinaire, l'université qui prend l'initiative d'organiser un nouveau cursus ne perçoit un financement complet que plus de cinq années après le début du cursus, compte tenu des quatre années de lissage.

B.5.1. Par son arrêté du 19 décembre 2018 « promouvant l'accès à l'enseignement universitaire de premier cycle », le Gouvernement de la Communauté française a décidé, pour l'année académique 2018-2019, de financer deux habilitations organisées dans l'arrondissement 52 (Charleroi) par l'Université libre de Bruxelles et par l'Université de Mons. Il s'agit d'un bachelier en sciences humaines et sociales et d'un bachelier en sciences biologiques.

B.5.2. Dès lors que le budget prévu par le décret-programme du 12 décembre 2018 permet de financer jusqu'à trois habilitations pour l'année académique 2018-2019 et que le Gouvernement de la Communauté française n'en a retenu que deux, le législateur décrétal a modifié l'article 36bis/1 de la loi du 27 juillet 1971 par l'article 62 du décret du 3 mai 2019 « portant diverses mesures relatives à l'Enseignement supérieur et à la Recherche », pour permettre le financement de deux habilitations dormantes (au lieu de trois) à partir de l'année 2018-2019, d'une habilitation dormante à partir de l'année 2019-2020 et d'une habilitation dormante à partir de l'année 2020-2021.

Cette disposition modificative fait l'objet d'un recours en annulation distinct devant la Cour, inscrit sous le numéro 7353 du rôle.

Quant au fond B.6. Le moyen unique est pris de la violation des articles 10, 11 et 24 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les principes de la non-rétroactivité des lois, de la sécurité juridique et de la confiance légitime.

B.7. La partie requérante fait grief au législateur décrétal d'avoir fait naître une différence de traitement entre les universités, en ce qui concerne leur financement. Elle critique en particulier le caractère rétroactif du financement forfaitaire des habilitations activées pour l'année académique 2018-2019 (première branche), l'absence de pertinence du critère de déficit en étudiants universitaires de première génération, tel qu'il est prévu à l'article 36bis/1 de la loi du 27 juillet 1971 (deuxième branche), et le caractère disproportionné du financement forfaitaire (troisième branche). Elle reproche enfin au législateur décrétal d'avoir fait naître une différence de traitement entre les universités et les hautes écoles (quatrième branche). La Cour examine ces différentes branches conjointement.

B.8. La partie requérante considère tout d'abord que les dispositions attaquées font naître une différence de traitement entre, d'une part, les universités qui bénéficient du financement spécifique prévu par les dispositions attaquées et, d'autre part, les autres universités.

Elle estime que ce financement est disproportionné, en ce qu'il est fixé forfaitairement à 400 000 euros par bloc d'étude de 60 crédits, indépendamment du nombre d'étudiants inscrits, ce qui non seulement engendre un financement plus important qu'en cas d'application du critère normalement applicable du nombre d'étudiants inscrits, mais assure en outre un financement immédiat, contrairement au système de lissage normalement applicable. Elle considère également que la différence de traitement n'est pas pertinente pour atteindre le but incitatif du législateur décrétal et qu'elle repose sur un critère insuffisamment précis.

B.9.1. Le principe d'égalité et de non-discrimination n'exclut pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée.

L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité et de non-discrimination est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

B.9.2. L'article 24, § 4, de la Constitution réaffirme, en matière d'enseignement, les principes d'égalité et de non-discrimination.

Selon cette disposition, tous les établissements d'enseignement, entre autres, sont égaux devant la loi ou le décret.

Les universités sont des établissements d'enseignement au sens de l'article 24, § 4, de la Constitution. Elles doivent dès lors toutes être traitées de manière égale, à moins qu'il existe entre elles des différences objectives permettant de justifier raisonnablement une différence de traitement. Inversement, elles doivent être traitées différemment lorsqu'elles se trouvent dans des situations intrinsèquement différentes au regard de la mesure attaquée, sauf s'il existe une justification objective et raisonnable à l'identité de traitement.

B.10. En matière d'enseignement, c'est au législateur décrétal qu'il revient de choisir, dans le respect des exigences et des garanties constitutionnelles, les modes les plus appropriés de financement des établissements qui entrent dans le champ de sa compétence. Il n'appartient pas à la Cour d'apprécier l'opportunité de ce choix.

B.11. Les dispositions attaquées n'ont pas pour effet de réformer le système de financement global des universités tel qu'il est rappelé en B.4.2, mais elles instaurent un financement spécifique d'un montant fixe, limité dans le temps à trois années académiques. Les dispositions attaquées visent ainsi à apporter une réponse au problème de l'accès inégal à l'enseignement universitaire selon l'origine géographique des étudiants, en raison notamment des coûts liés aux déplacements ou à la location d'un logement étudiant, qui sont nécessaires compte tenu de la distance. Elles poursuivent donc un objectif légitime, à savoir la promotion de l'organisation de cursus universitaires de premier cycle dans les arrondissements où l'accessibilité de l'enseignement supérieur universitaire est faible, en assurant le financement immédiat de ces cursus.

B.12. Le choix du législateur décrétal de retenir un critère géographique d'accessibilité de l'enseignement universitaire afin d'identifier les établissements d'enseignement qui doivent faire l'objet d'un soutien particulier en termes de moyens financiers est objectif et n'est pas manifestement déraisonnable. En effet, l'enseignement universitaire occupe une place importante dans l'offre globale d'enseignement supérieur. Compte tenu du faible nombre d'établissements de ce type, comparé au nombre beaucoup plus élevé d'institutions d'enseignement supérieur non universitaire, l'organisation de nouvelles filières de cours est soumise à un risque sensiblement plus élevé dans les zones géographiques à l'accessibilité faible que dans les zones dans lesquelles cette accessibilité est déjà importante.

Ce critère ne manque pas de précision puisqu'il peut être évalué au regard des données statistiques et des analyses relatives à l'accessibilité de l'enseignement supérieur, évoquées lors des travaux préparatoires du décret attaqué (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 2018-2019, n° 709/1, p. 11). Pour les mêmes raisons, l'habilitation confiée au Gouvernement est suffisamment balisée par le législateur décrétal.

B.13. Par ailleurs, et pour des motifs similaires, le législateur décrétal a raisonnablement pu estimer qu'un financement spécifique et immédiat constitue une mesure pertinente pour les institutions universitaires présentes dans les zones d'accessibilité faible, compte tenu du risque financier plus important que l'activation de nouvelles habilitations engendre et de l'incertitude liée à leur fréquentation.

B.14.1. La Cour doit toutefois examiner si les dispositions attaquées sont proportionnées à l'objectif poursuivi et si elles n'ont pas des conséquences disproportionnées eu égard à la situation des autres institutions universitaires.

B.14.2. Les dispositions attaquées mettent en place un financement d'un montant total de 4 800 000 euros sur trois années académiques, soit la durée d'un cycle de bachelier. Au regard du budget annuel global de l'enseignement universitaire en Communauté française, la somme allouée par ce système spécifique constitue un montant particulièrement restreint qui, en tant que tel, n'est pas en mesure d'affecter de manière disproportionnée les autres institutions universitaires.

Le caractère forfaitaire du montant alloué à certaines institutions universitaires sur la base du critère visé en B.12 est en outre limité dans le temps à trois années académiques, à l'issue desquelles cette somme spécifique est versée au budget global de l'enseignement universitaire. L'impossibilité pour les institutions universitaires qui ne se situent pas dans une zone d'accessibilité faible de bénéficier du financement prévu par les dispositions attaquées est par conséquent contrebalancée par le renforcement à terme du financement global de l'enseignement universitaire, lequel devrait précisément bénéficier à l'ensemble des institutions universitaires et donc à la partie requérante.

B.14.3. Il s'ensuit qu'en tant qu'il réserve à certaines institutions universitaires se situant dans des zones d'accessibilité faible l'obtention d'un financement spécifique, restreint et limité dans le temps, le législateur décrétal prend une mesure qui est raisonnablement proportionnée à l'objectif qu'il poursuit.

B.15. La partie requérante reproche par ailleurs aux dispositions attaquées d'entrer en vigueur, pour la seule année 2018-2019, quatre mois avant leur publication au Moniteur belge. Il faut toutefois noter que, sans la rétroactivité ainsi conférée, le financement spécifique n'aurait pas couvert l'intégralité de la première année académique au cours de laquelle les habilitations sélectionnées sont mises en oeuvre. En donnant un effet rétroactif à cette disposition, le législateur décrétal vise à ne pas priver les institutions universitaires qui ont pris le risque d'organiser un cursus dans une zone d'accessibilité faible du bénéfice du financement spécifique pour une année académique complète, qui constitue la période de référence dans l'enseignement. Ce régime est donc principalement protecteur pour les institutions concernées et conforme au but légitime poursuivi. Une telle rétroactivité n'a pas pour conséquence de porter atteinte à la confiance légitime ni à la situation juridique de personnes autres que les institutions qui satisfont aux critères établis par les dispositions attaquées. Compte tenu de son caractère limité, la rétroactivité peut être considérée comme justifiée et nécessaire à la réalisation d'un objectif d'intérêt général.

B.16. La partie requérante considère que les dispositions attaquées créent en outre une différence de traitement entre, d'une part, les universités qui bénéficient du financement spécifique prévu par les dispositions attaquées et, d'autre part, les hautes écoles. En raison de la place qu'occupent les universités dans l'offre globale d'enseignement supérieur et du nombre d'institutions universitaires par rapport au nombre de hautes écoles, lesquelles sont plus nombreuses et mieux réparties géographiquement, l'absence d'un financement spécifique similaire à destination des hautes écoles est suffisamment justifiée.

B.17. Le moyen unique n'est pas fondé.

Par ces motifs, la Cour rejette le recours.

Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 29 avril 2021.

Le greffier, Le président, F. Meersschaut F. Daoût

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