publié le 17 juin 2020
Extrait de l'arrêt n° 28/2020 du 20 février 2020 Numéro du rôle : 7075 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 88quater, § § 1 er et 3, du Code d'instruction criminelle, posée par la Cour d'appel d'Anver La Cour constitutionnelle, composée des présidents A. Alen et F. Daoût, et des juges L. Lavrysen(...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 28/2020 du 20 février 2020 Numéro du rôle : 7075 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 88quater, § § 1er et 3, du Code d'instruction criminelle, posée par la Cour d'appel d'Anvers.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents A. Alen et F. Daoût, et des juges L. Lavrysen, J.-P. Moerman, T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul, T. Giet, R. Leysen, J. Moerman et M. Pâques, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président A. Alen, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par arrêt du 5 décembre 2018, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 11 décembre 2018, la Cour d'appel d'Anvers a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 88quater, § § 1er et 3, du Code d'instruction criminelle viole-t-il les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce qu'il sanctionne aussi pénalement l'inculpé qui ne respecte pas l'obligation de fournir des informations visée à l'article 88quater, § 1er, du Code d'instruction criminelle, alors que le même inculpé ne peut être sanctionné s'il ne fournit pas, ainsi qu'il en est requis, la collaboration à la recherche dans un système informatique au sens de l'article 88quater, § 2, du Code d'instruction criminelle ? ». (...) III. En droit (...) B.1. Par la question préjudicielle, le juge a quo demande à la Cour si l'article 88quater, § § 1er et 3, du Code d'instruction criminelle viole les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce que le refus de fournir des informations, visé par l'article 88quater, § 1er, du Code d'instruction criminelle, est toujours sanctionné pénalement, alors que le refus de collaborer, visé par l'article 88quater, § 2, du Code d'instruction criminelle, n'est pas sanctionné pénalement lorsque l'inculpé adopte ce comportement.
B.2.1. L'article 88quater, § § 1er, 2 et 3, du Code d'instruction criminelle, tel qu'il est applicable au litige soumis au juge a quo, dispose : « § 1er. Le juge d'instruction ou un officier de police judiciaire auxiliaire du procureur du Roi et de l'auditeur du travail délégué par lui, peut ordonner à quiconque dont il présume qu'il a connaissance particulière du système informatique qui fait l'objet de la recherche ou de son extension visée à l'article 39bis, § 3, ou des services qui permettent de protéger ou de crypter des données qui sont stockées, traitées ou transmises par un système informatique, de fournir des informations sur le fonctionnement de ce système et sur la manière d'y accéder ou d'accéder aux données qui sont stockées, traitées ou transmises par un tel système, dans une forme compréhensible. Le juge d'instruction mentionne les circonstances propres à l'affaire justifiant la mesure dans une ordonnance motivée qu'il transmet au procureur du Roi ou à l'auditeur du travail. § 2. Le juge d'instruction ou un officier de police judiciaire auxiliaire du procureur du Roi et de l'auditeur du travail délégué par lui, peut ordonner à toute personne appropriée de mettre en fonctionnement elle-même le système informatique ou, selon le cas, de rechercher, rendre accessibles, copier, rendre inaccessibles ou retirer les données pertinentes qui sont stockées, traitées ou transmises par ce système, dans la forme qu'il aura demandée. Ces personnes sont tenues d'y donner suite, dans la mesure de leurs moyens.
L'ordonnance [visée] à l'alinéa 1er, ne peut être prise à l'égard de l'inculpé et à l'égard des personnes visées à l'article 156. § 3. Celui qui refuse de fournir la collaboration ordonnée aux § § 1er et 2 ou qui fait obstacle à la recherche ou à son extension dans le système informatique, est puni d'un emprisonnement de six mois à trois ans et d'une amende de vingt-six euros à vingt mille euros ou d'une de ces peines seulement.
Si la collaboration visée à l'alinéa 1er peut empêcher la commission d'un crime ou d'un délit ou peut en limiter les effets et que cette collaboration n'est pas fournie, les peines sont un emprisonnement de un à cinq ans et une amende de cinq cents euros à cinquante mille euros ».
B.2.2. La disposition en cause a été insérée par l'article 9 de la loi du 28 novembre 2000Documents pertinents retrouvés type loi prom. 28/11/2000 pub. 03/02/2001 numac 2001009035 source ministere de la justice Loi du 28 novembre 2000 relative à la criminalité informatique fermer « relative à la criminalité informatique ». Par cette loi, le législateur entendait entreprendre, « à la lumière de la situation internationale, un certain nombre de démarches concrètes afin de fournir aux acteurs de la justice les instruments juridiques adéquats pour lutter contre la criminalité sur les autoroutes de l'information » (Doc. parl., Chambre, 1999-2000, DOC 50-0213/001 et DOC 50-0214/001, p. 3).
B.2.3. L'article 88quater du Code d'instruction criminelle prévoit un certain nombre d'obligations particulières de coopération dans un environnement informatisé : « Dans le droit de procédure pénale belge, il n'existe, à l'heure actuelle, que peu de possibilités de contraindre des personnes n'appartenant pas à l'appareil judiciaire à coopérer à la collecte de preuves (voir l'audition de témoin, par exemple). Dans un contexte de haute technologie en évolution rapide, où il arrive fréquemment que les autorités ne disposent pas de moyens d'expertise suffisants ou que les experts ne soient pas disponibles, il est indispensable de contraindre les personnes ayant une connaissance du système informatique faisant l'objet de la recherche ou ayant d'une connaissance particulière de certains aspects de ce système (en matière de protection ou de cryptage, par exemple) d'assister les autorités judiciaires.
Tel est l'objectif de la nouvelle disposition sans laquelle une recherche efficace dans des systèmes informatiques semble impossible.
Afin de s'assurer du caractère contraignant de cette mesure, le non-respect des obligations prévues ainsi que le fait de faire obstacle à la recherche dans un système informatique sont sanctionnés pénalement. [...] Le projet prévoit deux types d'obligations.
D'une part, il est créé une obligation d'information à l'égard du juge d'instruction, qui vise les personnes ayant une connaissance particulière des aspects pratiques et spécifiques de l'informatique ( § 1er). A cet égard, on pense notamment aux possibilités d'accès, à la configuration, à la protection et aux clés de cryptage.
D'autre part, il est créé une obligation destinée aux personnes capables d'exécuter, d'elles-mêmes ou sur ordre d'un juge d'instruction, certaines opérations (la mise en marche de l'ordinateur, la recherche de certains fichiers,...) ( § 2). Cette obligation ne constitue toutefois pas la règle générale : le juge d'instruction peut ordonner une telle mesure uniquement lorsque c'est nécessaire. C'est notamment le cas lorsque le système est trop complexe, lorsqu'il n'y a pas suffisamment d'agents de police qualifiés sur les lieux et que les risques liés à la collecte de preuve ou la détérioration des données,... sont moindres. Le juge d'instruction peut à cet égard indiquer la forme dans laquelle le résultat de l'opération est fourni : selon le cas, il peut par exemple s'agir d'une impression sur papier, d'une copie des données pertinentes sur disquette ou sur CD-ROM. [...] Il n'est cependant pas possible de soumettre l'inculpé à l'obligation d'effectuer des recherches à propos de certaines données compte tenu du principe de protection contre l'auto-incrimination.
L'inculpé doit pouvoir faire valoir son droit au silence, comme c'est d'ailleurs le cas dans le contexte des déclarations de témoin. A cet égard, les autres obligations ne sont néanmoins pas incompatibles avec les conditions posées par la CEDH (voir, par exemple, l'arrêt Saunders contre le Royaume-Uni du 17 décembre 1996) » (ibid., pp. 26-27).
B.3.1. L'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l'homme garantit le droit à un procès équitable et constitue ainsi également le fondement du droit de ne pas s'incriminer (CEDH, 17 décembre 1996, Saunders c. Royaume-Uni, § 68).
Selon la Cour européenne des droits de l'homme, « le droit de ne pas s'incriminer soi-même concerne en premier lieu le respect de la détermination d'un accusé de garder le silence » et « il ne s'étend pas à l'usage, dans une procédure pénale, de données que l'on peut obtenir de l'accusé en recourant à des pouvoirs coercitifs mais qui existent indépendamment de la volonté du suspect, par exemple les documents recueillis en vertu d'un mandat, les prélèvements d'haleine, de sang et d'urine ainsi que de tissus corporels en vue d'une analyse de l'ADN » (CEDH, 17 décembre 1996, Saunders c. Royaume-Uni, § 69).
Pour apprécier si le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination a été méconnu, il y a lieu de tenir compte des éléments suivants : la nature et le degré de la coercition, l'existence de garanties appropriées dans la procédure et l'utilisation qui a été faite des éléments ainsi obtenus (CEDH, grande chambre, 11 juillet 2006, Jalloh c. Allemagne, § 101; grande chambre, 10 mars 2009, Bykov c. Russie, § 104). B.3.2. L'article 22 de la Constitution et l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme garantissent le droit au respect de la vie privée.
Ces dispositions n'excluent pas une ingérence d'une autorité publique dans le droit au respect de la vie privée mais elles exigent que cette ingérence soit autorisée par une disposition législative suffisamment précise, qu'elle corresponde à un besoin social impérieux et qu'elle soit proportionnée à l'objectif légitime qu'elle poursuit.
B.4. Comme il est dit en B.2.3, la disposition en cause vise à répondre, dans une société en évolution rapide, aux développements technologiques dans le domaine informatique. Ainsi, elle instaure deux types d'obligations de collaboration en vue de permettre une « recherche efficace dans des systèmes informatiques », sous peine d'une sanction pénale.
L'article 88quater, § 1er, du Code d'instruction criminelle permet au juge d'instruction d'ordonner à quiconque dont il présume qu'il a une connaissance particulière du système informatique, y compris l'inculpé, de fournir des informations relatives au fonctionnement du système ou à l'accès à celui-ci (obligation d'information). L'article 88quater, § 2, alinéa 1er, du même Code permet au juge d'instruction d'ordonner à toute personne appropriée de mettre elle-même le système informatique en fonctionnement ou à effectuer certaines opérations dans celui-ci (obligation de coopération). Le second alinéa de cette disposition exclut toutefois que cette obligation de coopération soit imposée à l'inculpé et aux personnes visées à l'article 156. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.2.3 que l'obligation de coopération ne s'applique pas à l'inculpé compte tenu de son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination.
En vertu de l'article 88quater, § 3, du Code d'instruction criminelle, le manquement à l'obligation de collaboration est sanctionné par un emprisonnement de six mois à trois ans et d'une amende de 26 euros à 20 000 euros ou d'une de ces peines seulement. Si la collaboration peut empêcher la commission d'un crime ou d'un délit ou peut en limiter les effets et que cette collaboration n'est pas fournie, les peines sont un emprisonnement de un à cinq ans et une amende de 500 euros à 50 000 euros.
B.5. Le juge a quo compare l'obligation d'information et l'obligation de coopération, incombant à la personne inculpée d'une infraction. Si elle ne donne pas suite à l'obligation d'information, elle s'expose à la sanction pénale visée dans la disposition en cause. En revanche, elle ne peut se voir imposer l'obligation de coopération et peut donc ignorer celle-ci sans s'exposer à une sanction pénale.
B.6.1. La différence de traitement est fondée sur la nature de la collaboration qui peut être exigée par le juge d'instruction ou par une des autres personnes visées à l'article 88quater du Code d'instruction criminelle, à savoir, dans le premier cas, fournir des informations sur la manière d'accéder à un système informatique ou sur le fonctionnement de celui-ci (obligation d'information) et, dans le second cas, mettre le système informatique en fonctionnement ou y effectuer certaines opérations (obligation de coopération). La différence de traitement repose dès lors sur un critère objectif.
B.6.2. La situation de l'inculpé contraint de fournir des informations sur le fonctionnement du système informatique et sur la manière d'avoir accès, dans une forme compréhensible, au système ou aux données diffère de celle de l'inculpé auquel il est demandé d'effectuer lui-même certaines opérations dans le système informatique, comme faire fonctionner le système ou rechercher des données électroniques. En effet, dans le premier cas, il est demandé à l'inculpé de fournir une information permettant de donner accès à un système informatique déterminé, pour autant que cette information existe indépendamment de sa volonté, de sorte que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination ne s'applique pas, alors que, dans le second cas, il lui est demandé de participer activement aux opérations effectuées dans le système informatique, c'est-à -dire de participer activement à la collecte des preuves de l'infraction, ce qui serait susceptible de le conduire à contribuer à sa propre incrimination. La différence de traitement est donc raisonnablement justifiée.
B.7. Eu égard à la nécessité de mettre à la disposition des autorités judiciaires les moyens adéquats en vue de poursuivre et de réprimer les infractions, ce qui justifie qu'une personne puisse se voir ordonner de fournir les informations dont elle dispose concernant le fonctionnement ou l'accès à un système informatique, l'examen de la disposition en cause au regard du droit au respect de la vie privée, tel qu'il est garanti par l'article 22 de la Constitution et par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, ne conduit pas à une autre conclusion.
B.8. La question préjudicielle appelle une réponse négative.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 88quater, § § 1er et 3, du Code d'instruction criminelle, tel qu'il est applicable au litige soumis au juge a quo, ne viole pas les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 20 février 2020.
Le greffier, F. Meersschaut Le président, A. Alen