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Arrêt
publié le 10 juin 2020

Extrait de l'arrêt n° 188/2019 du 20 novembre 2019 Numéro du rôle : 7031 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 53, 15°, du Code des impôts sur les revenus 1992, posée par la Cour d'appel d'Anvers. La Cour constitutionne composée des présidents A. Alen et F. Daoût, des juges L. Lavrysen, J.-P. Moerman, P. Nihoul et J. (...)

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 188/2019 du 20 novembre 2019 Numéro du rôle : 7031 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 53, 15°, du Code des impôts sur les revenus 1992, posée par la Cour d'appel d'Anvers.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents A. Alen et F. Daoût, des juges L. Lavrysen, J.-P. Moerman, P. Nihoul et J. Moerman, et, conformément à l'article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, du juge émérite E. Derycke, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président A. Alen, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par arrêt du 9 octobre 2018, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 23 octobre 2018, la Cour d'appel d'Anvers a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 53, 15°, du CIR 92 viole-t-il les articles 10, 11, 170 et 172 de la Constitution, dans l'interprétation selon laquelle la condition relative à la ' sauvegarde de revenus professionnels ' se limite à la sauvegarde des rémunérations de dirigeants d'entreprise ? ». (...) III. En droit (...) B.1.1. En vertu de l'article 49, alinéa 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992), qui porte sur l'impôt des personnes physiques, sont déductibles à titre de frais professionnels les frais que le contribuable a faits ou supportés au cours de la période imposable en vue d'acquérir ou de conserver les revenus imposables et dont il justifie la réalité et le montant au moyen de documents probants ou, quand cela n'est pas possible, par tous autres moyens de preuve admis par le droit commun, sauf le serment.

B.1.2. L'article 53 du CIR 1992 énumère les frais qui ne constituent pas des frais professionnels.

La question préjudicielle porte sur l'article 53, 15°, de ce Code, qui dispose : « Ne constituent pas des frais professionnels : [...] 15° les pertes des sociétés prises en charge par des personnes physiques sauf s'il s'agit de dirigeants d'entreprise qui réalisent cette prise en charge par un paiement, irrévocable et sans condition, d'une somme, effectué en vue de sauvegarder des revenus professionnels que ces dirigeants retirent périodiquement de la société et que la somme ainsi payée a été affectée par la société à l'apurement de ses pertes professionnelles ». B.2. La Cour est invitée à se prononcer sur la compatibilité de cette disposition avec les articles 10, 11, 170 et 172 de la Constitution « dans l'interprétation selon laquelle la condition relative à la 'sauvegarde de revenus professionnels' se limite à la sauvegarde des rémunérations de dirigeants d'entreprise ».

Quant à la recevabilité En ce qui concerne le mémoire du Conseil des ministres B.3. La partie demanderesse devant la juridiction a quo fait valoir que le mémoire du Conseil des ministres doit être écarté des débats pour cause de tardiveté.

B.4.1. En vertu de l'article 85 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, dans les 45 jours de la réception de la notification faite par le greffier en vertu de l'article 77, le Conseil des ministres peut adresser un mémoire à la Cour. En vertu de l'article 82, alinéas 2 et 3, de la même loi spéciale, l'envoi par la Cour de toute notification est fait sous pli recommandé à la poste avec accusé de réception et le délai accordé aux parties prend cours à la date de la réception du pli.

B.4.2. En l'espèce, le Conseil des ministres a reçu le 21 novembre 2018 la notification faite par la Cour le 6 novembre 2018. Le mémoire du Conseil des ministres, qui a été envoyé le 29 décembre 2018 et reçu à la Cour le 2 janvier 2019, a donc été introduit dans le délai de 45 jours fixé par l'article 85 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.

B.4.3. L'exception est rejetée.

En ce qui concerne la question préjudicielle B.5.1. Le Conseil des ministres fait valoir que la question préjudicielle n'est pas recevable au motif qu'elle n'indique pas les catégories de personnes qui doivent être comparées dans le cadre du contrôle de la disposition en cause au regard des articles 10, 11 et 172, alinéa 1er, de la Constitution.

B.5.2. Bien que la question préjudicielle ne précise pas expressément les catégories de personnes qui doivent être comparées, il ressort de la motivation de la décision de renvoi que la question préjudicielle porte sur la différence de traitement que la disposition en cause, dans l'interprétation mentionnée dans cette question, établit entre les dirigeants d'entreprise, selon qu'ils ont perçu, avant la prise en charge des pertes de la société, des rémunérations de dirigeants d'entreprise de cette société ou d'autres revenus professionnels, et plus précisément des bénéfices. Il ressort par ailleurs du mémoire introduit par le Conseil des ministres qu'il a été en mesure d'exposer son point de vue concernant la différence de traitement précitée.

B.5.3. L'exception est rejetée.

B.6.1. Le Conseil des ministres fait également valoir que la réponse à la question préjudicielle n'est pas utile à la solution du litige pendant devant la juridiction a quo, parce qu'il apparaît des faits qui fondent ce litige que les conditions auxquelles le dirigeant d'entreprise peut déduire à titre de frais professionnels les pertes de la société qu'il a prises en charges ne sont de toute manière pas remplies. Il estime plus précisément que, dans l'affaire soumise à la juridiction a quo, il ne s'agit pas de revenus professionnels que le dirigeant d'entreprise retire « périodiquement » de la société, ni de revenus professionnels acquis préalablement à la prise en charge des pertes.

B.6.2. C'est en règle à la juridiction a quo qu'il appartient d'apprécier si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. Ce n'est que lorsque tel n'est manifestement pas le cas que la Cour peut décider que la question n'appelle pas de réponse.

B.6.3. Il ressort des faits de la cause soumise à la juridiction a quo que l'entreprise individuelle du dirigeant d'entreprise concerné a, avant la prise en charge des pertes de la société par ce dirigeant, facturé plusieurs prestations à la société. Pour autant que la Cour estime que la question préjudicielle posée appelle une réponse affirmative, les bénéfices qui résultent de ces factures pourraient, le cas échéant, être qualifiés de revenus professionnels ayant été retirés périodiquement de la société avant la prise en charge des pertes de la société et les pertes prises en charge pourraient dès lors être qualifiées de frais professionnels déductibles. La réponse à la question préjudicielle n'est donc pas manifestement inutile à la solution du litige pendant devant la juridiction a quo.

B.6.4. L'exception est rejetée.

Quant au fond B.7. En vertu de la disposition en cause, les pertes de sociétés prises en charge par des personnes physiques ne peuvent en principe être déduites à titre de frais professionnels par ces personnes.

Cette disposition prévoit toutefois une exception à cette interdiction pour les dirigeants d'entreprise qui prennent en charge des pertes de la société en vue de sauvegarder des revenus professionnels retirés périodiquement de la société. Les pertes de la société prises en charge ne peuvent être qualifiées de frais professionnels déductibles que lorsque la prise en charge est réalisée par le paiement, irrévocable et sans condition, d'une somme affectée par la société à l'apurement de ses pertes professionnelles.

B.8. La juridiction a quo déduit des termes « en vue de sauvegarder des revenus professionnels » employés dans la disposition en cause que la prise en charge des pertes d'une société par un dirigeant d'entreprise de cette société ne peut être qualifiée comme étant des frais professionnels déductibles que si le dirigeant a déjà perçu, avant cette prise en charge, des revenus professionnels de la société.

Si tel n'est pas le cas, la prise en charge ne peut être considérée comme des frais professionnels déductibles.

La juridiction a quo estime également que les termes « revenus professionnels » utilisés dans cette disposition doivent être interprétés comme étant les « rémunérations des dirigeants d'entreprise », au sens des articles 30, 2°, et 32 du CIR 1992, étant donné que ces revenus doivent être retirés « périodiquement » de la société, et compte tenu de la circonstance que le deuxième membre de phrase de cette disposition, en tant qu'exception à la règle selon laquelle les pertes des sociétés prises en charge par des personnes physiques ne sont pas déductibles à titre de frais professionnels, doit être interprété strictement.

B.9.1. Le principe d'égalité et de non-discrimination n'exclut pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée.

L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité et de non-discrimination est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

B.9.2. L'article 172, alinéa 1er, de la Constitution est une application particulière, en matière fiscale, du principe d'égalité et de non-discrimination inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution.

B.10.1. Dans l'interprétation de la juridiction a quo, la disposition en cause établit une différence de traitement entre les dirigeants d'entreprise, selon qu'ils ont perçu, avant de prendre en charge des pertes de la société, des rémunérations de dirigeants d'entreprise de la part de cette société ou d'autres revenus professionnels. Cette différence de traitement repose sur un critère objectif, à savoir la nature des revenus professionnels que le dirigeant d'entreprise a perçus de la société.

B.10.2. Eu égard aux faits de la cause pendante devant la juridiction a quo, la Cour, afin d'examiner la différence de traitement précitée, limite la catégorie des dirigeants d'entreprise qui ont acquis des revenus professionnels autres que des rémunérations de dirigeants d'entreprise à la catégorie des dirigeants d'entreprise qui ont acquis des revenus professionnels qui doivent être fiscalement qualifiés de bénéfices.

B.11.1. La disposition en cause trouve son origine dans l'article 50, 6°, du Code des impôts sur les revenus 1964, tel qu'il a été inséré par l'article 10 de la loi du 4 août 1986 « portant des dispositions fiscales ».

Les travaux préparatoires de cette dernière loi indiquent : « D'autre part, l'administration constate une tendance croissante à constituer des sociétés - sans qu'il s'agisse nécessairement de sociétés à option - ayant essentiellement pour but de subir des pertes.

Cette forme d'évasion fiscale doit être combattue. C'est pourquoi, il est également proposé que les pertes prises en charge par les associés ne peuvent être fiscalement déduites par eux que lorsque ces derniers apportent la preuve : - que la prise en charge de la perte a pour but de sauvegarder des revenus professionnels qu'ils retirent périodiquement de la société; - qu'ils ont concrétisé cette prise en charge par un versement définitif en espèces; - et que les sommes ainsi versées à la société ont été affectées par elle à la réduction, à due concurrence, de ses pertes professionnelles. [...] La mesure qui vous est ainsi proposée est justifiée au même titre que le régime qui est actuellement applicable aux revenus des administrateurs de sociétés par actions et des associés actifs de sociétés de personnes, tandis que les revenus qu'ils obtiennent pour leur activité exercée dans la société sont imposés comme rémunérations. Dans ce régime, il est en effet logique de conclure que les pertes de la société, qu'un administrateur prend à sa charge, ne peuvent être fiscalement déduites par cet administrateur que lorsque la prise en charge est justifiée par le souci qu'a l'intéressé de sauvegarder les revenus professionnels qu'il retire de la société » (Doc. parl., Sénat, 1985-1986, n° 310/1, pp. 8-9).

Dans le cadre d'un amendement - non adopté - introduit à la Chambre des représentants, qui tendait à supprimer le mot « périodiquement » dans l'article 50, 6°, du Code des impôts sur les revenus 1964, le ministre des Finances a déclaré « que l'approche retenue dans l'amendement [...], en voulant omettre le mot ' périodiquement ' est moins restrictive, alors qu'il s'agit en l'occurrence d'une évasion fiscale et qu'on ne peut donc pas réprimer l'abus » (Doc. parl., Chambre, 1985-1986, n° 576/7, p. 74).

B.11.2. Il ressort des travaux préparatoires cités que la disposition en cause vise à lutter contre l'évasion fiscale, et plus précisément, à éviter que la forme sociétaire soit utilisée afin de créer des pertes au sens du droit fiscal.

B.11.3. Le législateur a toutefois estimé opportun de prévoir une exception à l'interdiction de principe faite aux personnes physiques de déduire fiscalement à titre de frais professionnels la prise en charge des pertes d'une société, exception qui s'applique aux dirigeants d'entreprise qui prennent en charge de telles pertes en vue de sauvegarder des revenus professionnels. Il ressort des travaux préparatoires cités que, dans le but de lutter contre l'évasion fiscale, le législateur a voulu subordonner à des conditions strictes cette déduction fiscale autorisée, raison pour laquelle il a prévu la condition selon laquelle le dirigeant d'entreprise doit avoir retiré « périodiquement » des revenus professionnels de la société. Il en ressort également qu'en utilisant la notion de « revenus professionnels que [les] dirigeants retirent périodiquement de la société », le législateur a visé les revenus que les dirigeants d'entreprise obtiennent « pour leur activité exercée dans la société » et qui « sont imposés comme rémunérations ».

B.12. En ce qui concerne le but poursuivi consistant à lutter contre l'évasion fiscale, il n'est pas sans justification raisonnable de ne pouvoir déduire fiscalement à titre de frais professionnels les prises en charge des pertes de sociétés que lorsqu'elles sont effectuées par des dirigeants d'entreprise en vue de sauvegarder les rémunérations qu'ils perçoivent périodiquement en raison des activités exercées dans la société.

Lorsqu'un dirigeant d'entreprise facture à la société des prestations qui lui procurent des revenus qui doivent être qualifiés fiscalement de bénéfices, ces revenus ne peuvent être considérés comme des revenus acquis « pour [son] activité exercée dans la société », mais ils doivent être considérés comme des revenus acquis pour avoir fourni des prestations à la société. Pour cette raison, le dirigeant d'entreprise qui facture des prestations à la société ne se trouve pas dans une situation qui diffère fondamentalement de celle dans laquelle se trouvent d'autres personnes qui facturent des prestations à la société et qui ne peuvent pas davantage déduire fiscalement à titre de frais professionnels la prise en charge des pertes de la société.

B.13. En ce qu'elle porte sur les articles 10, 11 et 172, alinéa 1er, de la Constitution, la question préjudicielle appelle une réponse négative.

B.14. La Cour doit encore examiner si la disposition en cause, dans l'interprétation que lui donne la juridiction a quo, est compatible avec le principe de légalité en matière fiscale, garanti par les articles 170, § 1er, et 172, alinéa 2, de la Constitution.

B.15.1. L'article 170, § 1er, de la Constitution dispose : « Aucun impôt au profit de l'Etat ne peut être établi que par une loi ».

L'article 172, alinéa 2, de la Constitution dispose : « Nulle exemption ou modération d'impôt ne peut être établie que par une loi ».

B.15.2. Il se déduit de l'article 170, § 1er, et de l'article 172, alinéa 2, de la Constitution qu'aucun impôt ne peut être levé et qu'aucune exemption d'impôt ne peut être accordée sans qu'ait été recueilli le consentement des contribuables, exprimé par leurs représentants. Il s'ensuit que la matière fiscale est une compétence que la Constitution réserve en l'espèce à la loi et que toute délégation qui porte sur la détermination d'un des éléments essentiels de l'impôt est, en principe, inconstitutionnelle.

Les dispositions constitutionnelles précitées ne vont toutefois pas jusqu'à obliger le législateur compétent à régler lui-même chacun des aspects d'un impôt ou d'une exemption. Une délégation conférée à une autre autorité n'est pas contraire au principe de légalité, pour autant qu'elle soit définie de manière suffisamment précise et qu'elle porte sur l'exécution de mesures dont les éléments essentiels ont été fixés préalablement par le législateur compétent.

Font partie des éléments essentiels de l'impôt, la désignation des contribuables, la matière imposable, la base d'imposition, le taux d'imposition et les éventuelles exonérations d'impôt.

B.15.3. Le principe de légalité fiscale garanti par les articles 170, § 1er, et 172, alinéa 2, de la Constitution exige par ailleurs que la loi fiscale contienne des critères précis, non équivoques et clairs au moyen desquels il peut être décidé qui est redevable et pour quel montant. La condition que les impôts et exemptions d'impôts doivent être clairement définis par la loi se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente, et, au besoin, à l'aide de son interprétation par les juridictions, s'il est ou non redevable et pour quel montant.

B.16. Eu égard notamment à la circonstance que le deuxième membre de phrase de la disposition en cause, en tant qu'exception à la règle selon laquelle les pertes de sociétés prises en charge par des personnes physiques ne sont pas déductibles à titre de frais professionnels, doit être interprété strictement, il ressort de manière suffisamment claire du terme « périodiquement » utilisé dans cette disposition que la notion de « revenus professionnels », comme l'a également jugé la juridiction a quo, ne porte pas sur les revenus qui sont perçus par un dirigeant d'entreprise par suite de la facturation de prestations à la société et qui doivent être qualifiés fiscalement de bénéfices. Cette interprétation est d'ailleurs conforme aux objectifs poursuivis par le législateur, tels qu'ils ressortent des travaux préparatoires cités en B.11.1.

B.17. En ce qu'elle porte sur les articles 170, § 1er, et 172, alinéa 2, de la Constitution, la question préjudicielle appelle une réponse négative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 53, 15°, du Code des impôts sur les revenus 1992 ne viole pas les articles 10, 11, 170 et 172 de la Constitution.

Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 20 novembre 2019.

Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président, A. Alen

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