publié le 29 avril 2016
Extrait de l'arrêt n° 30/2016 du 25 février 2016 Numéro du rôle : 6154 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 171, 6°, deuxième tiret, du Code des impôts sur les revenus 1992, posée par le Tribunal de première instance du B La Cour constitutionnelle, composée des présidents J. Spreutels et E. De Groot, et des juges L. (...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 30/2016 du 25 février 2016 Numéro du rôle : 6154 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 171, 6°, deuxième tiret, du Code des impôts sur les revenus 1992, posée par le Tribunal de première instance du Brabant wallon.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents J. Spreutels et E. De Groot, et des juges L. Lavrysen, A. Alen, J.-P. Snappe, J.-P. Moerman, E. Derycke, T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul, F. Daoût, T. Giet et R. Leysen, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président J. Spreutels, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par jugement du 2 février 2015 en cause de Valérie Henrion contre l'Etat belge, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 11 février 2015, le Tribunal de première instance du Brabant wallon a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 171, 60, 2e tiret [lire : article 171, 6°, deuxième tiret], du Code des impôts sur les revenus 1992 viole-t-il les articles 10, 11, 23, alinéa 3, 2°, et 172 de la Constitution, le cas échéant combinés aux articles 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et/ou 7 du Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, dans la mesure où, pour bénéficier d'une imposition distincte des profits de professions libérales payés tardivement par le fait d'une autorité publique, il exige que la tardiveté du paiement ou de l'attribution de rémunération doit être imputable à une faute ou à une négligence de l'autorité publique ? ». (...) III. En droit (...) B.1.1. La Cour est interrogée au sujet de l'article 171, 6°, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : CIR 1992), tel qu'il était applicable aux exercices d'imposition 2011 et 2012, qui dispose : « Par dérogation aux articles 130 à 168, sont imposables distinctement, sauf si l'impôt ainsi calculé, majoré de l'impôt afférent aux autres revenus, est supérieur à celui que donnerait l'application desdits articles à l'ensemble des revenus imposables : [...] 6° au taux afférent à l'ensemble des autres revenus imposables : - le pécule de vacances qui est acquis et payé au travailleur ou au dirigeant d'entreprise occupé dans le cadre d'un contrat de travail, durant l'année où il quitte son employeur; - les profits visés à l'article 23, § 1er, 2°, qui se rapportent à des actes accomplis pendant une période d'une durée supérieure à 12 mois et dont le montant n'a pas, par le fait de l'autorité publique, été payé au cours de l'année des prestations mais a été réglé en une seule fois, et ce exclusivement pour la partie qui excède proportionnellement un montant correspondant à 12 mois de prestations; - les rentes visées à l'article 90, 4°; - les rémunérations visées à l'article 31, alinéa 2, 1° et 4°, du mois de décembre qui sont, pour la première fois, payées ou attribuées par une autorité publique au cours de ce mois de décembre au lieu du mois de janvier de l'année suivante suite à une décision de cette autorité publique de payer ou d'attribuer les rémunérations du mois de décembre dorénavant au cours de ce mois de décembre au lieu d'au cours du mois de janvier de l'année suivante ».
B.1.2. La question préjudicielle porte sur le deuxième tiret de cette disposition, qui prévoit une imposition distincte des profits qui se rapportent à des actes accomplis pendant une période supérieure à douze mois, qui n'ont pas été payés, par le fait de l'autorité publique, dans l'année des prestations et qui ont été réglés en une seule fois. Le régime de taxation distincte vaut uniquement pour la partie des profits qui excède proportionnellement un montant correspondant à douze mois de prestations.
La disposition en cause est interprétée par la juridiction a quo comme exigeant, pour que le contribuable puisse bénéficier d'une imposition distincte des profits de professions libérales payés tardivement par le fait d'une autorité publique, que la tardiveté du paiement ou de l'attribution de rémunération soit imputable à une faute ou à une négligence de l'autorité publique.
B.2.1. Contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, il apparaît de la question préjudicielle et des motifs de la décision de renvoi que la juridiction a quo invite la Cour à comparer la situation des contribuables qui perçoivent les profits visés par la disposition en cause tardivement en raison d'une faute ou d'une négligence des pouvoirs publics débiteurs et celle des contribuables qui perçoivent les mêmes profits tardivement, sans qu'une faute ou une négligence puisse être mise à charge des pouvoirs publics débiteurs. Dans l'interprétation de l'article 171, 6°, deuxième tiret, retenue par la juridiction, les premiers bénéficient du traitement fiscal favorable établi par la disposition en cause, alors que les seconds n'en bénéficient pas.
B.2.2. La différence de traitement en cause dans la question préjudicielle repose sur le critère de la faute ou de la négligence commise par les pouvoirs publics débiteurs des revenus, faute ou négligence ayant causé la tardiveté du paiement.
Un tel critère est objectif. La Cour doit examiner s'il est pertinent par rapport à l'objectif poursuivi par la disposition en cause.
B.3. L'article 171 du CIR 1992 déroge, pour les revenus qu'il énumère, au principe de la globalisation, en vertu duquel le revenu imposable à l'impôt des personnes physiques est constitué de l'ensemble des revenus nets, soit la somme des revenus nets des catégories énumérées dans l'article 6 du CIR 1992, à savoir les revenus des biens immobiliers, les revenus des capitaux et biens mobiliers, les revenus professionnels et les revenus divers, diminuée des dépenses déductibles mentionnées aux articles 104 à 116 du CIR 1992. L'impôt est calculé sur cette somme selon les règles fixées aux articles 130 et suivants.
L'article 171 du CIR 1992 fixe un mode de calcul particulier de l'impôt et des taux d'imposition spéciaux pour certains revenus, à condition toutefois que le régime de l'addition de tous les revenus imposables, en ce compris ceux qui peuvent être imposés distinctement, ne s'avère pas plus avantageux pour le contribuable.
B.4. Par l'article 23 de la loi du 20 novembre 1962 portant réforme des impôts sur les revenus, qui est devenu plus tard l'article 93 du CIR 1964 et l'article 171 du CIR 1992, le législateur a voulu éviter les conséquences sévères que l'application rigoureuse de la progressivité de l'impôt des personnes physiques entraînerait pour les contribuables qui recueillent certains revenus ayant un caractère plutôt exceptionnel. Selon les travaux préparatoires de l'article 23, qui a instauré les impositions distinctes, le législateur a voulu « freiner la progressivité de l'impôt, lorsque le revenu imposable comprend des revenus non périodiques » (Doc. parl., Chambre, 1961-1962, n° 264/1, p. 85; ibid., n° 264/42, p. 126).
B.5. L'article 171, 6°, deuxième tiret, procède d'une intention similaire. L'exposé des motifs de la loi de réorientation économique du 4 août 1978 (qui modifia l'article 93 précité) indique : « Dans l'état actuel de la législation, les honoraires et autres profits qui se rapportent à des prestations accomplies pendant une période d'une durée supérieure à douze mois et dont le montant n'a pas, par le fait de l'autorité publique, été payé au cours de l'année des prestations mais a été réglé en une seule fois, sont taxés comme des revenus de l'année pendant laquelle ils ont été perçus avec application du taux normal d'imposition.
Pour y pallier, il est proposé d'appliquer aux honoraires et autres profits de l'espèce un régime analogue à celui qui s'applique déjà actuellement aux ' pécules de vacances promérités ' payés aux employés.
Ceci revient en fait à appliquer aux arriérés d'honoraires, etc., le taux d'impôt applicable à ce qui correspond normalement à douze mois de prestations » (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 415/1, pp. 33 et 34).
Le rapport de la commission du Sénat précise : « Le chapitre II règle le problème de la taxation des honoraires payés par une autorité publique aux titulaires de professions libérales pour des prestations qui sont étalées sur une période de plus de douze mois.
Pour éviter une surtaxation due à la progressivité du taux de l'impôt, la quotité des honoraires qui excède proportionnellement un montant correspondant à douze mois de prestations sera imposée distinctement au taux afférent à l'ensemble des autres revenus imposables » (ibid., n° 415/2, p.51).
En commission du Sénat, le ministre a indiqué : « Les honoraires qui se rapportent à des prestations accomplies pendant une période supérieure à douze mois et qui, par le fait de l'autorité publique, ne sont pas payés pendant l'année des prestations mais liquidés en une seule fois, sont actuellement imposés au cours de l'année de l'encaissement et le taux d'imposition progressif est appliqué sans atténuation.
Dans l'article 51 du projet, il est suggéré un régime analogue à celui qui existe à présent pour le pécule de vacances promérité à l'employé; dorénavant donc ces honoraires seront subdivisés en deux parties : a) Une première partie qui correspond à douze mois de prestations sera ajoutée aux autres revenus de l'année pour constituer la base imposable;b) Une deuxième partie - le reste - qui sera taxée distinctement suivant le tarif appliqué aux revenus sub a). [...] Ce régime existe déjà pour le pécule de vacances promérité payé à l'employé qui quitte l'entreprise.
Il ne peut être appliqué aux honoraires privés, car la règle reste toujours l'annualité de l'impôt. En outre, dans le secteur privé, il est loisible de régler les paiements en fonction de la fourniture des prestations et des intérêts des deux parties. Il est superfétatoire que le législateur prévoie encore des facilités supplémentaires sur la base de commodité purement fiscale d'une des parties » (ibid., n° 415/2, pp. 71 et 72).
Un amendement visant à supprimer les mots « par le fait de l'autorité publique » fut rejeté, tant au Sénat (ibid., p. 74) qu'à la Chambre des représentants (Doc. parl., Chambre, 1977-1978, n° 470/9, p. 30), pour les motifs suivants : « Le Ministre rappelle tout d'abord que la mesure contenue dans l'article 51 est demandée depuis longtemps et qu'elle permettra de mieux réaliser l'égalité des contribuables devant l'impôt. Le Ministre s'oppose ensuite à l'amendement en soulignant qu'en matière de paiement, le secteur privé est assujetti à d'autres règles que l'autorité publique et que dès lors, le paiement peut facilement être étalé dans le temps. Le Ministre souligne enfin que l'autorité publique a été définie de manière très large (cf. rapport du Sénat, p. 73) » (ibid., p. 30).
B.6.1. Il apparaît des travaux préparatoires cités en B.5 que le législateur a entendu prendre en compte la situation particulière des titulaires de profits qui sont payés avec retard par le fait d'une autorité publique, en raison du caractère particulier de cette autorité en tant que débiteur, des règles spécifiques qui s'appliquent aux autorités publiques en matière de paiement et des retards qui en résultent.
B.6.2. A cet égard, il s'impose de relever que le retard avec lequel les indemnités d'aide juridique sont payées aux avocats par l'autorité publique est dû à la mise en oeuvre de la procédure organisée par l'article 2 de l'arrêté royal du 20 décembre 1999 contenant les modalités d'exécution relatives à l'indemnisation accordée aux avocats dans le cadre de l'aide juridique de deuxième ligne et relatif au subside pour les frais liés à l'organisation des bureaux d'aide juridique. En application de l'article 2, 7°, de cet arrêté royal, les prestations effectuées dans le cadre de l'aide juridique sont indemnisées en une seule fois, à la clôture du dossier, et ne peuvent donner lieu au versement de provisions.
B.7. Au regard de l'objectif de corriger les effets inéquitables d'une application rigoureuse de la progressivité de l'impôt aux indemnités payées par une autorité publique au cours d'une année qui n'est pas celle des prestations, le critère de la faute ou de la négligence de l'autorité publique ayant causé le retard de paiement n'est pas pertinent pour établir une différence de traitement entre contribuables. En effet, le paiement différé et en une fois de prestations ayant été effectuées sur plus d'une année a les mêmes effets sur le calcul de l'impôt dû, quelle que soit la cause du fait que les indemnités n'ont pas été payées de manière échelonnée et au cours de l'année des prestations.
Lorsque le retard de paiement n'est pas imputable au bénéficiaire des revenus, il n'est pas justifié d'accorder le bénéfice de l'application de la disposition en cause aux contribuables qui peuvent prouver une faute ou une négligence dans le chef de l'autorité débitrice et de ne pas l'accorder à ceux qui ne peuvent prouver une telle faute ou négligence, alors même que ni les uns, ni les autres ne pouvaient en aucune manière faire en sorte que les indemnités soient payées de manière échelonnée et plus rapidement.
B.8. Dans l'interprétation selon laquelle l'article 171, 6°, deuxième tiret, du CIR 1992 exige que la tardiveté du paiement soit imputable à une faute ou à une négligence de l'autorité publique pour que le contribuable puisse bénéficier d'une imposition distincte, cette disposition n'est pas compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
L'examen de la compatibilité de la disposition en cause avec l'article 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution, avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 7 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ne pourrait conduire à une autre conclusion.
B.9. La disposition en cause est toutefois susceptible de recevoir une interprétation différente, selon laquelle les termes « par le fait de l'autorité publique » indiquent que le retard ne peut pas être imputable au contribuable lui-même, mais n'impliquent pas en outre qu'une faute ou une négligence dans le chef de l'autorité puisse être prouvée. Dans cette interprétation, la disposition en cause ne crée pas la différence de traitement décrite en B.2 et, en conséquence, est compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : - Interprété comme exigeant que la tardiveté du paiement soit imputable à une faute ou à une négligence de l'autorité publique pour que le contribuable puisse bénéficier d'une imposition distincte des profits de professions libérales payés tardivement par le fait d'une autorité publique, l'article 171, 6°, deuxième tiret, du Code des impôts sur les revenus 1992 viole les articles 10, 11 et 172 de la Constitution. - Interprétée comme n'exigeant pas que la tardiveté du paiement soit imputable à une faute ou à une négligence de l'autorité publique pour que le contribuable puisse bénéficier d'une imposition distincte des profits de professions libérales payés tardivement par le fait d'une autorité publique, la même disposition ne viole pas les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 25 février 2016.
Le greffier, F. Meersschaut Le président, J. Spreutels