publié le 22 septembre 2014
Extrait de l'arrêt n° 99/2014 du 30 juin 2014 Numéro du rôle : 5611 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 1382 du Code civil, posées par le Tribunal de première instance de Bruxelles. La Cour constitutionnelle, c après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles et procédu(...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 99/2014 du 30 juin 2014 Numéro du rôle : 5611 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 1382 du Code civil, posées par le Tribunal de première instance de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents J. Spreutels et A. Alen, des juges E. De Groot, L. Lavrysen, J.-P. Snappe, J.-P. Moerman, E. Derycke, T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul, F. Daoût et T. Giet, et, conformément à l'article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, du président émérite M. Bossuyt, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président J. Spreutels, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles et procédure Par jugement du 16 janvier 2013 en cause de la commune de Schaerbeek contre l'Etat belge, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 13 mars 2013, le Tribunal de première instance de Bruxelles a posé les questions préjudicielles suivantes : 1. « L'article 1382 du Code civil, interprété comme imposant, pour mettre en cause la responsabilité de l'Etat pour une faute commise par un magistrat dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, le respect d'une condition d'effacement préalable de cette décision et, partant, comme étant inapplicable en cas de mise en cause de la responsabilité de l'Etat pour une faute commise par un magistrat dans le cadre d'une décision juridictionnelle non susceptible de recours, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution lus isolément ou combinés aux articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans la mesure où, interprété en ce sens, il établirait une distinction injustifiée entre les personnes ayant fait l'objet d'une décision de justice susceptible de recours, et celles ayant fait l'objet d'une décision de justice qui n'est pas susceptible de recours ? »;2. « L'article 1382 du Code civil, interprété comme imposant, pour mettre en cause la responsabilité de l'Etat pour une faute commise par un magistrat dans le cadre d'une décision juridictionnelle, le respect d'une condition d'effacement préalable de cette décision même lorsque aucun recours n'est possible à l'encontre de cette dernière, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution lus isolément ou combinés aux articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans la mesure où, interprété en ce sens, il établirait une distinction injustifiée entre les personnes ayant fait l'objet d'une décision de justice susceptible de recours, et celles ayant fait l'objet d'une décision de justice qui n'est pas susceptible de recours ? ». (...) III. En droit (...) B.1.1. L'article 1382 du Code civil dispose : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ».
B.1.2. Dans l'interprétation du juge a quo, cette disposition exige en principe, afin de pouvoir engager la responsabilité de l'Etat pour une faute commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, que l'acte litigieux ait été rétracté, réformé, annulé ou retiré, par une décision passée en force de chose jugée, en raison de la violation d'une norme juridique établie.
Cette interprétation s'appuie sur la jurisprudence de la Cour de cassation pertinente en la matière (Cass., 19 décembre 1991, Pas., 1992, I, n° 215; 8 décembre 1994, Pas., 1994, I, n° 541; 5 juin 2008, Pas., 2008, n° 347; 27 juin 2008, Pas., 2008, n° 411; 25 mars 2010, Pas., 2010, n° 219).
Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle jugé : « Qu'en l'état actuel de la législation, l'Etat peut, sur la base des articles 1382 et 1383 du Code civil, être, en règle, rendu responsable du dommage résultant d'une faute commise par un juge ou un officier du ministère public lorsque ce magistrat a agi dans les limites de ses attributions légales ou lorsque celui-ci doit être considéré comme ayant agi dans ces limites, par tout homme raisonnable et prudent; que toutefois, si cet acte constitue l'objet direct de la fonction juridictionnelle, la demande tendant à la réparation du dommage ne peut, en règle, être reçue que si l'acte litigieux a été retiré, réformé, annulé ou rétracté par une décision passée en force de chose jugée en raison de la violation d'une norme juridique établie et n'est plus, dès lors, revêtu de l'autorité de la chose jugée;
Que, dans ces limites, la responsabilité de l'Etat du chef d'un acte dommageable du pouvoir judiciaire n'est ni contraire à des dispositions constitutionnelles ou légales, ni inconciliable avec les principes de la séparation des pouvoirs et de l'autorité de la chose jugée; qu'elle n'est pas incompatible non plus avec l'indépendance du pouvoir judiciaire et des magistrats qui le composent, que les dispositions du Code judiciaire relatives à la procédure de prise à partie tendent à sauvegarder, cette indépendance apparaissant assurée à suffisance par l'impossibilité légale de mettre en cause la responsabilité personnelle des magistrats en dehors des cas où ceux-ci ont été condamnés pénalement et des cas pouvant donner ouverture à la prise à partie » (Cass., 19 décembre 1991, précité). « La faute du magistrat pouvant, sur la base des articles 1382 et 1383 du Code civil, entraîner la responsabilité de l'Etat consiste, en règle, en un comportement qui, ou bien s'analyse en une erreur d'intervention devant être appréciée suivant le critère du magistrat normalement soigneux et prudent, placé dans les mêmes conditions, ou bien, sous réserve d'une erreur invincible ou d'une autre cause de justification, viole une norme du droit national ou d'un traité international ayant des effets directs dans l'ordre juridique interne, imposant au magistrat de s'abstenir ou d'agir de manière déterminée.
De plus, lorsque l'acte litigieux constitue, comme en l'espèce, l'objet direct de la fonction juridictionnelle, la responsabilité de l'Etat n'est engagée, en règle, que si l'acte litigieux a été rapporté, réformé, annulé ou rétracté par une décision passée en force de chose jugée en raison de la violation d'une norme juridique établie. Avant le rapport, la modification, l'annulation ou la rétractation, il n'y a pas de dommage réparable.
En décider autrement réduirait à néant l'autorité des voies de recours et serait contraire aux règles essentielles de l'organisation judiciaire et à la mission des cours et tribunaux » (Cass., 5 juin 2008, Pas., 2008, n° 349).
B.1.3. Il ressort encore de la décision de renvoi et du libellé des questions préjudicielles que l'obligation d'obtenir l'effacement préalable de la décision de justice est interprétée par le juge a quo comme une condition de recevabilité de l'action en réparation, portée devant lui, qui ne connaît, dans le cas d'espèce, aucune dérogation.
C'est dans cette interprétation que la Cour répond aux questions préjudicielles.
B.2.1. Le litige pendant devant le juge a quo porte sur une action en responsabilité, dirigée contre l'Etat belge par la commune de Schaerbeek, en raison de fautes prétendument commises par le Conseil d'Etat dans l'examen d'un recours en réformation introduit par cette commune contre la décision du Collège juridictionnel de la Région de Bruxelles-Capitale qui avait rejeté le recours de ladite commune contestant la satisfaction aux conditions d'éligibilité d'une conseillère communale.
Selon la commune de Schaerbeek, le Conseil d'Etat se serait, à tort, abstenu d'exercer un contrôle de pleine juridiction, n'aurait pas correctement motivé sa décision et aurait méconnu le délai prévu à l'article 9 de l'arrêté royal du 15 juillet 1956 « déterminant la procédure devant la section d'administration du Conseil d'Etat, en cas de recours prévu par l'article 76bis de la loi électorale communale ».
Il ressort de la décision de renvoi que, selon le juge a quo, la commune de Schaerbeek n'était pas en mesure d'obtenir, par l'exercice des voies de recours disponibles, l'anéantissement de l'arrêt du Conseil d'Etat.
B.2.2. La Cour limite son examen à cette hypothèse.
B.3.1. La Cour est interrogée sur la compatibilité de l'article 1382 du Code civil avec les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés le cas échéant avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce que cette disposition établirait une différence de traitement injustifiée entre, d'une part, les victimes d'une faute commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle et qui disposent, à l'encontre de la décision de justice en cause, de voies de recours effectives et, d'autre part, les victimes d'une faute commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle et qui soit ne disposent pas de voies de recours contre la décision de justice en cause (première question préjudicielle) soit ne peuvent faire valoir utilement l'irrégularité qui vicie, selon elles, cette décision, à l'appui des voies de recours dont elles disposent formellement (seconde question préjudicielle).
B.3.2. L'arrêt du Conseil d'Etat dont il est question devant le juge a quo pouvait faire l'objet d'un pourvoi en cassation dans les limites prévues par les articles 158 de la Constitution et 33 des lois sur le Conseil d'Etat coordonnées le 12 janvier 1973, ainsi que d'une demande en révision et en rétractation, dans les limites fixées respectivement par l'article 31 des mêmes lois et par l'article 17 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.
B.3.3. Il s'ensuit que la première question préjudicielle, en ce qu'elle porte sur une comparaison qui n'est manifestement pas pertinente pour la solution du litige pendant devant le juge a quo, n'appelle pas de réponse.
B.4.1. La seconde question préjudicielle invite la Cour à comparer deux catégories de victimes d'une faute commise dans le cadre de l'exercice de fonctions juridictionnelles, selon qu'elles peuvent ou non invoquer utilement un même grief d'illégalité, dans le cadre des voies de recours ouvertes contre la décision de justice litigieuse.
Tel qu'il est interprété par le juge a quo, l'article 1382 du Code civil impose d'obtenir, dans les deux cas, l'effacement préalable de la décision litigieuse.
Il s'ensuit que la comparaison contenue dans la question préjudicielle concerne, en réalité, la compatibilité avec le principe d'égalité et de non-discrimination d'une identité de traitement entre ces deux catégories de justiciables.
B.4.2. Le principe d'égalité et de non-discrimination s'oppose à ce que soient traitées de manière identique, sans qu'apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure considérée, sont essentiellement différentes.
L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité et de non-discrimination est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.5.1. La limitation des griefs susceptibles d'aboutir à la cassation, la rétractation ou la révision d'un arrêt du Conseil d'Etat n'est pas, en tant que telle, déraisonnable même s'il s'ensuit que certaines irrégularités, commises à l'occasion de cette décision, ne peuvent aboutir à son anéantissement.
Il est dans la logique même d'un système de voies de recours que la portée de celles-ci tienne compte de l'autorité particulière dont sont revêtues les décisions rendues en dernier ressort, lesquelles sont en principe adoptées par des juridictions supérieures.
B.5.2. La Cour doit déterminer si, en imposant, dans de telles circonstances, l'effacement préalable de la décision de justice litigieuse afin que puisse être mise en cause la responsabilité de l'Etat, le législateur a traité de la même manière, sans justification raisonnable, deux catégories de victimes qui se trouvent dans des situations essentiellement différentes.
B.6. Eu égard à la nature et aux effets de la mesure en cause, les deux catégories de personnes comparées se trouvent dans des situations essentiellement différentes.
En effet, seule la première d'entre elles dispose d'un recours permettant d'obtenir effectivement l'anéantissement de la décision de justice litigieuse. Or, dans l'interprétation du juge a quo, l'effacement préalable de cette décision est une condition nécessaire à la mise en cause de la responsabilité de l'Etat, même lorsque les voies de recours disponibles contre cette décision ne permettent pas d'en obtenir l'effacement en raison de la faute alléguée.
B.7.1. Il ressort de l'interprétation donnée de l'article 1382 du Code civil par la Cour de cassation que la condition d'effacement préalable de la décision de justice en cause vise à garantir la sécurité juridique et à préserver la cohérence du système juridictionnel.
B.7.2. Le principe de sécurité juridique, qui est inhérent à l'ordre juridique interne, ainsi qu'à l'ordre juridique de l'Union européenne et à la Convention européenne des droits de l'homme (voir l'arrêt n° 125/2011 du 7 juillet 2011, B.5.4) s'oppose à ce qu'un litige se poursuive indéfiniment, fût-ce sous d'autres formes. Or, l'action en réparation introduite devant le juge de la responsabilité vise, nécessairement, nonobstant son caractère indemnitaire, à contester la décision de justice en cause ou la procédure qui y a mené.
B.7.3. La cohérence du système juridictionnel s'oppose par ailleurs à ce que les illégalités commises par une juridiction soient censurées autrement que par l'exercice des voies de recours.
B.8.1. La cohérence du système juridictionnel et la sécurité juridique constituent des objectifs légitimes.
B.8.2. En ce qu'elle permet d'empêcher que la partie succombante à un procès conteste, le cas échéant indéfiniment, la régularité des décisions de justice la déboutant, la disposition en cause poursuit de manière pertinente l'objectif de sécurité juridique qu'elle entend réaliser.
B.8.3. En revanche, la disposition en cause ne garantit pas de manière suffisamment pertinente la cohérence du système juridictionnel.
En effet, si un tel objectif peut être poursuivi raisonnablement par l'interdiction faite au juge de la responsabilité d'apprécier seul l'existence d'une faute dans la décision adoptée - ou dans la procédure menée - par une juridiction qui lui est hiérarchiquement supérieure ou qui appartient à un autre ordre juridictionnel, force est de constater que l'action en responsabilité contre l'Etat pour une faute commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle est recevable dès que la décision de justice litigieuse a été retirée, réformée, annulée ou rétractée par une décision passée en force de chose jugée, en raison de la violation d'une norme juridique établie.
Il n'est, en revanche, pas requis que la faute alléguée devant le juge de la responsabilité constitue l'illégalité qui a justifié l'effacement préalable de la décision de justice litigieuse (Cass., 27 juin 2008 précité).
Plus encore, il a été jugé qu'une telle action en responsabilité était recevable lorsque la décision supposément fautive avait été rapportée, sans qu'ait été constaté un quelconque vice affectant sa légalité, pour autant qu'en raison de ce rapport, la victime « n'a [it] juridiquement plus d'intérêt manifeste à demander que la décision litigieuse soit écartée » (Cass., 5 juin 2008, Pas., 2008, n° 347).
B.8.4. Nonobstant le respect de la condition de l'effacement préalable de la décision de justice litigieuse, il n'est donc pas exclu que le juge de la responsabilité ait à se prononcer sur une irrégularité commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle qui n'a pas été censurée au moyen de l'exercice des voies de recours.
B.9.1. Il ressort par ailleurs de la jurisprudence de la Cour de cassation, citée en B.1.2, que la mesure en cause vise aussi à garantir le respect de l'autorité de chose jugée ainsi qu'à imposer l'épuisement des voies de recours disponibles.
Ces objectifs sont légitimes. La Cour doit toutefois encore veiller notamment à ce que la mesure en cause les poursuive de manière pertinente et proportionnée.
B.9.2. A cet égard, exiger, dans tous les cas, qu'un arrêt du Conseil d'Etat ait disparu de l'ordonnancement juridique afin de permettre que la responsabilité de l'Etat soit engagée va au-delà de ce qui est nécessaire pour garantir le respect dû au principe de l'autorité de chose jugée.
En effet, lorsque, comme dans l'affaire soumise au juge a quo, ladite décision n'est revêtue que d'une autorité relative de chose jugée, le respect dû à cette autorité ne fait en tout cas pas obstacle à la tenue d'un nouveau procès dont l'objet n'est pas identique.
B.9.3. D'autre part, le maintien de la condition de l'effacement préalable dans des hypothèses où, comme en l'espèce, aucun recours contre la décision de justice n'était effectif, ne saurait être raisonnablement justifié par l'objectif consistant à veiller à l'épuisement des voies de recours disponibles.
B.10. Il s'ensuit que la disposition en cause est, en l'espèce, une mesure pertinente en vue de garantir la sécurité juridique.
B.11. La Cour doit dès lors encore apprécier si la disposition en cause a ménagé un juste équilibre entre le droit de la victime d'accéder à un juge afin d'obtenir la réparation de son préjudice et l'impératif de sécurité juridique que la mesure en cause entend préserver.
B.12. Le droit d'accès au juge n'est pas absolu. Ainsi la Cour européenne des droits de l'homme a-t-elle jugé que l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme n'était pas violé par des dispositions empêchant, dans une certaine mesure, la victime d'une faute commise par les organes de l'Etat d'obtenir la réparation de son préjudice, que ces dispositions constituent des limites matérielles au droit civil en cause ou même de véritables barrières procédurales à la défense en justice de ce droit (CEDH, grande chambre, 19 octobre 2005, Roche c. Royaume-Uni, §§ 119 et sv.; 28 mai 1985, Ashingdane c.
Royaume-Uni, §§ 59 et sv.; grande chambre, 14 décembre 2006, Markovic c. Italie, §§ 92 et sv.).
B.13.1. Au regard de l'importance des objectifs qu'elle poursuit, la mesure en cause peut être considérée comme ayant ménagé, de façon générale, un juste équilibre entre les intérêts en présence en exigeant que la responsabilité de l'Etat ne puisse être engagée tant que la décision de justice litigieuse n'a pas été effacée au moyen des voies de recours disponibles.
B.13.2. Toutefois, lorsque, comme en l'espèce, la faute alléguée a été commise par une juridiction de dernier ressort et que cette faute ne peut aboutir, en raison des voies de recours limitées, à la rétractation, l'annulation, la réformation ou le retrait de sa décision, la victime est privée tout à la fois du droit d'engager la responsabilité de l'Etat et de la possibilité de soumettre à une censure juridictionnelle l'irrégularité prétendument commise par cette juridiction.
La Cour doit déterminer si une telle conséquence, spécifique à la faute commise par une juridiction de dernier ressort, est proportionnée par rapport à l'objectif poursuivi.
B.14. En l'absence de toute chance de faire censurer l'irrégularité, prétendument commise par la juridiction de dernier ressort, au moyen des voies de recours disponibles, le droit pour la personne qui s'estime lésée par cette irrégularité d'introduire une action en responsabilité est d'une importance d'autant plus cruciale dans un Etat de droit.
En effet, c'est précisément dans un tel cas - lorsqu'il n'existe pas de voies de recours utiles au terme desquelles la décision litigieuse peut être anéantie, ce qui permet, le plus souvent, d'éviter ou de réparer, à tout le moins pour l'essentiel, le préjudice de la partie déboutée par cette décision - que le droit d'introduire une action en réparation - remède ultime pour obtenir, non la satisfaction de sa prétention devant la juridiction dont la décision est critiquée, mais uniquement une indemnisation - s'impose avec la plus grande nécessité.
B.15. Empêcher, tant que la décision litigieuse n'a pas été effacée, que la victime d'une faute commise par une juridiction de dernier ressort, dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, puisse mettre en cause la responsabilité de l'Etat, est susceptible d'emporter des effets disproportionnés par rapport à l'objectif poursuivi.
B.16. La nécessité de préserver un équilibre entre le principe de sécurité juridique, d'une part, et le droit d'accès au juge, d'autre part, exige cependant que la responsabilité de l'Etat ne puisse être engagée que si la juridiction de dernier ressort commet, dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables.
B.17. Il convient de relever, à cet égard, que l'impossibilité d'obtenir, à charge de l'Etat, la réparation d'une faute plus légère commise par une juridiction de dernier ressort, tant que la décision en cause n'a pas été effacée, n'emporte pas d'atteinte disproportionnée au droit à un recours effectif, tel qu'il est garanti par les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme.
B.18.1. Sans qu'il soit nécessaire de s'interroger sur le point de savoir si le litige pendant devant le juge a quo porte sur un droit, qui plus est de nature civile, au sens de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme (à ce sujet, voy. toutefois, CEDH, grande chambre, 19 octobre 2005, Roche c. Royaume-Uni, §§ 116 et sv.; décision, 13 octobre 2009, Panjeheighalehei c. Danemark), il suffit en effet de constater que le droit d'accès au juge, garanti par cet article, n'est pas absolu et connaît, comme il a été rappelé en B.12, des limites implicitement admises.
Figurent parmi ces limites admissibles les mesures privant certaines victimes du droit à obtenir réparation du dommage causé par une faute des autorités publiques pour autant que ne soit pas soustraite « à la compétence des tribunaux toute une série d'actions civiles » et que « de larges groupes ou catégories de personnes » ne soient pas exonérées « de toute responsabilité civile » (CEDH, grande chambre, 14 décembre 2006 précité, § 97).
B.18.2. Or, la règle en vertu de laquelle, tant que la décision litigieuse n'a pas été effacée, seule la violation suffisamment caractérisée par une juridiction de dernier ressort des règles de droit applicables permet d'engager la responsabilité de l'Etat pour une faute commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle se limite à « précis [er] les contours de la responsabilité délictuelle » de l'Etat (ibid., § 112) sans consacrer « une immunité, en fait ou en pratique, en raison de son caractère prétendument absolu ou général » puisqu'elle ne porte « que sur un aspect de l'exercice des pouvoirs et devoirs des autorités et ne saurait être considérée comme ayant eu pour effet de soustraire arbitrairement à la compétence des tribunaux toute une série d'actions civiles » (CEDH, grande chambre, 10 mai 2001, Z et autres c. Royaume-Uni, § 98).
Au regard de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, cette règle se borne donc à limiter « l'étendue du contrôle qu'un juge peut exercer sur » un acte juridictionnel.
B.19. En ce qui concerne, ensuite, le respect de l'article 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, la Cour relève tout d'abord que la décision du Conseil d'Etat, critiquée devant le juge a quo, porte sur une contestation de nature électorale qui échappe au champ d'application de l'article 6 de la Convention européenne.
Sans qu'il soit nécessaire de déterminer si un autre des droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme ou ses Protocoles additionnels a pu être violé par la décision du Conseil d'Etat en cause, il suffit par ailleurs de constater que les garanties procédurales, quant à l'accès à un recours effectif, contenues à l'article 13 de la Convention européenne, sont moins strictes que celles qui sont fixées par l'article 6 de la Convention et qu'elles ne peuvent donc, en toute hypothèse, être violées par la disposition en cause telle qu'elle est interprétée en B.16 (CEDH, 12 janvier 2010, Paroisse Greco-catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie, § 85; 15 juillet 2003, Ernst et autres c. Belgique, §§ 80-81).
B.20.1. Quant au respect des articles 10 et 11 de la Constitution, pris isolément, bien qu'une faute légère puisse entraîner des dommages aussi importants qu'une faute lourde, il convient de tenir compte du rôle décisif que jouent les juridictions de dernier ressort dans l'interprétation et l'application du droit et de l'autorité particulière qui s'attache à leurs décisions.
La recherche d'un juste équilibre entre le principe de sécurité juridique, d'une part, et le droit d'accès au juge, d'autre part, peut ainsi justifier que le droit à la réparation intégrale du préjudice causé par la faute commise par une juridiction de dernier ressort, dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, ne soit garanti, sans exiger l'effacement préalable de la décision de justice litigieuse, que si la juridiction a violé de manière suffisamment caractérisée une règle de droit applicable.
B.20.2. Exiger que la faute commise par la juridiction de dernier ressort soit manifeste et grave permet de surcroît de diminuer le risque d'erreurs dans le chef du juge de la responsabilité, chargé d'apprécier seul l'illégalité de la décision adoptée ou de la procédure suivie par une juridiction statuant en dernier ressort, erreurs qui pourraient, elles-mêmes, donner lieu à une cascade de recours en responsabilité.
B.21. Enfin, compte tenu de la nécessité d'harmoniser les garanties reconnues par le droit de l'Union européenne, d'une part, et par le droit interne, d'autre part, la Cour tient compte de la jurisprudence de la Cour de justice en vertu de laquelle la juridiction de dernière instance qui méconnaît de manière suffisamment caractérisée une disposition du droit de l'Union européenne ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers, engage la responsabilité de l'Etat envers le particulier qui démontre que cette méconnaissance lui a causé un préjudice, les conditions de recevabilité d'une telle action, susceptibles d'être arrêtées par les Etats membres, dans le cadre de leur autonomie procédurale, ne pouvant de surcroît rendre « impossible en pratique ou excessivement difficile » l'exercice d'une telle prérogative (voy. CJCE, 30 septembre 2003, Köbler, C-224/01, points 34, 47 et 53-59 et, à propos des limites à l'autonomie procédurale des Etats membres, CJUE, 12 décembre 2013, Test Claimants in the Franked Investment Income Group Litigation, C-362/12, points 31-32).
B.22. Amenée à préciser ce qu'elle entendait par une violation suffisamment caractérisée des règles du droit de l'Union, la Cour de justice a jugé : « Afin de déterminer si cette condition est réunie, le juge national saisi d'une demande en réparation doit tenir compte de tous les éléments qui caractérisent la situation qui lui est soumise.
Parmi ces éléments figurent notamment le degré de clarté et de précision de la règle violée, le caractère délibéré de la violation, le caractère excusable ou inexcusable de l'erreur de droit, la position prise, le cas échéant, par une institution communautaire, ainsi que l'inexécution, par la juridiction en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel en vertu de l'article 234, troisième alinéa, CE. En tout état de cause, une violation du droit communautaire est suffisamment caractérisée lorsque la décision concernée est intervenue en méconnaissance manifeste de la jurisprudence de la Cour en la matière (voir, en ce sens, arrêt Brasserie du pêcheur et Factortame, précité, point 57) » (CJCE, 30 septembre 2003 précité, points 54-56; voy. aussi CJCE, grande chambre, 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo, C-173/03, point 32).
Afin de respecter le principe d'égalité, il appartient au juge de la responsabilité de tenir compte de tels éléments afin de déterminer si la faute commise par une juridiction statuant en dernier ressort, en dehors du champ d'application du droit de l'Union européenne, constitue une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables.
B.23. Il s'ensuit que l'article 1382 du Code civil n'est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution dans l'interprétation selon laquelle il ne permet pas, tant que la décision de justice en cause n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée, d'engager la responsabilité de l'Etat pour une faute commise, dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, par une juridiction ayant statué en dernier ressort, lorsque cette juridiction a violé de manière suffisamment caractérisée les règles de droit applicables alors que cette faute ne permet pas, eu égard aux voies de recours limitées ouvertes à l'encontre de ladite décision, d'en obtenir l'anéantissement.
B.24. La Cour relève cependant que la disposition en cause est susceptible de recevoir une autre interprétation, selon laquelle le fait que la décision litigieuse n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée n'a pas pour effet d'empêcher que le juge de la responsabilité puisse condamner l'Etat en raison d'une faute, commise dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, par une juridiction ayant statué en dernier ressort lorsque cette faute constitue une violation suffisamment caractérisée des règles de droit qui lui sont applicables et que cette faute ne permet pas, eu égard aux voies de recours limitées ouvertes à l'encontre de ladite décision, d'en obtenir l'anéantissement.
B.25. Dans cette interprétation, la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : - L'article 1382 du Code civil viole les articles 10 et 11 de la Constitution s'il est interprété comme empêchant que la responsabilité de l'Etat puisse être engagée en raison d'une faute commise, dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, par une juridiction ayant statué en dernier ressort tant que cette décision n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée, alors même que cette faute consiste dans une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables et que cette faute ne permet pas, compte tenu des voies de recours limitées ouvertes à l'encontre de ladite décision, d'en obtenir l'anéantissement. - La même disposition ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, si elle est interprétée comme n'empêchant pas que la responsabilité de l'Etat puisse être engagée en raison d'une faute commise, dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, par une juridiction ayant statué en dernier ressort tant que cette décision n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée, alors même que cette faute consiste dans une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables et que cette faute ne permet pas, compte tenu des voies de recours limitées ouvertes à l'encontre de ladite décision, d'en obtenir l'anéantissement.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 30 juin 2014.
Le greffier, F. Meersschaut Le président, J. Spreutels