publié le 31 janvier 2012
Extrait de l'arrêt n° 173/2011 du 10 novembre 2011 Numéro du rôle : 5076 En cause : la question préjudicielle concernant l'article 15 de la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures La Cour constitutionnelle, composée des présidents M. Bossuyt et R. Henneuse, et des juges E. De(...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 173/2011 du 10 novembre 2011 Numéro du rôle : 5076 En cause : la question préjudicielle concernant l'article 15 de la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services, posée par le Tribunal de première instance de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents M. Bossuyt et R. Henneuse, et des juges E. De Groot, L. Lavrysen, A. Alen, J.-P. Snappe, J.-P. Moerman, E. Derycke, J. Spreutels, T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul et F. Daoût, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président M. Bossuyt, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par jugement du 23 décembre 2010 en cause de la SA « De Meeuw » contre la Communauté flamande, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 5 janvier 2011, le Tribunal de première instance de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 15 de la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que le soumissionnaire auquel le marché n'a, à tort, pas été attribué, lors d'une adjudication publique ou restreinte, a droit à une indemnité forfaitaire fixée à 10 % du montant, hors taxe sur la valeur ajoutée, de cette offre, alors que le soumissionnaire auquel le marché n'a, à tort, pas été attribué, lors d'un appel d'offres général ou restreint, doit prouver l'existence et l'ampleur de son dommage conformément aux règles de droit commun contenues dans les articles 1382-1383 du Code civil ? Ou, autrement dit, l'absence d'une disposition législative permettant au soumissionnaire auquel le marché n'a, à tort, pas été attribué, lors d'un appel d'offres général ou restreint, de prétendre à une indemnité forfaitaire fixée à 10 % du montant, hors taxe sur la valeur ajoutée, de l'offre est-elle contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution ? ». (...) III. En droit (...) B.1.1. L'article 15 de la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services, modifié par la loi-programme du 22 décembre 2003, dispose : « Lorsque l'autorité compétente décide d'attribuer le marché, celui-ci doit être attribué, en adjudication publique ou restreinte, au soumissionnaire qui a remis l'offre régulière la plus basse, sous peine d'une indemnité forfaitaire fixée à 10 p.c. du montant, hors taxe sur la valeur ajoutée, de cette offre. Cette indemnité forfaitaire est complétée d'une indemnité en vue de la réparation de l'intégralité du dommage, lorsque celui-ci résulte d'un acte de corruption au sens de l'article 2 de la Convention civile sur la corruption, faite à Strasbourg le 4 novembre 1999.
Pour la détermination de l'offre régulière la plus basse, l'autorité compétente tient compte des prix offerts et des autres éléments chiffrables qui viendront, d'une manière certaine, augmenter ses débours ».
L'article 16 de la même loi dispose : « En appel d'offres général ou restreint, le marché doit être attribué au soumissionnaire qui a remis l'offre régulière la plus intéressante, en tenant compte des critères d'attribution qui doivent être mentionnés dans le cahier spécial des charges ou, le cas échéant, dans l'avis de marché. Les critères d'attribution doivent être relatifs à l'objet du marché, par exemple, la qualité des produits ou prestations, le prix, la valeur technique, le caractère esthétique et fonctionnel, les caractéristiques environnementales, des considérations d'ordre social et éthique, le coût d'utilisation, la rentabilité, le service après-vente et l'assistance technique, la date de livraison et le délai de livraison ou d'exécution. Sauf si le cahier spécial des charges en dispose autrement, le pouvoir adjudicateur peut prendre en considération les éventuelles variantes libres présentées par les soumissionnaires. Celles-ci doivent respecter les conditions minimales indiquées dans le cahier spécial des charges et les exigences requises pour leur soumission ».
B.1.2. La disposition en cause prévoit l'indemnisation automatique et forfaitaire du soumissionnaire prenant part à une procédure d'adjudication, dénommé ci-après « le soumissionnaire », qui avait remis l'offre régulière la plus basse mais à qui le marché n'a pas été attribué.
En vertu de l'article 16 précité, le soumissionnaire prenant part à une procédure d'appel d'offres qui avait introduit l'offre régulière la plus intéressante mais à qui le marché n'a pas été attribué n'a au contraire pas droit à une telle indemnité forfaitaire. C'est le régime de la responsabilité de droit commun prévu aux articles 1382 et 1383 du Code civil qui s'applique à une telle situation, de sorte que le soumissionnaire évincé doit démontrer l'existence et l'étendue du dommage subi.
B.2. Bien que le critère de « l'offre régulière la plus basse », dans le cas d'une procédure d'attribution par adjudication, ne laisse aucune marge d'appréciation au pouvoir adjudicateur, tandis que celui-ci dispose d'une certaine marge d'appréciation lors de l'application du critère de l'« offre régulière la plus intéressante », dans le cas d'une procédure d'attribution par appel d'offres, un soumissionnaire évincé à tort d'une procédure par adjudication et un soumissionnaire évincé à tort d'une procédure par appel d'offres sont suffisamment comparables.
En effet, dans les deux cas, les règles d'attribution visent à garantir la concurrence libre et honnête entre les soumissionnaires à la procédure d'attribution ainsi que leur traitement égal.
B.3. Il ressort des travaux préparatoires que le législateur poursuivait un double objectif lors de l'instauration d'une indemnité forfaitaire égale à 10 % du montant du marché en faveur du soumissionnaire évincé à tort d'une procédure d'attribution par adjudication.
En premier lieu, il souhaitait éviter, dans l'intérêt des autorités adjudicatrices, que les tribunaux n'accordent « des taux d'indemnisation fort élevés et exagérés par rapport au dommage réel » (Doc. parl., Sénat, 1975-1976, n° 723-1, p. 20).
En second lieu, il voulait « éviter des instances judiciaires longues [et] onéreuses » (Doc. parl., Sénat, 1975-1976, n° 723-2, p. 12).
Cette préoccupation concerne tant le fait d'éviter une charge juridique et administrative pour l'autorité que le fait de « [percevoir] rapidement l'indemnité sans devoir faire un procès » pour le soumissionnaire évincé à tort (ibid., pp. 12-13).
B.4. L'indemnité forfaitaire égale à 10 % du montant du marché et l'allègement de la charge de la preuve qui l'accompagne ne s'appliquent que pour le soumissionnaire évincé à tort d'une procédure d'adjudication. Le législateur n'a pas voulu étendre le bénéfice de l'indemnité forfaitaire aux procédures d'attribution par appel d'offres.
Le législateur a justifié ce choix, dans les travaux préparatoires, de la manière suivante : « Le droit à dommages-intérêts n'est accordé que dans un seul cas : celui où, dans une adjudication publique ou restreinte, le soumissionnaire qui a déposé la soumission régulière la plus basse, est évincé. [...] L'extension de ce droit aurait cependant pour effet de l'octroyer - comme le montrent les exemples cités par le Conseil d'Etat - dans des cas où il ne s'agit pas de soumissionnaires, mais seulement des candidats-soumissionnaires qui ne possèdent qu'une simple virtualité à l'obtention du marché considéré. [...] Cette conception restrictive doit être maintenue, car il n'y a qu'en adjudication qu'il y a une certaine automaticité dans l'attribution du marché; dans les divers cas cités par le Conseil d'Etat il n'est pas certain que le requérant aurait été choisi pour adjudicataire; dès lors, le droit à des dommages-intérêts ne se justifie pas, car il n'y a pas de préjudice certain » (Doc. parl., Sénat, 1975-1976, n° 723-1, pp. 6-7).
B.5.1. Dans une procédure d'attribution par adjudication, le pouvoir adjudicateur doit établir un classement unique des offres régulières sur la base des prix proposés et rectifiés (article 113 de l'arrêté royal du 8 janvier 1996 relatif aux marchés publics de travaux, de fournitures et de services et aux concessions de travaux publics).
Celui-ci détermine donc de manière purement mathématique le soumissionnaire qui a introduit « l'offre régulière la plus basse ».
Le juge peut constater dans de tels cas avec certitude à qui le marché aurait dû être attribué.
Dans une procédure d'attribution par appel d'offres, le pouvoir adjudicateur dispose au contraire d'un large pouvoir d'appréciation dans le choix de l'« offre régulière la plus intéressante » en fonction des critères d'attribution. Eu égard à ce pouvoir d'appréciation, le juge ne peut en règle établir si le marché aurait dû être attribué au soumissionnaire qui estime avoir été évincé à tort.
B.5.2. Le choix du législateur de ne pas prévoir une indemnité forfaitaire dans le cadre d'une procédure d'appel d'offres est dès lors pertinent et raisonnablement justifié.
La question préjudicielle appelle une réponse négative.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 15 de la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi prononcé en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, à l'audience publique du 10 novembre 2011.
Le greffier, P.-Y. Dutilleux.
Le président, M. Bossuyt.