publié le 24 décembre 2010
Extrait de l'arrêt n° 127/2010 du 4 novembre 2010 Numéro du rôle : 4807 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 62, alinéa 1 er , du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, posée par la Cour d La Cour constitutionnelle, composée des présidents M. Melchior et M. Bossuyt, et des juges R. He(...)
Extrait de l'arrêt n° 127/2010 du 4 novembre 2010 Numéro du rôle : 4807 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 62, alinéa 1er, du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, posée par la Cour de cassation.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents M. Melchior et M. Bossuyt, et des juges R. Henneuse, E. De Groot, L. Lavrysen, A. Alen, J.-P. Snappe, J.-P. Moerman, E. Derycke et P. Nihoul, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président M. Melchior, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par arrêt du 30 octobre 2009 en cause de la SA « Sotrinvest » contre l'Etat belge, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 20 novembre 2009, la Cour de cassation a posé la question préjudicielle suivante : « Interprété en ce sens qu'il s'applique exclusivement aux ventes faites par acte authentique, l'article 62, alinéa 1er, du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, combiné avec l'article 44 de ce code, viole-t-il les articles 10, 11 et 172 de la Constitution en établissant une différence de traitement entre les personnes qui exercent la profession d'acheter des immeubles en vue de la revente selon que la convention sous seing privé par laquelle elles achètent un bien immeuble est présentée ou non à l'enregistrement avant la passation de l'acte authentique de vente ? ». (...) III. En droit (...) B.1. La Cour est interrogée au sujet de l'article 62 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe (ci-après : le Code des droits d'enregistrement).
Cette disposition - dont seul l'alinéa 1er est en cause - énonce : « Le droit fixé par l'article 44 est réduit à 5 p.c. pour les ventes faites de gré à gré et par acte authentique à des personnes qui exercent la profession d'acheter des immeubles en vue de la revente.
Cette réduction n'est toutefois pas applicable aux ventes de biens ruraux dont la valeur vénale n'excède pas le montant obtenu en multipliant le revenu cadastral par un coefficient fixé par le Roi ».
L'article 44 du même Code dispose : « Le droit est fixé à 12,50 p.c. pour les ventes, échanges et toutes conventions translatives à titre onéreux de propriété ou d'usufruit de biens immobiliers ».
B.2. Le juge a quo demande à la Cour si l'article 62, alinéa 1er, « interprété en ce sens qu'il s'applique exclusivement aux ventes faites par acte authentique », est compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution « en établissant une différence de traitement entre les personnes qui exercent la profession d'acheter des immeubles en vue de la revente selon que la convention sous seing privé par laquelle elles achètent un bien immeuble est présentée ou non à l'enregistrement avant la passation de l'acte authentique de vente ».
La Cour limite son examen à l'hypothèse visée par la question préjudicielle, à savoir celle dans laquelle un acte d'achat d'un immeuble sous seing privé est présenté à l'enregistrement et est ultérieurement suivi de l'acte authentique de vente.
B.3.1. Le bénéfice d'un taux réduit en faveur des personnes faisant profession d'acheter des immeubles en vue de la revente (ci-après dénommées : les professionnels de l'immobilier) a été instauré, à l'origine, par les articles 62 et suivants de l'arrêté royal du 30 novembre 1939 « contenant le Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe ».
Le rapport au Roi précédant cet arrêté royal commente en ces termes les objectifs poursuivis par cette mesure : «
Article 62.Jusqu'ici, la loi sur les droits d'enregistrement a ignoré le commerce des immeubles.
Elle n'a envisagé l'acquisition d'un immeuble que sous un aspect : celui, le plus fréquent sans doute, où l'acquisition est une manifestation de la richesse, qui se traduit en une opération stable, affectant, pour une durée assez longue, la consistance d'un patrimoine privé.
Elle a ignoré l'acquisition immobilière à caractère professionnel d'immeuble qui, à l'instar de toute autre marchandise, est acheté non pour être conservé, mais pour être revendu, l'immeuble qui passe en mains d'un intermédiaire pour atteindre son véritable destinataire.
Or, il est clair que si l'intermédiaire est tenu d'acquitter les droits élevés qui frappent les acquisitions à caractère patrimonial, soit actuellement 11 p.c., indépendamment des honoraires notariaux, toute possibilité d'action est pratiquement enlevée à cet intermédiaire et il ne lui reste qu'à s'abstenir ou à pratiquer son intervention en marge de la loi fiscale.
Aucune opération de l'espèce, en effet, ne permet normalement d'escompter un bénéfice susceptible de subir le prélèvement de tels frais.
Le rôle économique de ces professionnels est, à certains égards, celui d'un marchand qui acquiert, pour les revendre ensuite en détail, des domaines qui sont difficilement vendables soit en raison de leur importance même, soit à cause de l'état de saturation du marché, soit parce qu'ils font l'objet d'un bail à ferme d'une durée encore longue, qui enlève momentanément aux petits cultivateurs, amateurs de terres, tout intérêt à une acquisition immédiate.
Dans les divers cas, la réalisation du bloc acquis n'est généralement possible que moyennant des morcellements appropriés aux besoins locaux et elle ne peut se faire que lentement, au fur et à mesure que ces besoins se manifestent. Parfois, d'ailleurs, le bien acquis est mis en valeur par le professionnel et - c'est le cas surtout pour les terrains se trouvant à la périphérie des agglomérations urbaines - transformé en terrains à bâtir, voire même en immeubles bâtis avant de se fixer dans le patrimoine de l'usager.
Si l'on considère que le plus clair des ressources fournies par la loi sur l'enregistrement provient des transactions immobilières, il s'indique de traiter, sinon avec faveur, du moins équitablement, ceux qui font profession de faciliter et d'accélérer la circulation des immeubles.
Il importe donc de reconnaître une activité économique qui existe, de mesurer avec exactitude le juste tribut pouvant lui être demandé, bref, d'organiser un système de perception qui aura le double mérite, d'une part, de procurer au Trésor des ressources nouvelles, d'autre part, de permettre aux professionnels des transactions immobilières d'opérer en toute franchise et lumière, en renonçant à une pratique pleine de dangers d'ordre civil et d'ordre fiscal et consistant à déguiser une vente sous diverses formes, notamment sous les apparences d'un mandat de vendre qui leur est donné par le propriétaire, ou sous le couvert d'un apport en société » (Moniteur belge, 1er décembre 1939, pp. 8010-8011).
B.3.2. Ces objectifs ont été rappelés et détaillés lors des travaux préparatoires de la loi du 3 février 1959, qui a exclu de l'application de ce taux réduit la vente de certains biens ruraux. Le rapport de la Commission des Finances de la Chambre des représentants expose en effet : « Le projet n° 928 (Doc., Chambre, 1957-1958), qui nous a été transmis par le Sénat, [...] tend à exclure les ventes de biens ruraux du bénéfice accordé aux ventes d'immeubles par l'article 62 de l'arrêté royal du 30 novembre 1939.
Pour bien saisir la portée du texte en discussion, il convient d'abord de voir comment se présente la situation actuelle.
On sait que les transmissions de biens immobiliers sont soumises à un droit de 11 % de la valeur des biens transmis.
Cette disposition, qui peut déjà paraître si onéreuse pour l'acquéreur d'une maison ou d'un terrain à usage personnel, est doublement onéreuse et économiquement préjudiciable pour les agents immobiliers, c'est-à -dire pour les personnes faisant profession de l'achat d'immeubles en vue de les revendre après un bref délai.
Si le droit de 11 % était appliqué à des ventes pareilles, il en résulterait une hausse injustifiée du prix d'achat des immeubles et au surplus, l'exercice de la profession d'agent immobilier serait inutilement entravé ou même rendu impossible.
D'autre part, il a été constaté que les agents immobiliers - afin de se soustraire à ce droit inéquitable - avaient recours à des actes sous seing privé ou à des options d'achat à long terme, sur lesquels il n'était payé aucun droit d'enregistrement.
Cette pratique était non seulement préjudiciable au Trésor, mais exposait aussi les acheteurs et les vendeurs à des aléas considérables, étant donné que les conventions ainsi conclues n'étaient pas transcrites.
Enfin, on s'est rendu compte que les agents immobiliers pouvaient rendre d'importants services économiques à la communauté, leur tâche consistant non seulement en l'achat et la vente d'immeubles, mais en l'achat de domaines pour transformer ceux-ci en terrains à bâtir : ils se chargent du plan d'aménagement, tracent des rues ou s'engagent à cet effet vis-à -vis des administrations publiques. Bref, ils sont appelés à rendre de très grands services dans le domaine de l'extension de nos villes et de nos communes, et notamment lorsqu'il s'agit de la création de nouveaux quartiers.
Pour tous ces motifs, l'arrêté royal du 30 novembre 1939 avait ramené, en faveur des ventes mentionnées ci-dessus, le droit de 11 % à 2,5 %, dans les conditions qu'il prévoyait.
Le texte qui vous est soumis a pour objet de maintenir ce taux de faveur pour les ventes de terrains à bâtir ainsi que pour les ventes de biens ruraux de grande valeur (notamment 250 fois le revenu cadastral), mais de supprimer ce taux de faveur pour les ventes de biens ruraux de moindre valeur, c'est-à -dire ceux dont la valeur ne dépasse pas 250 fois le revenu cadastral » (Doc. parl., Chambre, 1958-1959, n° 81-2, pp. 1-2).
B.3.3. Il résulte de ce qui précède que le taux réduit instauré au bénéfice des professionnels de l'immobilier vise, à la fois, à protéger les droits du Trésor, à faciliter le commerce des immeubles concernés et à assurer la transparence de ce commerce - et ce tant au bénéfice de ces professionnels qu'au bénéfice des acheteurs ultérieurs desdits immeubles.
B.4.1. L'exigence d'un acte authentique est pertinente au regard des objectifs précités, et notamment du souci d'assurer la transparence du commerce des immeubles tout en protégeant les acheteurs auxquels les professionnels de l'immobilier revendent le bien qu'ils ont eux-mêmes acquis.
En effet, la vente est un contrat en vertu duquel le vendeur transfère la propriété d'une chose ou d'un droit à l'acheteur, moyennant un prix. Il s'agit d'un contrat consensuel : il existe entre parties par le seul échange des consentements, indépendamment du mode par lequel il s'est exprimé - et notamment qu'il ait été recouru à un acte sous seing privé ou à un acte authentique.
Toutefois, lorsqu'elle porte sur un immeuble, la vente n'est opposable aux tiers, en vertu de l'article 1er de la loi hypothécaire (loi du 16 décembre 1851), que pour autant qu'elle ait été transcrite, formalité à laquelle sont seuls admissibles les actes authentiques - outre les actes sous seing privé reconnus en justice et les jugements visés à l'article 2 de la loi précitée.
Dès lors, la vente d'un immeuble sous seing privé - si elle est parfaitement valable entre les parties - ne sera opposable aux tiers qu'à dater de la transcription de l'acte authentique.
Le législateur a pu vouloir s'assurer que la personne qui achète un bien immobilier à un professionnel dispose de toutes les garanties quant au titre de propriété de ce dernier, ce qui présuppose que l'acte d'achat ait été transcrit, et ait donc été passé sous forme authentique.
B.4.2. Le législateur a pu également considérer que le fait de réserver la transcription, et l'opposabilité qui y est liée, aux seuls « jugements, actes authentiques et [...] actes sous seing privé, reconnus en justice ou devant notaire » (article 2, alinéa 1er, de la loi hypothécaire) était de nature, par la qualité des auteurs de ces actes, à garantir la transparence du commerce des immeubles - ce que souhaitait aussi le législateur en instaurant le taux réduit.
B.4.3. Il résulte de ce qui précède que, en subordonnant à la passation d'un acte authentique le bénéfice du taux réduit du droit d'enregistrement instauré en faveur des professionnels de l'immobilier, le législateur a pris une mesure qui est raisonnablement justifiée.
La Cour doit toutefois examiner s'il est raisonnablement justifié de ne pas appliquer ce taux réduit lorsque l'acte sous seing privé de vente de l'immeuble a été présenté à l'enregistrement avant la passation de l'acte authentique.
B.5.1. Comme il a été relevé en B.3.3, le taux réduit institué au bénéfice des professionnels de l'immobilier tend à la fois à protéger les droits du Trésor, à faciliter le commerce des immeubles concernés et à assurer la transparence de ce commerce - et ce tant au bénéfice de ces professionnels qu'au bénéfice des acheteurs ultérieurs desdits immeubles.
En considération de ces objectifs, il n'est pas manifestement injustifié de réserver le bénéfice du taux réduit aux seuls actes authentiques - et notamment ceux par lesquels, comme en l'espèce, un professionnel de l'immobilier achète un tel bien.
B.5.2. D'une part, le législateur a pu considérer que la qualité dont sont revêtues les personnes et autorités auteurs d'actes authentiques était de nature à garantir la transparence du commerce des immeubles, ce que souhaitait aussi le législateur en instaurant le taux réduit en cause.
D'autre part, le législateur a pu également prendre en compte le fait que, comme il a été relevé en B.4.1, la vente d'un immeuble n'est opposable aux tiers, en vertu de l'article 1er de la loi hypothécaire (loi du 16 décembre 1851), que pour autant qu'elle ait été transcrite - formalité à laquelle sont en principe seuls admissibles les actes authentiques. Le législateur, en subordonnant à l'article 62 en cause le bénéfice du taux réduit à la passation d'un acte authentique tout en prescrivant les délais d'enregistrement que fixe l'article 32 du Code des droits d'enregistrement, s'assure ainsi que la personne qui entend acheter un bien immobilier à un professionnel dispose, dans un bref délai, de toutes les garanties quant à l'opposabilité du titre de propriété de ce dernier.
Enfin, à supposer que des considérations légitimes rendent impossible la passation de l'acte authentique d'achat d'un immeuble dans le délai fixé à l'article 32, 4°, il ne peut être fait abstraction du fait que l'acte sous seing privé d'achat d'un tel immeuble peut être déposé au rang des minutes d'un notaire, par toutes les personnes qui ont été parties à la convention, ce qui ouvre la voie à sa transcription ainsi qu'à son enregistrement, dans le délai précité, au taux réduit prévu par l'article 62 en cause.
B.5.3. La question préjudicielle appelle une réponse négative.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 62, alinéa 1er, du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe ne viole pas les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, à l'audience publique du 4 novembre 2010.
Le greffier, P.-Y. Dutilleux.
Le président, M. Melchior.