publié le 10 mars 2005
Extrait de l'arrêt n° 26/2005 du 2 février 2005 Numéros du rôle : 3113 et 3114 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 344, § 1 er , du Code des impôts sur les revenus 1992, posée par le Tribunal de première La Cour d'arbitrage, composée des présidents A. Arts et M. Melchior, et des juges L. Lavrysen, A(...)
COUR D'ARBITRAGE
Extrait de l'arrêt n° 26/2005 du 2 février 2005 Numéros du rôle : 3113 et 3114 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992, posée par le Tribunal de première instance de Hasselt.
La Cour d'arbitrage, composée des présidents A. Arts et M. Melchior, et des juges L. Lavrysen, A. Alen, J.-P. Moerman, E. Derycke et J. Spreutels, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président A. Arts, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par deux jugements du 27 octobre 2004 en cause respectivement de la s.a. Jopo België et de la s.c.a. Hedra Holding contre l'Etat belge et l'Administration des contributions directes, dont les expéditions sont parvenues au greffe de la Cour d'arbitrage le 2 novembre 2004, le Tribunal de première instance de Hasselt a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992, tel qu'il était applicable aux exercices d'imposition [1997, 1998, 1999 et 2000], est-il contraire à l'article 170, § 1er, de la Constitution, qui dispose qu'aucun impôt au profit de l'Etat ne peut être établi que par une loi, en ce qu'il charge le pouvoir exécutif, ou tout au moins lui permet, par une norme à fixer lui-même ou par une ' norme en blanc ' à compléter, de conclure à des circonstances imposables, et ce d'ailleurs en dehors d'une quelconque simulation de la part du contribuable, indépendamment d'une procédure à suivre et finalement indépendamment de l'existence de certains droits ou possibilités de défense ou de preuve contraire offerts légalement au contribuable dans le cadre de la procédure ? » Ces affaires, inscrites sous les numéros 3113 et 3114 du rôle de la Cour, ont été jointes.
Le 23 novembre 2004, en application de l'article 72, alinéa 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, les juges-rapporteurs L. Lavrysen et J. Spreutels ont informé la Cour qu'ils pourraient être amenés à proposer de rendre un arrêt de réponse immédiate. (...) III. En droit (...) B.1. La juridiction a quo demande à la Cour de contrôler si l'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : C.I.R. 1992) viole l'article 170, § 1er, de la Constitution. L'article 344, § 1er, du C.I.R. 1992, inséré par l'article 16, 2°, de la loi du 22 juillet 1993 portant des dispositions fiscales et financières, dispose ce qui suit : « N'est pas opposable à l'administration des contributions directes, la qualification juridique donnée par les parties à un acte ainsi qu'à des actes distincts réalisant une même opération lorsque l'administration constate, par présomptions ou par d'autres moyens de preuve visés à l'article 340, que cette qualification a pour but d'éviter l'impôt, à moins que le contribuable ne prouve que cette qualification réponde à des besoins légitimes de caractère financier ou économique. » B.2. La disposition en cause vise à « l'introduction d'une mesure générale ' anti-abus de droit ' lorsque l'administration établit que l'opération a été réalisée de manière patente par des actes juridiques qui ont pour but de permettre au contribuable d'éviter l'impôt » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-1, p. 2). Le législateur souhaitait de cette manière limiter l'application de la jurisprudence de la Cour de cassation, fixée dans l'arrêt Brepols (Cass., 6 juin 1961, Pas., 1961, I, 1082), jurisprudence dont il découle « que la limite à une construction fiscale réside dans la seule condition de s'appuyer sur des situations réelles » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-1, p. 2).
B.3.1. Puisque « le contribuable conserve le choix de la voie la moins imposée pour réaliser des opérations justifiées économiquement » (ibid. ), l'application de la disposition en cause est soumise à plusieurs conditions strictes.
B.3.2. Il est tout d'abord requis que la construction juridique choisie par les parties ait pour but d'échapper à l'impôt.
C'est ainsi qu'il est précisé dans les travaux préparatoires « que le texte en projet tend seulement à lutter contre la multiplication incessante de mécanismes d'évasion fiscale, qui se traduisent par des qualifications juridiques uniquement destinées à éluder l'impôt » (ibid. ; dans le même sens, Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-2, pp. 3 et 36), que « c'est tout d'abord à l'administration d'établir, généralement par des présomptions de l'homme, mais éventuellement par un des autres moyens de preuve admis en matière fiscale, que la qualification donnée aux actes par les parties n'avait pour but que d'éluder l'impôt » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-1, p. 3) et que « le choix de la qualification juridique pour le contribuable doit avoir un but exclusivement fiscal et que le résultat atteint importe peu » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-2, p. 38).
L'exigence selon laquelle il doit s'agir d'un objectif exclusif n'a pas été maintenue pendant toute la durée des travaux préparatoires : « Le Ministre affirme qu'il peut y avoir coexistence de besoins légitimes de caractère économique ou financier [...] et d'un but fiscal. Cet article ne défend cependant pas au contribuable de rechercher la voie la moins imposée et il peut y avoir pluralité de motifs.
Pour cette raison il serait imprudent de stipuler que la qualification de l'acte a pour seul but d'éviter l'impôt puisque, dans ce cas, on demanderait à l'administration une preuve impossible étant donné qu'elle ne connaît pas toutes les motivations du contribuable. » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-2, p. 53) B.3.3. Il est en outre requis que ce soit l'administration elle-même qui prouve le motif d'évasion fiscale (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-1, p.3; n° 762-2, p. 38; Chambre, 1992-1993, n° 1072/8, p. 39), par tous les moyens de droit. Il lui appartient de démontrer que la situation dans laquelle le contribuable s'est placé au moyen de sa construction juridique en vue d'éviter l'impôt est tellement semblable à la situation visée, selon l'administration, par la loi fiscale que l'objectif et la portée de cette loi seraient ignorés si cette situation n'était pas traitée de la même manière au point de vue fiscal.
En guise d'explication, il a été dit : « Donc, il ne suffit pas que l'administration ait l'impression que le contribuable a choisi une qualification juridique en vue d'éviter l'impôt. Il ne s'agit en l'occurrence pas d'un constat unilatéral.
C'est pourquoi, dans le texte du projet, le mot ' présomptions ' a été utilisé parce que ce sera probablement le moyen de preuve le plus fréquemment utilisé ». (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-2, p. 38) B.3.4. Le champ d'application de la disposition en cause reste limité aux « action réalisée par un agent économique dans le cadre de ses activités » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-1, p. 3), c'est-à -dire « les activités qui génèrent des bénéfices ou des profits qui sont en principe imposables » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-2, p. 38). Les opérations entrant dans le cadre de la gestion du patrimoine privé n'ayant aucun impact sur un élément imposable à un titre ou à un autre ne sont pas visées (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-1, p.3, et n° 762-2, p. 38).
B.3.5. La preuve contraire que peut apporter le contribuable doit avoir trait à la qualification juridique, de sorte que « le contribuable pourra apporter la preuve qu'il y a bien des besoins légitimes de caractère financier ou économique qui l'ont amené à donner cette qualification » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-1, p. 3). Le contribuable doit ainsi justifier pourquoi il a opté pour la qualification juridique rejetée par l'administration et non pour la qualification défendue par l'administration : « Le Ministre confirme que les mots ' répond à des besoins légitimes de caractère financier ou économique ' signifient que la qualification attaquée doit être dénuée de toute motivation économique valable par rapport à l'opération réellement effectuée. En d'autres termes, le contribuable apporte la preuve contraire lorsqu'il démontre une corrélation suffisante entre la qualification juridique et le contenu économique de l'opération. » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-2, pp. 55-56) B.4. La sanction en cas d'évasion fiscale consiste en ce que le ou les actes seront requalifiés par l'administration. Cette mesure est décrite comme suit : « Le contrôle de la légalité s'effectue aujourd'hui, en terme de méthode, de haut en bas en partant de l'étiquette juridique, autrement dit de l'acte à ses conséquences telles qu'elles doivent résulter pour les parties suivant l'application du droit commun.
C'est le sens de ce contrôle qui sera inversé par le nouveau dispositif légal qui fait abstraction de l'étiquette. Le contrôleur pourra dorénavant partir des faits avec une question : pour qualifier l'acte, quels sont les effets de l'opération que je constate à partir des faits et quel était le but poursuivi ? La ratio legis de la nouvelle disposition est de permettre à l'administration de s'assurer que l'impôt se fonde sur la qualification juridique normale de l'opération intervenue entre les parties. [...] Ce qui nous amène à formuler deux hypothèses : - Soit l'opération est réalisée par un acte unique. En supposant que cet acte pourrait donner lieu à plus d'une qualification juridique, ce qui en pratique semble plutôt exceptionnel, l'administration sera en droit d'opter pour la qualification qui rétablit une base d'imposition lorsque la qualification choisie par les parties a pour seul but d'éviter l'impôt. - Soit l'opération est réalisée par deux ou plusieurs actes distincts successifs. L'administration sera autorisée à prélever l'impôt en donnant à l'opération une qualification juridique qui fait abstraction de celle donnée à chacun des actes distincts lorsqu'il est établi par l'administration que ces actes forment une même opération d'un point de vue économique. Ceci est la doctrine anglaise du step by step, qui permet de considérer fiscalement une opération dans sa globalité en regroupant les découpages artificiels aux fins d'imposer l'opération réellement voulue par les parties. » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-2, pp. 37-38) B.5. La Cour doit contrôler la disposition en cause au regard de l'article 170, § 1er, de la Constitution, qui dispose : « Aucun impôt au profit de l'Etat ne peut être établi que par une loi. » B.6. Le principe de légalité en matière fiscale inscrit à l'article 170, § 1er, de la Constitution exige que nul ne soit soumis à un impôt sans que celui-ci ait été décidé par une assemblée délibérante démocratiquement élue, seule compétente pour instaurer l'impôt.
B.7. Le législateur a lui-même défini les conditions strictes, citées en B.3.2 à B.3.5, auxquelles la mesure visée à l'article 344, § 1er, du C.I.R. 1992 peut être appliquée, en vue d'atteindre un but légitime qui est de combattre l'évasion fiscale, sans toutefois porter atteinte au principe de la faculté de choix de la voie la moins imposée (B.3.1). La mesure ne peut pas être vue comme une habilitation générale qui autoriserait l'administration à fixer elle-même, par voie de mesure générale, la matière imposable, mais comme un moyen de preuve destiné à apprécier, dans des cas concrets, éventuellement sous le contrôle du juge, des situations particulières, de manière individuelle.
Le principe constitutionnel de légalité en matière fiscale n'exige pas, en l'espèce, que le législateur définisse de façon plus détaillée encore les conditions concrètes d'application de la mesure, puisque la nature même du phénomène que celle-ci combat ne le permet pas.
B.8. La question préjudicielle appelle une réponse négative.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992 ne viole pas l'article 170, § 1er, de la Constitution.
Ainsi prononcé en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 2 février 2005.
Le greffier, P.-Y. Dutilleux.
Le président, A. Arts.