publié le 10 août 2004
Extrait de l'arrêt n° 71/2004 du 5 mai 2004 Numéro du rôle : 2690 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 64 de la loi du 28 décembre 1983 portant des dispositions fiscales et budgétaires, posée par le Tribunal du travail La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et A. Arts, et des juges P. Martens, M.(...)
COUR D'ARBITRAGE
Extrait de l'arrêt n° 71/2004 du 5 mai 2004 Numéro du rôle : 2690 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 64 de la loi du 28 décembre 1983 portant des dispositions fiscales et budgétaires, posée par le Tribunal du travail de Nivelles.
La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et A. Arts, et des juges P. Martens, M. Bossuyt, E. De Groot, L. Lavrysen et J.-P. Moerman, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le président M. Melchior, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par jugement du 8 avril 2003 en cause de l'Office national de l'emploi contre P. Bourlee, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour d'arbitrage le 16 avril 2003, le Tribunal du travail de Nivelles a posé la question préjudicielle suivante : « Interprété comme soumettant la prescription de l'action en recouvrement des cotisations spéciales de sécurité sociale, dues par les travailleurs indépendants à l'Office national de l'emploi, au délai de droit commun - qui était de 30 ans au moment de l'introduction de la présente procédure (article 2262 ancien du Code civil) et qui fut remplacé par un délai de dix ans prenant cours le 27 juillet 1998 (article 2262bis du Code civil inséré par la loi du 10 juin 1998Documents pertinents retrouvés type loi prom. 10/06/1998 pub. 17/07/1998 numac 1998009557 source ministere de la justice Loi modifiant certaines dispositions en matière de prescription fermer modifiant certaines dispositions en matière de prescription) - l'article 64 de la loi du 28 décembre 1983 portant des dispositions fiscales et budgétaires - qui établit le droit au recouvrement dans le chef de l'Office national de l'emploi - viole-t-il le principe d'égalité et de non-discrimination contenu aux articles 10 et 11 de la Constitution : a) sachant que, en vertu de l'article 67 de la loi du 28 décembre 1983 : - cette cotisation spéciale a la nature d'une cotisation personnelle due en exécution de la législation sociale; - pour les travailleurs indépendants, son mode de calcul déroge, à titre exceptionnel, à l'article 11 de l'arrêté royal n° 38 du 27 juillet 1967 organisant le statut social des travailleurs indépendants, b) et que : - les renseignements fiscaux servant de base à l'établissement de la cotisation spéciale ne diffèrent en rien de ceux constituant l'assiette des cotisations ' ordinaires ' de sécurité sociale prévues par l'arrêté royal n° 38 du 27 juillet 1967 organisant le statut social des travailleurs indépendants et que, - le délai de prescription de l'action en recouvrement des cotisations visées à l'arrêté royal n° 38 précité est fixé, conformément à l'article 16, § 2, de ce même arrêté royal, à cinq ans à partir du 1er janvier de l'année qui suit celle au cours de laquelle ces cotisations ordinaires sont dues ? » (...) III. En droit (...) B.1. L'article 64 de la loi du 28 décembre 1983 portant des dispositions fiscales et budgétaires disposait, au moment des faits soumis au juge a quo : « La cotisation, le versement provisionnel et les intérêts de retard sont perçus et recouvrés par l'Office national de l'emploi et affectés à l'assurance-chômage. L'Office national de l'emploi est autorisé à procéder au recouvrement par voie judiciaire. Le Roi détermine les conditions techniques et administratives dans lesquelles l'Office effectue la perception et le recouvrement. Il ne peut doter l'Office de pouvoirs plus étendus que ceux qui sont reconnus à l'Office national de sécurité sociale. » Il ressort des articles 60 et 67 de la même loi que la cotisation dont il est question avait le caractère d'une cotisation personnelle due, en exécution de la législation sociale, par toute personne assujettie à un régime quelconque de sécurité sociale ou qui était bénéficiaire à un titre quelconque d'au moins une des prestations de la sécurité sociale et dont le montant des revenus imposables globalement à l'impôt des personnes physiques dépassait trois millions de francs.
B.2. Dans l'interprétation donnée par le juge a quo, une différence de traitement proviendrait de l'article 64 en tant que tel, en matière de délai de prescription, entre les redevables de cette cotisation et les redevables des cotisations sociales ordinaires visées par l'arrêté royal n° 38 du 27 juillet 1967 organisant le statut social des travailleurs indépendants.
En effet, l'action en recouvrement des cotisations spéciales de sécurité sociale est soumise au délai de prescription de droit commun - qui était de trente ans, en vertu de l'article 2262 du Code civil, au moment de l'introduction de la procédure devant le juge a quo et qui fut remplacé par un délai de dix ans à compter du 27 juillet 1998 en application de l'article 10 de la loi du 10 juin 1998Documents pertinents retrouvés type loi prom. 10/06/1998 pub. 17/07/1998 numac 1998009557 source ministere de la justice Loi modifiant certaines dispositions en matière de prescription fermer modifiant certaines dispositions en matière de prescription. En revanche, l'action en recouvrement des cotisations sociales ordinaires est soumise au délai de prescription de cinq ans, en application de l'article 16, § 2, de l'arrêté royal précité.
B.3. Il appartient en règle au juge qui pose la question d'interpréter la disposition qui constitue l'objet de la question préjudicielle.
La Cour examine si la disposition légale, telle qu'elle est interprétée par le juge a quo, viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.4.1. La cotisation visée à l'article 64 précité trouve son origine dans l'arrêté royal n° 55 du 16 juillet 1982 fixant pour 1982 une cotisation spéciale et unique de sécurité sociale ainsi que dans l'arrêté royal n° 124 du 30 décembre 1982 fixant la même cotisation pour 1983, tous deux pris sur la base de la loi du 2 février 1982 attribuant certains pouvoirs spéciaux au Roi.
On peut lire dans le rapport au Roi qui a précédé l'adoption de ces arrêtés que le Gouvernement entendait répartir la charge du redressement économique et financier du pays en fonction des moyens de chacun. Le produit de cette cotisation spéciale et unique devait être affecté à la branche la plus cruellement frappée de la sécurité sociale, à savoir l'assurance-chômage (Moniteur belge , 24 juillet 1982 et 12 janvier 1983).
Ces arrêtés royaux ont été remplacés par les dispositions des articles 60 à 72 de la loi du 28 décembre 1983, qui ont prorogé la cotisation spéciale jusqu'en 1987.
B.4.2. La justification qui avait été invoquée par le Gouvernement pour l'instauration de cette cotisation a été reprise par le législateur qui, en adoptant la loi critiquée, entendait substituer la loi aux deux arrêtés royaux précités (Doc. parl., Chambre, 1983-1984, n° 758/1, p.22).
Il ressort également des travaux préparatoires de la loi que le choix de l'ONEm comme organisme chargé du recouvrement de cette cotisation spéciale devait se justifier par le fait qu'il s'agissait bien de cotisations sociales destinées directement aux allocations de chômage et que l'ONEm avait, en la matière, l'expérience et les programmes informatiques adéquats pour mener à bien sa mission (Doc. parl., Chambre, 1983-1984, n° 758/15, pp. 77-78).
B.5.1. Plusieurs éléments distinguent la cotisation spéciale de sécurité sociale visée par la loi du 28 décembre 1983, des cotisations sociales ordinaires.
En effet, tandis que l'ONEm est l'organisme percepteur de la cotisation spéciale, c'est l'O.N.S.S. qui est chargé du recouvrement des cotisations ordinaires.
L'objectif poursuivi par le législateur diffère également pour les deux catégories de cotisations. Si les cotisations ordinaires sont, en principe, prélevées dans l'intérêt personnel des personnes intéressées en vue de leur procurer des avantages sociaux (Doc. parl., Chambre, 28, 1981-1982, n° 22, p. 59), le législateur, en instaurant une cotisation spéciale, entendait mettre en place un mécanisme de solidarité entre les assurés sociaux en affectant le produit de cette cotisation à l'assurance-chômage.
L'article 68 de la loi incriminée prévoit également un régime de déductibilité du versement provisionnel de la cotisation qui déroge au régime de déduction des cotisations ordinaires.
Enfin, la base de calcul des deux types de cotisation diffère également. Tandis que la cotisation spéciale constitue un pourcentage du revenu global imposable de la personnes qui y est assujettie, la cotisation ordinaire est calculée sur la base des revenus professionnels du travailleur salarié ou indépendant.
B.5.2. La différence de traitement entre certaines catégories de personnes qui découle de l'application de délais de prescription différents dans des circonstances différentes n'est pas discriminatoire en soi. Il ne pourrait être question de discrimination que si la différence de traitement qui découle de l'application de ces délais de prescription entraînait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées.
Les différences objectives qui existent entre les deux catégories de cotisations ne suffisent pas à justifier, par rapport à l'objectif poursuivi, que le paiement de la cotisation spéciale puisse être réclamé pendant le délai prescrit par le droit commun, alors que le recouvrement des autres cotisations se prescrit par trois ou cinq ans : l'application de la prescription de droit commun à ces cotisations spéciales porte atteinte de manière disproportionnée aux droits des assurés sociaux en maintenant leur patrimoine dans l'insécurité pendant un grand nombre d'années, d'autant plus que la cotisation spéciale n'a été établie qu'à titre exceptionnel pour faire face, en cette période de crise économique, aux difficultés de financement que connaissait le secteur de l'assurance-chômage.
B.6. La question préjudicielle appelle une réponse affirmative.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 64 de la loi du 28 décembre 1983 portant des dispositions fiscales et budgétaires viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 5 mai 2004.
Le greffier, L. Potoms.
Le président, M. Melchior.