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Arrêt
publié le 25 novembre 2003

Extrait de l'arrêt n° 114/2003 du 17 septembre 2003 Numéro du rôle : 2501 En cause : la question préjudicielle concernant l'article 48bis de la loi sur le bail à ferme La Cour d'arbitrage, composée des présidents A. Arts et M. Melchior, et des juges P. Martens, R.(...)

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COUR D'ARBITRAGE


Extrait de l'arrêt n° 114/2003 du 17 septembre 2003 Numéro du rôle : 2501 En cause : la question préjudicielle concernant l'article 48bis de la loi sur le bail à ferme (article 31 de la loi du 7 novembre 1988 modifiant la législation sur le bail à ferme et la limitation des fermages), posée par le Tribunal de première instance de Bruges.

La Cour d'arbitrage, composée des présidents A. Arts et M. Melchior, et des juges P. Martens, R. Henneuse, M. Bossuyt, E. De Groot et J.-P. Moerman, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le président A. Arts, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par jugement du 28 juin 2002 en cause de A. Lust et M. Traen contre P. Mouriau de Meulenacker, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour d'arbitrage le 19 juillet 2002, le Tribunal de première instance de Bruges a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 48bis de la loi sur le bail à ferme viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il dispose que le preneur qui a cédé son droit de préemption conformément à l'article 48bis de la loi sur le bail à ferme est traité différemment du preneur qui a lui-même exercé son droit de préemption conformément à l'article 47 de la loi sur le bail à ferme ? Le traitement inégal réside dans le fait que l'indemnité que doit payer le preneur s'élève dans le premier cas à 50 p.c. (article 48bis de la loi sur le bail à ferme) et dans le deuxième cas à 20 p.c. (article 54 de la loi sur le bail à ferme) du prix de vente et que dans le premier cas une interdiction de cession de l'exploitation de neuf ans est imposée, alors que dans le deuxième cas une interdiction de cession de l'exploitation de cinq ans seulement est imposée. » (...) III. En droit (...) B.1.1. La question préjudicielle porte sur l'article 48bis de la loi du 4 novembre 1969 sur le bail à ferme, inséré par la loi du 12 juin 1975 et remplacé par la loi du 7 novembre 1988, lequel dispose : « Le preneur peut céder son droit de préemption pour la totalité du bien, ou pour partie s'il l'exerce lui-même pour le surplus, à un ou plusieurs tiers aux conditions suivantes.

En cas de vente de gré à gré, le preneur et le ou les tiers notifient ensemble la cession et l'acceptation au notaire, selon l'article 48, 1, alinéa 2.

En cas de vente publique, le preneur déclare céder le droit de préemption et le tiers déclare exercer ce droit, à la séance d'adjudication, selon l'article 48, 2, alinéa 2, ou à l'occasion de la notification de l'acquiescement dans le délai de dix jours. Le vendeur peut exiger que le tiers fournisse caution.

En cas d'application du présent article, le bail est renouvelé de plein droit au profit du preneur à dater du jour anniversaire de l'entrée en jouissance du preneur suivant la date d'acquisition par le tiers.

Le preneur qui a cédé son droit de préemption dans les conditions prévues par le présent article ne peut, pendant une période de neuf ans à dater de l'entrée en vigueur du nouveau bail visé au troisième alinéa, céder l'exploitation du bien à des personnes autres que son conjoint, ses descendants ou enfants adoptifs ou ceux de son conjoint ou aux conjoints desdits descendants ou enfants adoptifs.

En cas d'inobservation de cette disposition, le preneur est tenu de payer au vendeur une indemnité correspondant à 50 % du prix de vente des parcelles en question, sauf s'il a obtenu, au préalable et pour des motifs sérieux, l'autorisation du juge de paix. » B.1.2. La disposition en cause figure au paragraphe 11 de ladite loi, traitant « de l'aliénation du bien loué et du droit de préemption du preneur », et concerne plus spécifiquement la cession par le preneur de son droit de préemption.

Aux termes de l'article 47 de la loi sur le bail à ferme, en cas de vente d'un bien rural loué, le preneur jouit du droit de préemption pour lui-même ou pour les membres de sa famille bénéficiaires énumérés dans cet article, qui participent effectivement à l'exploitation de ce bien. L'article 48 de la même loi règle le droit de préemption en cas de vente de gré à gré (article 48.1) et en cas de vente publique (article 48.2). L'article 48bis de la même loi autorise le preneur qui ne souhaite pas faire lui-même usage de son droit de préemption à céder celui-ci à un tiers (article 48bis , alinéa 1er) et règle les modalités de cette cession en cas de vente de gré à gré (alinéa 2) et en cas de vente publique (alinéa 3).

B.1.3. Les effets de l'exercice du droit de préemption et de la cession de ce droit sont réglés respectivement aux articles 54, alinéa 1er, et 48bis , alinéas 4 et 5, de la même loi.

Selon l'article 54, alinéa 1er, le preneur qui a fait usage de son droit de préemption ne peut, pendant une période de cinq ans à dater de l'acquisition, céder le bien ni son exploitation. Il existe toutefois des exceptions à cette interdiction (article 54, alinéa 1er, in fine ; article 54, alinéa 2; article 54, alinéa 3, in fine ).

L'article 48bis , alinéa 4, de la loi sur le bail à ferme dispose qu'en cas de cession du droit de préemption à un tiers, le bail est renouvelé de plein droit au profit du preneur à dater du jour anniversaire de l'entrée en jouissance du preneur suivant la date d'acquisition par le tiers. Aux termes de l'alinéa 5, le preneur qui a cédé son droit de préemption ne peut, pendant une période de neuf ans à dater de l'entrée en vigueur du nouveau bail, céder l'exploitation du bien. Cette interdiction est également assortie d'exceptions (article 48bis , alinéa 5, in fine ; article 48bis , alinéa 6, in fine ).

B.1.4. En cas d'inobservation des obligations fixées à l'article 54 de la loi sur le bail à ferme, le preneur qui a exercé son droit de préemption est tenu de payer au vendeur une indemnité correspondant à 20 p.c. du prix de vente des parcelles en question (article 54, alinéa 3, de la loi sur le bail à ferme). En cas d'infraction aux dispositions de l'article 48bis , alinéa 5, le preneur qui a cédé son droit de préemption à un tiers est tenu de payer au vendeur une indemnité correspondant à 50 p.c. du prix de vente des parcelles en question (article 48bis , alinéa 6, de la loi sur le bail à ferme).

B.2. Le juge a quo interroge la Cour sur la différence de traitement entre la catégorie des preneurs qui exercent eux-mêmes leur droit de préemption, d'une part, et celle des preneurs qui cèdent leur droit de préemption à un tiers, d'autre part, tant en ce qui concerne la période - selon le juge a quo obligatoire - d'exploitation (respectivement cinq et neuf ans) qu'en ce qui concerne l'indemnité due au vendeur (20 p.c. contre 50 p.c. du prix de vente des parcelles concernées).

B.3. Les règles constitutionnelles de l'égalité et de la non-discrimination n'excluent pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée.

L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

B.4. Le droit de préemption a été instauré par la loi du 1er février 1963, en vue de favoriser l'acquisition de propriété par le preneur et de garantir ainsi la continuité et la stabilité des entreprises agricoles et de combattre la spéculation foncière (Doc. parl. , Sénat, 1961-1962, no 196/2, pp. 1-10; Doc. parl. , Chambre, 1961-1962, no 400/3, p. 2).

L'article 48bis a été inséré dans la loi sur le bail à ferme par la loi du 12 juin 1975, en vue de permettre au preneur qui n'a pas lui-même la possibilité d'acheter ou qui, pour d'autres raisons, ne souhaite pas acheter, de chercher quelqu'un qui souhaite investir dans des biens agricoles et lui assure ainsi la continuité de son entreprise. Dans le même temps, le législateur craignait la spéculation foncière et les abus en cas de cession du droit de préemption à un tiers. Il était dit dans les développements accompagnant la proposition de loi : « La loi du 4 novembre 1969 confère le droit de préemption en cas de vente d'un bien rural loué, au preneur ou à ses descendants qui participent effectivement à l'exploitation de ce bien (art. 47). [...] Cependant, on peut se demander si la législation actuelle permet de poursuivre efficacement le but fixé. A quoi sert-il, en effet, d'accorder un tel avantage à l'agriculteur s'il ne dispose pas des moyens financiers nécessaires pour exercer ce droit ? Un investisseur bien intentionné ne pourrait même pas venir en aide à un agriculteur en acquérant ce bien au prix proposé au preneur tout en étant prêt à le laisser exploiter le bien en question, car il s'agirait en fait d'une cession du droit de préemption dont il est question à l'article 54.

Les conséquences de ces dispositions sont néfastes. Ainsi, il peut arriver qu'un agriculteur se voit littéralement chassé de son exploitation par un autre agriculteur dont l'offre est d'ailleurs souvent anormalement élevée.

Pour mettre fin à de telles situations et pour donner plus d'efficacité à la législation actuelle, il conviendrait d'organiser la cession du droit de préemption. Afin que celle-ci ne soit pas exercée abusivement, il faudrait toutefois qu'elle soit [assortie de conditions]. » (Doc. parl. , Chambre, S.E. 1974, no 151/1, p. 1).

L'article 48bis de la loi sur le bail à ferme a été adapté par la loi du 7 novembre 1988 afin notamment « d'augmenter le caractère dissuasif de cette disposition » (Doc. parl. , Chambre, 1981-1982, no 171/40, p. 112). Le montant de l'indemnité a ainsi été porté de 20 à 50 p.c. du prix de vente des parcelles concernées.

B.5. La distinction entre les deux catégories de preneurs visées dans la question préjudicielle repose sur un critère objectif. Le preneur qui exerce lui-même son droit de préemption devient propriétaire des terres tandis que le preneur qui cède son droit de préemption à un tiers demeure preneur des biens loués.

B.6. Ce critère de distinction est pertinent par rapport au but du législateur d'obliger le preneur qui cède à un tiers son droit de préemption à exploiter lui-même de manière effective le bien durant neuf ans. Une telle mesure offre ainsi une garantie de stabilité pendant une période suffisamment longue - correspondant à la durée de bail minimale normale de neuf ans (article 4 de la loi sur le bail à ferme) - au preneur qui, pour des raisons financières, ne peut ou ne souhaite pas acheter les biens loués. Parce qu'elle lie tout autant le preneur que le tiers acheteur, cette obligation d'exploitation durant une période de neuf ans évite également que le preneur abuse du droit de céder son droit de préemption en spéculant, en connivence ou non avec le tiers choisi par lui, sur une éventuelle plus-value des biens lorsque ceux-ci seront prématurément libres de bail. Le régime sévère de sanction obligeant à payer au vendeur une indemnité forfaitaire de 50 p.c. du prix de vente des parcelles concernées est lui aussi adéquat.

B.7. Le législateur pouvait régler de façon plus contraignante le rapport juridique entre le bailleur vendeur et le preneur qui cède son droit de préemption à un tiers acquéreur que le rapport juridique entre ce même bailleur vendeur et le preneur qui exerce lui-même son droit de préemption, tant en ce qui concerne l'obligation d'exploiter imposée au preneur qu'en ce qui concerne le régime des sanctions. A cet égard, il convient de renvoyer à la déclaration faite par le ministre au Sénat, disant qu' « [il] avait précisément [été] prévu un délai plus long parce que les possibilités de spéculation seront sans doute plus grandes en cas de cession [du droit de préemption] à un tiers acquéreur » (Doc. parl. , Sénat, 1974-1975, no 593/2, p. 3). En effet, le preneur qui exerce lui-même son droit de préemption devient propriétaire des terres louées, ce qui en soi contribue déjà à l'objectif du législateur, visant à assurer la stabilité et la continuité de l'entreprise agricole. Dans cette hypothèse, le législateur pouvait raisonnablement estimer que le risque de spéculation serait normalement plus limité dans le cas d'un preneur devenant propriétaire que dans le cas d'un preneur cédant.

Compte tenu de la durée normale de bail, qui ne peut être inférieure à neuf ans (cf. article 4 de la loi sur le bail à ferme), l'obligation d'exploiter le bien durant neuf ans qui est imposée au preneur cédant ne peut que favoriser la continuité de l'entreprise de celui-ci, puisqu'elle lui permet de poursuivre son exploitation et d'investir dans les nouvelles technologies indispensables (Doc. parl. , Sénat, 1974-1975, no 593/2, p. 2). Il a en outre la possibilité de céder l'exploitation des biens aux membres de la famille énumérés à l'article 48bis et peut, en cas de motifs sérieux, obtenir du juge de paix l'autorisation de cesser ou de céder anticipativement l'exploitation.

L'indemnité forfaitaire de 50 p.c. du prix de vente des parcelles concernées ne peut pas non plus être considérée comme étant déraisonnable. Compte tenu de la restriction apportée au droit de propriété du vendeur qui se voit opposer un acheteur choisi par le preneur et compte tenu du prix de vente généralement moins élevé des biens loués, il n'est pas déraisonnable d'accorder au vendeur une indemnité en cas de cession abusive du droit de préemption. Le caractère forfaitaire de l'indemnité de 50 p.c. n'est, à cet égard, pas déraisonnable, non seulement parce que le dommage réel subi par le vendeur est généralement difficile à évaluer, mais avant tout parce qu'il est conforme à la volonté du législateur de renforcer le caractère dissuasif de l'indemnité (Doc. parl. , Chambre, 1981-1982, no 171/40, p. 112).

La différence de traitement est raisonnablement justifiée.

B.8. La question préjudicielle appelle une réponse négative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 48bis de la loi du 4 novembre 1969 sur le bail à ferme ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.

Ainsi prononcé en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 17 septembre 2003.

Le greffier, L. Potoms.

Le président, A. Arts.

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