publié le 17 janvier 1998
Arrêt n° 64/97 du 6 novembre 1997 Numéro du rôle : 989 En cause : la question préjudicielle concernant l'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement, posée par le Con La Cour d'arbitrage, composée des juges faisant fonction de présidents L. François et H. Boel, e(...)
COUR D'ARBITRAGE
Arrêt n° 64/97 du 6 novembre 1997 Numéro du rôle : 989 En cause : la question préjudicielle concernant l'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement, posée par le Conseil d'Etat.
La Cour d'arbitrage, composée des juges faisant fonction de présidents L. François et H. Boel, et des juges P. Martens, J. Delruelle, H. Coremans, A. Arts et M. Bossuyt, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le juge L. François, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle Par arrêt n° 61.686 du 11 septembre 1996 en cause de C. Verhelle contre la Communauté française et M. Pousseur, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 8 octobre 1996, le Conseil d'Etat a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement viole-t-il l'article 10 de la Constitution en tant qu'il rapporte l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 relative à la structure générale de l'enseignement supérieur, et en tant qu'il modifie rétroactivement, au profit de la Communauté française et de l'intervenante, une situation juridique qui fait l'objet d'une contestation devant le Conseil d'Etat ? » II. Les faits et la procédure antérieure La requérante, professeur de chant nommée à titre définitif par l'arrêté royal du 23 juin 1978 et affectée au conservatoire royal de musique de Mons, a introduit une requête en annulation devant le Conseil d'Etat à l'encontre de la décision ministérielle du 25 juillet 1994 désignant la partie intervenante dans la fonction de professeur de chant au conservatoire royal de musique de Bruxelles. Elle avait en effet elle-même posé sa candidature en vue d'être nommée à cet emploi « au titre de mutation ou de toute autre forme de désignation qui garantisse (son) statut de professeur nommé à titre définitif ».
La requérante devant le Conseil d'Etat prend un moyen unique tiré notamment de la violation de plusieurs articles de l'arrêté royal du 22 mars 1969 portant le statut des membres du personnel de l'enseignement de la Communauté française. La partie adverse répond à cette thèse que l'arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 10 juin 1993 supprime le régime des mutations institué notamment par l'arrêté royal du 22 mars 1969.
La requérante estime que l'arrêté du 10 juin 1993, qui supprime le droit à la mutation, n'est pas applicable à l'enseignement artistique supérieur, étant donné l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 sur l'enseignement supérieur.
Dans son arrêt, le Conseil d'Etat considère que si l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 relative à la structure générale de l'enseignement supérieur était applicable, la modification du statut du personnel apportée par l'arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 10 juin 1993 ne serait pas applicable au personnel de l'enseignement artistique supérieur et ce personnel serait toujours soumis à l'arrêté royal du 22 mars 1969. Il considère cependant aussi qu'après que l'article 37 du décret du 22 décembre 1994 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement eut abrogé l'article 16, § 2, précité, le décret du 10 avril 1995 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement a, en son article 43, modifié cet article 37, de telle sorte que l'article 16, § 2, soit non plus « abrogé » mais « rapporté ». Il précise qu'en donnant ainsi un effet rétroactif à cette abrogation, le législateur modifie les situations acquises et particulièrement la situation de la requérante, qui fait l'objet d'une contestation pendante devant le Conseil d'Etat, et qu'« une différence apparaît ainsi entre la situation des justiciables dont les actions en justice sont jugées sur le vu de la législation applicable au moment où ont été prises des décisions qui les concernent directement ou indirectement, et ceux dont les actions en justice voient leur sort modifié par l'effet d'une disposition rétroactive ».
Il décide donc d'interroger la Cour sur le caractère discriminatoire de cette disposition et pose la question préjudicielle mentionnée ci-dessus.
III. La procédure devant la Cour Par ordonnance du 8 octobre 1996, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.
Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.
La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 15 octobre 1996.
L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 22 octobre 1996.
Des mémoires ont été introduits par : - le Gouvernement de la Communauté française, place Surlet de Chokier 15-17, 1000 Bruxelles, par lettre recommandée à la poste le 25 novembre 1996; - C. Verhelle, avenue Georges Bergmann 134/10, 1050 Bruxelles, par lettre recommandée à la poste le 29 novembre 1996; - M. Pousseur, Impasse des Combattants, 1081 Bruxelles, par lettre recommandée à la poste le 29 novembre 1996.
Ces mémoires ont été notifiés conformément à l'article 89 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 4 décembre 1996.
Des mémoires en réponse ont été introduits par : - M. Pousseur, par lettre recommandée à la poste le 3 janvier 1997; - C. Verhelle, par lettre recommandée à la poste le 6 janvier 1997.
Par ordonnances du 25 mars 1997 et du 30 septembre 1997, la Cour a prorogé respectivement jusqu'aux 8 octobre 1997 et 8 avril 1998 le délai dans lequel l'arrêt doit être rendu.
Par ordonnance du 28 mai 1997, la Cour a déclaré l'affaire en état et fixé l'audience au 17 septembre 1997 après avoir invité les parties à répondre dans un mémoire complémentaire à la question de savoir si le contrôle de la Cour au regard de l'article 10 de la Constitution ne devrait pas également porter sur l'article 37 du décret du 22 décembre 1994.
Cette ordonnance a été notifiée aux parties ainsi qu'à leurs avocats, par lettres recommandées à la poste le 30 mai 1997.
C. Verhelle a introduit un mémoire complémentaire, par lettre recommandée à la poste le 13 juin 1997.
A l'audience publique du 17 septembre 1997 : - ont comparu : . Me E. Gillet, avocat au barreau de Bruxelles, pour C. Verhelle; . Me P. Hoffelinck loco Me P. Mottard et Me E. Lemmens, avocats au barreau de Liège, pour M. Pousseur; . Me O. Barthélémy, avocat au barreau de Dinant, pour le Gouvernement de la Communauté française; - les juges-rapporteurs J. Delruelle et A. Arts ont fait rapport; - les avocats précités ont été entendus; - l'affaire a été mise en délibéré.
La procédure s'est déroulée conformément aux articles 62 et suivants de la loi organique, relatifs à l'emploi des langues devant la Cour.
IV. En droit - A - Mémoire de la requérante devant le Conseil d'Etat A.1. L'article 37 du décret du 22 décembre 1994 abroge l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970. « La technique juridique de l'abrogation correspond au souci exprimé par le législateur communautaire au cours des travaux préparatoires du décret. » Tenant compte de la jurisprudence du Conseil d'Etat qui estime que l'article 16, § 2, précité fige l'ensemble de la réglementation relative à l'enseignement artistique en attendant qu'un décret règle la question du classement et la structure de l'enseignement artistique, le législateur communautaire abroge cet article 16, § 2, pour éviter toute ambiguïté juridique et pour que la réglementation puisse être modifiée en attendant un décret.
Le décret du 22 décembre 1994 recourt donc à une technique qui est appropriée au regard du but poursuivi. Il permet désormais au Gouvernement de la Communauté française d'exercer une compétence qui lui était auparavant refusée et de décider des modifications du statut qui tiennent compte des spécificités de l'enseignement artistique supérieur.
A.2. Par le décret du 10 avril 1995, qui remplace le mot « abrogé » par le mot « rapporté », le législateur communautaire a entendu faire entrer en vigueur, avec un effet rétroactif remontant à vingt-cinq ans, l'ensemble des modifications réglementaires intervenues pendant toute cette période. « Le caractère prétendument inapproprié de l'abrogation lui a plus que probablement été suggéré par le recours - et peut-être également aussi par d'autres recours - de Madame Verhelle, introduits peu de temps avant l'adoption du décret du 22 décembre 1994, puisque ce recours illustrait que l'abrogation n'était pas suffisante pour retirer à quelqu'un comme Madame Verhelle un droit dont elle disposait pour la période antérieure à l'abrogation, et dont elle continuait par conséquent à disposer compte tenu des effets juridiques limités dans le temps d'une abrogation. » Il en résulte une différence de traitement entre enseignants puisque certains ont pu bénéficier des droits rétroactivement supprimés de manière effective tandis que d'autres, qui bénéficiaient des mêmes droits, furent victimes d'une violation de ceux-ci et, ayant porté la contestation en résultant devant les juridictions, se trouvent définitivement privés de ces droits acquis. Or, cette deuxième catégorie de personnes se trouvait dans une situation identique à celle de la première catégorie.
S'il est vrai que la Cour a admis dans plusieurs arrêts que la rétroactivité pouvait se justifier par des circonstances exceptionnelles, on ne voit pas quels seraient, dans cette affaire, les impératifs de bon fonctionnement ou de continuité du service public qui justifieraient le changement de législation communautaire intervenu. « Au contraire, les travaux préparatoires laissent implicitement supposer qu'il souhaitait, ' en rapportant ' plutôt qu'' en abrogeant ' l'article 16, § 2, de la loi de 1970, clore les ' remises en cause ' [...] de situations constituées entre 1970 et 1994. L'on ne pouvait mieux faire allusion à des situations conflictuelles existantes. » Il faut enfin relever que l'abrogation rétroactive de l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 « prive de tout fondement juridique toutes les nominations, mutations et autres décisions qui ont été prises en tenant compte de l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970.
En souhaitant mettre fin à quelques litiges en cours, le Conseil de la Communauté française a littéralement miné la situation juridique de tout le personnel de l'enseignement artistique supérieur, et créé d'autres litiges. » Il en résulte que l'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995 viole l'article 10 de la Constitution d'une part en tant qu'il rapporte l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 et, d'autre part, en tant qu'il modifie rétroactivement, au profit de la Communauté française et de l'intervenante, une situation juridique qui fait l'objet d'une contestation devant le Conseil d'Etat.
Mémoire de la Communauté française A.3. La Cour doit appliquer dans cette affaire sa jurisprudence concernant les règles constitutionnelles de l'égalité et de la non-discrimination. Il faut, à cet égard, distinguer la différence de traitement qui est justifiée de manière objective et raisonnable de la véritable discrimination au sens de l'article 10 de la Constitution.
Dans l'arrêt n° 30/95 du 4 avril 1995, la Cour s'est prononcée sur une problématique proche du présent cas d'espèce, puisqu'elle concernait un décret de la Communauté flamande concernant les statuts de certains membres du personnel de l'enseignement communautaire. Si l'on applique un même raisonnement pour la présente affaire, il y a lieu de répondre négativement à la question posée par le Conseil d'Etat.
A.4. L'examen des travaux préparatoires des décrets du 22 décembre 1994 et du 10 avril 1995 révèle que les modifications intervenues se fondent sur des critères et des justifications objectifs et raisonnables. Par le décret du 22 décembre 1994, le législateur décrétal poursuivait un objectif tout à fait étranger à la volonté d'influencer dans un sens déterminé l'issue de procédures; l'objectif poursuivi tendait à l'efficacité et à la cohérence de la politique de l'enseignement.
Par le décret du 10 avril 1995, le législateur décrétal ne visait pas non plus à influencer dans un sens déterminé l'issue de procédures judiciaires ou à empêcher les juridictions de se prononcer sur une question de droit déterminée. « Il s'agissait avant tout, non pas d'établir les différences de traitement injustifiées mais bien de veiller à ce que la législation inhérente à l'enseignement présente un caractère cohérent. » Il n'y a dès lors pas de violation de l'article 10 de la Constitution même si un effet rétroactif est conféré à la modification législative puisqu'elle repose sur des critères objectivement justifiés et qu'elle ne concerne évidemment pas telle ou telle personne déterminée.
Mémoire de la partie intervenante A.5. Il faut d'abord se demander si les catégories de personnes entre lesquelles une inégalité est alléguée sont suffisamment comparables.
En effet, la requérante n'appartient pas à une catégorie de personnes qui, par rapport à d'autres catégories auxquelles elle pourrait être comparée, serait traitée de manière discriminatoire. Les deux catégories de personnes comparées par le Conseil d'Etat, celles qui, en vertu du décret du 10 avril 1995 se voient appliquer l'arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 10 juin 1993, d'une part, et celles qui se trouvaient sous l'empire de la règle ancienne, soit l'arrêté royal du 22 mars 1969, d'autre part, ne sont pas comparables.
Il n'y a pas de discrimination puisque toutes les personnes sont traitées de la même manière sous l'empire de la règle nouvelle. « En outre, la situation de Mme Verhelle ne pourrait être comparée à celle des justiciables dont les actions en justice sont jugées sur le vu de la législation applicable au moment où ont été prises des décisions qui les concernent directement ou indirectement dans la mesure où, dans les faits, aucun justiciable ne s'est trouvé dans cette situation, ou dans la mesure où, à tout le moins, aucune situation de ce genre n'est dénoncée ni démontrée. » Le décret litigieux ne crée donc aucune distinction entre des catégories comparables puisque toutes les personnes dans la même situation que la requérante se voient désormais appliquer l'arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 10 juin 1993.
A.6. Par lui-même, le décret de la Communauté française du 10 avril 1995 ne crée aucune discrimination. Si une discrimination existe entre la requérante qui n'a plus le droit à la mutation et les personnes qui ont bénéficié de ce droit dans le passé, cette discrimination n'est pas créée par le décret litigieux mais par l'arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 10 juin 1993. Le litige résulte de cet arrêté du 10 juin 1993, lequel n'a aucun effet rétroactif dans le cas présent, soit pour l'année 1994-1995.
A.7. A titre subsidiaire, si une discrimination existe, elle n'est pas contraire à l'article 10 de la Constitution. La jurisprudence de la Cour relative aux règles de l'égalité et de la non-discrimination est rappelée. Dans l'arrêt n° 36/90 du 22 novembre 1990, la Cour d'arbitrage a répondu négativement à une question posée par la Cour de cassation sur le point de savoir si une distinction injustifiée n'était pas établie par une loi applicable aux litiges en cours et non aux litiges terminés.
Par ailleurs, une discrimination qui serait éventuellement relevée peut être justifiée en l'espèce par des circonstances exceptionnelles.
Les travaux préparatoires permettent d'établir cette justification objective et raisonnable. Il apparaît en effet que le décret litigieux a été édicté pour des motifs objectifs et raisonnables, étrangers à toute volonté d'influencer dans un sens déterminé l'issue d'une ou de plusieurs procédures judiciaires ou d'empêcher les juridictions de se prononcer sur une question de droit déterminée. Ces objectifs sont des objectifs d'efficacité et de cohérence de la politique de l'enseignement. L'arrêt n° 30/95 du 4 avril 1995 est également rappelé.
Il faut enfin considérer que le décret du 10 avril 1995 dont les objectifs ont été rappelés poursuit un intérêt public supérieur. Or, la Cour a admis à plusieurs reprises que des distinctions opérées dans le but de sauvegarder un intérêt public supérieur peuvent se justifier pour autant que les mesures prises puissent être raisonnablement considérées comme n'étant pas disproportionnées à l'objectif poursuivi.
Mémoire en réponse de la partie requérante A.8. Il faut relever les dissemblances entre l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt n° 30/95 du 4 avril 1995 de la Cour et la présente affaire.
Dans l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt du 4 avril 1995, le droit à la promotion de l'enseignant concerné n'était pas méconnu mais simplement différé. Ce moratoire était justifié par le fait qu'une réforme décrétale était en cours et que la réglementation ancienne n'était pas compatible avec les nouvelles dispositions adoptées par la Communauté flamande depuis 1988. Le moratoire qui s'exprimait par une mesure législative à effet rétroactif pouvait être considéré comme indispensable au bon fonctionnement ou à la continuité du service public.
En outre, la réglementation ancienne ne conférait pas un véritable droit à la promotion dès lors qu'une fonction de promotion était vacante. La situation se présentait par conséquent de manière tout à fait différente de la présente affaire, où un véritable droit à la mutation a été méconnu. Dans cette affaire, il est question d'une désignation à titre temporaire intervenue en faveur de la partie intervenante, dans un emploi vacant, alors qu'une telle désignation ne pouvait en aucun cas être faite sans qu'il ait été fait appel aux candidatures en vue d'une mutation.
L'on ne voit pas quel était l'impératif du bon fonctionnement ou de la continuité du service public qui justifiait pareille violation du droit de la requérante.
Il était évidemment acceptable que la Communauté française estime devoir mettre fin à une situation où le statut du personnel de l'enseignement artistique supérieur était figé depuis 1970. Ce verrou enlevé, il revenait alors au Gouvernement de la Communauté française d'estimer s'il était opportun que l'ensemble de la réglementation créée depuis 1970 doive désormais être applicable à ce personnel. En revanche, on ne voit pas pourquoi, alors que le service public avait jusque-là bien fonctionné, et en toute continuité, sur la base de l'ancienne réglementation, la Communauté française a soudain décidé de faire table rase du passé, « dans le sens où celui-ci était fictivement considéré comme n'ayant jamais existé, avec les conséquences désastreuses qu'une telle mesure impliquait pour les droits des enseignants ». Le seul motif qui puisse expliquer le décret du 10 avril 1995 est le fait que la Communauté française s'est rendu compte que des procédures juridictionnelles étaient encore en cours ou, comme dans la présente affaire, venaient récemment d'être introduites et a voulu couper court à toute remise en cause qui pouvait encore intervenir au terme de ces procédures. C'est pourquoi elle a opté pour la solution avec effet rétroactif sans même limiter cette rétroactivité dans le temps, de sorte que cette rétroactivité s'étend jusqu'à la date d'entrée en vigueur de la loi de 1970 elle-même.
En supprimant - et non pas en différant - un véritable droit, le décret contesté a créé une situation discriminatoire entre les enseignants qui, au même moment, disposaient des mêmes droits, puisqu'avec effet rétroactif des personnes se trouvant exactement dans la même situation disposent désormais de droits différents, sans justification raisonnable.
Concernant la source de l'éventuelle discrimination, la thèse de la partie intervenante ne peut être admise. « Le seul fait qu'il ait fallu remplacer l'abrogation par une mesure rapportant l'article 16, § 2, de la loi de 1970, est suffisant pour démontrer le contraire. » Mémoire en réponse de la partie intervenante A.9. Le raisonnement tenu par la partie requérante devant le Conseil d'Etat, selon lequel le décret du 10 avril 1995 était motivé par le souci de la Communauté française de mettre fin à des situations conflictuelles existantes, ne peut être suivi.
Ce n'est pas le décret litigieux qui est à l'origine de la discrimination mais l'arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 10 juin 1993.
Dans son arrêt n° 30/95 du 4 avril 1995, la Cour a d'ailleurs considéré que ce n'est que dans l'hypothèse où la rétroactivité aurait pour objectif unique ou principal d'influencer dans un sens déterminé l'issue d'une ou de plusieurs procédures judiciaires ou d'empêcher les juridictions de se prononcer sur une question de droit déterminée, sans que des circonstances exceptionnelles puissent raisonnablement justifier cette intervention, qu'il y aurait atteinte aux garanties juridictionnelles offertes à tous les citoyens et, partant, violation du principe d'égalité. La partie intervenante devant le Conseil d'Etat a démontré dans son mémoire que tel n'était pas l'objectif de la disposition litigieuse.
Mémoires complémentaires A.10. Par ordonnance du 28 mai 1997, la Cour a invité les parties à s'expliquer sur la question de savoir si, dès lors que la nomination attaquée date du 25 juillet 1994, le contrôle de la Cour au regard de l'article 10 de la Constitution ne devrait pas également porter sur l'article 37 du décret du 22 décembre 1994 qui est entré en vigueur le 1er juillet 1994, conformément à l'article 38 de ce décret.
La Cour a reçu un mémoire de la requérante.
Mémoire complémentaire de la requérante A.11. Le décret du 22 décembre 1994 s'est contenté d'abroger l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970. Cette abrogation n'a d'effet que pour l'avenir. La disposition du décret du 22 décembre 1994 est une disposition attributive de compétence qui n'a pas pour effet de rendre a posteriori applicable au personnel enseignant toutes les modifications de l'arrêté royal du 22 mars 1969. Le Gouvernement de la Communauté française est désormais habilité à faire usage de sa nouvelle compétence en décidant, dans le respect du principe de la non-rétroactivité, d'appliquer éventuellement toutes les modifications de l'arrêté royal du 22 mars 1969 intervenues depuis cette dernière date.
Il en résulte que, sauf à faire irrégulièrement rétroagir sa ou ses décisions, le Gouvernement se trouvait, avant le décret du 10 avril 1995, dans l'impossibilité de modifier les droits acquis par les enseignants antérieurement à l'entrée en vigueur du décret du 22 décembre 1994.
Le décret du 10 avril 1995 a lui une portée toute différente puisqu'il rapporte purement et simplement l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970, de sorte que toutes les modifications faites par le Roi puis par l'Exécutif ou le Gouvernement de la Communauté française sont réputées avoir été toujours directement applicables à l'enseignement artistique supérieur, ce qui revient à méconnaître tous les droits acquis par les enseignants.
La requérante n'a pas mis en cause le décret du 22 décembre 1994 parce que, s'il n'y avait pas eu le décret du 10 avril 1995, elle n'eût pas été visée par l'abrogation de l'article 16, § 2, en vue de sa mutation, par une décision qui eût dû intervenir vers le mois de juillet 1994, dans l'emploi qu'elle revendiquait.
Le fait que l'article 37 du décret du 22 décembre 1994 soit entré en vigueur le 1er juillet 1994 ne faisait pas problème, compte tenu de trois éléments : la rétroactivité, toute critiquable qu'elle soit, ne pouvait pas être de nature à priver la requérante de son droit à la mutation puisque la procédure en vue des mutations devait être lancée dès le mois de février 1994 et se clôturait habituellement soit dans le courant du mois de juin, soit dans le courant du mois de juillet, par une décision ministérielle de mutation; aucun arrêté du Gouvernement de la Communauté française n'a été pris pour appliquer à l'enseignement artistique supérieur les modifications de l'arrêté royal du 22 mars 1969 intervenues depuis 1969, y compris pour ce qui concerne l'arrêté de l'Exécutif de la Communauté française du 10 juin 1993 qui a, pour les autres secteurs de l'enseignement, remplacé le régime des mutations par un régime de changement d'affectation; à supposer qu'un tel arrêté eût existé ou qu'un tel arrêté soit pris aujourd'hui, ou bien il rétroagirait au 1er juillet 1994, mais on ne voit pas très bien quel pourrait être l'effet utile d'une telle rétroactivité puisque le régime des mutations pour l'année 1994-1995 devait être mis en oeuvre dès le mois de février 1994, ou bien il aurait en outre contenu ou contiendrait une disposition disant explicitement qu'il n'y avait pas lieu de clôturer les procédures de mutation régulièrement entamées, dans lequel cas il n'eût de toute façon pas non plus été possible de recourir au régime des changements d'affectation, puisque les demandes de changement eussent dû être faites dès le mois de janvier 1994 alors que, par hypothèse, in illo tempore, c'est le régime des mutations qui était en vigueur. Dans cette hypothèse, la requérante aurait mis en cause la rétroactivité de cet arrêté.
En tant que la question préjudicielle porterait également sur l'article 37 du décret du 22 décembre 1994, soit elle est trop large car elle ne concerne pas le litige porté par la requérante devant le Conseil d'Etat, cette extension n'étant pas nécessaire à la solution du litige, soit elle est prématurée, si l'on imagine que le Gouvernement de la Communauté française prenait prochainement l'initiative d'adopter un arrêté rendant rétroactivement applicables au 1er juillet 1994 les modifications de l'arrêté royal du 22 mars 1969.
Cependant, dans le but de décourager toute tentative de la Communauté française de porter tout de même atteinte au régime des mutations tel qu'il était applicable au 30 juin 1994, la question préjudicielle pourrait également porter sur l'article 37 du décret du 22 décembre 1994, en tant qu'il est entré en vigueur le 1er juillet 1994. C'est d'ailleurs plutôt sur l'article 38 de ce décret que devrait porter la question préjudicielle, c'est-à -dire sur le principe même de la rétroactivité. Cet article serait contraire à l'article 10 de la Constitution en tant qu'il devrait être interprété - quod non dans l'esprit de la requérante - comme permettant au Gouvernement de la Communauté française d'abroger le régime des mutations dans l'enseignement artistique supérieur en vue des mutations pour l'année 1994-1995.
Une telle discrimination serait justifiée de la même manière que celle qui est créée par le décret du 10 avril 1995. La Cour pourrait également interpréter les articles 37 et 38 du décret du 22 décembre 1994 comme ne permettant pas une telle interprétation, la Cour disant que dans ce cas ils ne violent pas l'article 10 de la Constitution.
En conclusion, la partie demande à la Cour de dire que, interprétés comme ne permettant pas la remise en cause du régime des mutations dans l'enseignement artistique supérieur en vue de l'année académique 1994-1995, les articles 37 et 38 du décret du 22 décembre 1994 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement ne violent pas l'article 10 de la Constitution et que l'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement viole l'article 10 de la Constitution, d'une part en tant qu'il rapporte l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 relative à la structure générale de l'enseignement supérieur et, d'autre part, en tant qu'il modifie rétroactivement, au profit de la Communauté française et de l'intervenante, une situation juridique qui fait l'objet d'une contestation devant le Conseil d'Etat. - B - B.1.1. La question préjudicielle est libellée en ces termes : « L'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement viole-t-il l'article 10 de la Constitution en tant qu'il rapporte l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 relative à la structure générale de l'enseignement supérieur, et en tant qu'il modifie rétroactivement, au profit de la Communauté française et de l'intervenante, une situation juridique qui fait l'objet d'une contestation devant le Conseil d'Etat ? » B.1.2. L'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 relative à la structure générale de l'enseignement supérieur dispose : « Jusqu'à ce qu'une loi règle cette matière, la structure, le classement et la réglementation établie en matière d'enseignement artistique supérieur restent en vigueur. » B.1.3. L'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement dispose : « A l'article 37 du décret du 22 décembre 1994 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement, le mot ' abrogé ' est remplacé par le mot ' rapporté '. » B.1.4. L'article 37 du décret de la Communauté française du 22 décembre 1994 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement dispose : « L'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 relative à la structure générale de l'enseignement supérieur est abrogé. » Cet article 37 entre en vigueur le 1er juillet 1994 en vertu de l'article 38 du décret.
B.2. Le Conseil d'Etat demande à la Cour, en fonction de l'interprétation qu'il donne à l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970, si l'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995, qui rapporte ledit article 16, § 2, est compatible avec l'article 10 de la Constitution en tant qu'il modifie rétroactivement une situation juridique qui fait l'objet d'une contestation en justice.
B.3. Il ressort des travaux préparatoires des articles 37 et 38 du décret du 22 décembre 1994 que l'abrogation de l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 est une réaction à un arrêt du Conseil d'Etat selon lequel cet article fige l'ensemble de la réglementation relative à l'enseignement artistique, en attendant qu'un décret règle le classement et la structure de l'enseignement artistique supérieur. Le législateur a voulu « assurer la possibilité de modifier cette réglementation au cas où le décret organisant l'enseignement artistique supérieur devrait se faire attendre » (Doc., Conseil de la Communauté française, 1993-1994, n° 176/2, p. 17). Le ministre précise encore que « l'abrogation de l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 est nécessaire pour permettre la prise de dispositions réglementaires visant des membres du personnel » et que « le problème en ce qui concerne le personnel est que l'on ne peut prendre aucune disposition sur la base de l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970, ces dispositions faisant l'objet de recours continuels au Conseil d'Etat » (ibidem, p. 18).
B.4. Les travaux préparatoires de l'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995 expliquent pour quel motif le terme « rapporté » a été substitué au terme « abrogé » : « L'emploi du mot ' rapporté ' permet de considérer que l'article 16, paragraphe 2, de la loi du 7 juillet 1970, n'a jamais existé. Toutes les dispositions réglementaires concernant exclusivement ou partiellement l'enseignement artistique ne pourront être remises en cause suite à la jurisprudence du Conseil d'Etat Stecké c/ Conseil de la Communauté française du 29 juin 1994.
L'emploi du mot ' abroger ' était tout à fait inapproprié dans la mesure, d'une part, où toutes les dispositions réglementaires concernant l'enseignement artistique prises entre 1970 et 1994 pouvaient toujours être remises en cause et dans la mesure, d'autre part, où il peut être déduit que toutes les dispositions en matière de structure, de classement et de réglementation de l'enseignement artistique ne sont plus en vigueur. » (Doc., Conseil de la Communauté française, 1994-1995, n° 230/2, p. 11) B.5. En disposant que l'article 16, § 2, de la loi du 7 juillet 1970 était « rapporté », le législateur décrétal a pris une mesure rétroactive.
La rétroactivité de dispositions législatives, qui est de nature à créer de l'insécurité juridique, ne peut se justifier que par des circonstances particulières, notamment lorsqu'elle est indispensable au bon fonctionnement ou à la continuité du service public.
S'il s'avère en outre que la rétroactivité de la norme législative a pour effet d'influencer dans un sens déterminé l'issue d'une ou de plusieurs procédures judiciaires ou d'empêcher les juridictions de se prononcer sur une question de droit déterminée, la nature du principe en cause exige que des circonstances exceptionnelles justifient cette intervention du législateur qui porte atteinte, au détriment d'une catégorie de citoyens, aux garanties juridictionnelles offertes à tous.
En l'espèce, la rétroactivité a pour effet, d'ailleurs voulu, d'influencer dans un sens déterminé l'issue d'actions en justice pendantes. La Cour n'aperçoit pas - et les travaux préparatoires n'indiquent pas - quelles circonstances exceptionnelles justifieraient la rétroactivité critiquée. Celle-ci porte donc atteinte, sans justification admissible, aux garanties juridictionnelles de ceux qui seraient engagés dans des procédures.
B.6. Il résulte de ce qui précède que l'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995 n'est pas compatible avec l'article 10 de la Constitution.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 43 du décret de la Communauté française du 10 avril 1995 portant des mesures urgentes en matière d'enseignement viole l'article 10 de la Constitution.
Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 6 novembre 1997.
Le greffier, L. Potoms.
Le président f.f., L. François.