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Arrêt
publié le 19 décembre 2023

Extrait de l'arrêt n° 153/2023 du 23 novembre 2023 Numéro du rôle : 7846 En cause : le recours en annulation des articles 3 et 6 du décret de la Communauté française du 23 juin 2022 « modifiant le décret du 18 janvier 2018 portant le Code de La Cour constitutionnelle, composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Gie(...)

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 153/2023 du 23 novembre 2023 Numéro du rôle : 7846 En cause : le recours en annulation des articles 3 et 6 du décret de la Communauté française du 23 juin 2022 « modifiant le décret du 18 janvier 2018 portant le Code de la prévention, de l'aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse » (insertion des articles 37/1 et 52/1 dans le décret du 18 janvier 2018), introduit par l'Ordre des barreaux francophones et germanophone.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président P. Nihoul, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet du recours et procédure Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 5 août 2022 et parvenue au greffe le 8 août 2022, l'Ordre des barreaux francophones et germanophone, assisté et représenté par Me J. Fierens, avocat au barreau de Bruxelles, a introduit un recours en annulation des articles 3 et 6 du décret de la Communauté française du 23 juin 2022 « modifiant le décret du 18 janvier 2018 portant le Code de la prévention, de l'aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse » (insertion des articles 37/1 et 52/1 dans le décret du 18 janvier 2018), publié au Moniteur belge du 19 juillet 2022.

Par la même requête, la partie requérante demandait également la suspension des mêmes dispositions décrétales. Par l'arrêt n° 141/2022 du 27 octobre 2022 (ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.141), publié au Moniteur belge du 17 mars 2023, la Cour a rejeté la demande de suspension. (...) II. En droit (...) Quant aux dispositions attaquées et à leur contexte B.1. La partie requérante, soutenue par la partie intervenante, demande l'annulation des articles 3 et 6 du décret de la Communauté française du 23 juin 2022 « modifiant le décret du 18 janvier 2018 portant le Code de la prévention, de l'aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse » (ci-après : le décret du 23 juin 2022).

B.2. Le décret du 23 juin 2022 a un objet double : - d'une part, il introduit un service de garde des conseillers de l'aide à la jeunesse et des directeurs de la protection de la jeunesse (articles 1er et 5 du décret du 23 juin 2022); - d'autre part, il procure un fondement légal aux décisions du ministère public visant à faire héberger un enfant en dehors de son milieu de vie, en cas de nécessité urgente, lorsque l'intégrité physique et psychique de l'enfant est exposée directement et actuellement à un péril grave, et en dehors des heures d'ouverture des services de l'aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse, ou si le conseiller de l'aide à la jeunesse ou le directeur de la protection de la jeunesse ne sont pas joignables durant ces heures (articles 3 et 6, attaqués, du décret du 23 juin 2022).

B.3.1. L'article 3, attaqué, du décret du 23 juin 2022 insère, dans le décret de la Communauté française du 18 janvier 2018 « portant le code de la prévention, de l'aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse » (ci-après : le Code de la jeunesse), un article 37/1.

L'article 37/1 du Code de la jeunesse dispose : « § 1er. En cas de nécessité urgente, lorsque l'intégrité physique ou psychique d'un enfant est exposée directement et actuellement à un péril grave et en dehors des heures d'ouverture des services de l'aide à la jeunesse ou si le conseiller n'est pas joignable durant celles-ci, le ministère public peut prendre la mesure visée à l'article 51, alinéa 1er, 2°. La mesure prend fin au plus tard à la fin du premier jour ouvrable suivant le moment où la mesure a été prise. § 2. Le tribunal de la jeunesse connaît des contestations relatives à la mesure visée au paragraphe 1er prise par le Ministère public et portées devant lui par les personnes visées à l'article 36, alinéa 1er ».

B.3.2. L'article 6, attaqué, du décret du 23 juin 2022 insère, dans le Code de la jeunesse, un article 52/1.

L'article 52/1 du Code de la jeunesse dispose : « § 1er. En cas de nécessité urgente, lorsque l'intégrité physique ou psychique de l'enfant est exposée directement et actuellement à un péril grave et en dehors des heures d'ouverture des services de protection de la jeunesse ou si le directeur n'est pas joignable durant celles-ci, le Ministère public peut prendre la mesure visée à l'article 51, alinéa 1er, 2°. La mesure prend fin au plus tard à la fin du premier jour ouvrable suivant le moment où la mesure a été prise. § 2. Le tribunal de la jeunesse connaît des contestations relatives à la mesure visée [au] paragraphe 1er prise par le ministère public et portées devant lui par les personnes visées à l'article 54, alinéa 1er ».

B.3.3.1. La « mesure visée à l'article 51, alinéa 1er, 2° » du Code de la jeunesse, à laquelle renvoient les articles 37/1 et 52/1 du Code, insérés par les dispositions attaquées, vise la décision, « dans des situations exceptionnelles, que l'enfant sera hébergé temporairement hors de son milieu de vie en vue de son éducation ou de son traitement ».

B.3.3.2. Les articles 37/1 et 52/1 du Code de la jeunesse, tels qu'ils ont été insérés par les dispositions attaquées, permettent dès lors au ministère public de faire héberger un enfant en dehors de son milieu de vie, lorsque trois conditions sont remplies.

Il faut (i) une nécessité urgente, (ii) que l'intégrité physique et psychique de l'enfant soit exposée directement et actuellement à un péril grave, et (iii) que la situation se présente en dehors des heures d'ouverture des services de l'aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse, ou à un moment où le conseiller de l'aide à la jeunesse ou le directeur de la protection de la jeunesse ne sont pas joignables.

B.3.4. Un recours contre cette mesure peut être introduit devant le tribunal de la jeunesse par les « personnes visées à l'article 36, alinéa 1er » et par les « personnes visées à l'article 54, alinéa 1er » du Code de la jeunesse. Il s'agit (1) des personnes exerçant l'autorité parentale à l'égard de l'enfant, (2) des personnes qui hébergent l'enfant en droit ou en fait, (3) des personnes bénéficiant du droit d'entretenir avec l'enfant des relations personnelles, (4) de l'enfant âgé d'au moins quatorze ans, (5) de l'enfant âgé d'au moins douze ans assisté par un avocat, désigné d'office, le cas échéant à la demande du conseiller, et (6) de l'enfant âgé de moins de douze ans ou son tuteur ad hoc si les personnes exerçant l'autorité parentale à l'égard de l'enfant, les personnes qui hébergent l'enfant en droit ou en fait ou les personnes bénéficiant du droit d'entretenir avec l'enfant des relations personnelles s'abstiennent de saisir le tribunal.

B.3.5. Les travaux préparatoires mentionnent : « Un nouvel article 37/1 est inséré en vue de légaliser la mesure prétorienne. Une pratique récurrente du ministère public en matière d'aide à la jeunesse est de prendre, dans certaines circonstances, une mesure d'hébergement hors du milieu de vie pour une période de très courte durée, lorsque l'enfant est supposé être exposé directement et actuellement à un péril grave, et ce dans l'attente de l'intervention du conseiller.

Cette pratique est très fréquente dans certains arrondissements judiciaires, en soirée, les jours fériés et les week-ends, le conseiller reprenant généralement la gestion de la situation dès le premier jour ouvrable suivant. Elle permet d'éviter le passage devant le tribunal de la jeunesse dans certaines situations et de rester gérées dans le cadre de l'aide volontaire.

La légalisation de la mesure prétorienne prend tout son sens dans le cadre du système de garde des conseillers et directeurs. En effet, la possibilité offerte officiellement au ministère public de prendre une mesure d'éloignement de l'enfant pendant une durée très limitée, couvrant la suite du week-end ainsi que le premier jour ouvrable suivant laisse l'opportunité au conseiller d'assurer le suivi de la situation dans les limites de l'aide volontaire » (Doc. Parl., Parlement de la Communauté française, 2021-2022, n° 397/1, p. 8).

B.4.1. Le service de garde des conseillers de l'aide à la jeunesse et des directeurs de la protection de la jeunesse est coordonné par zone et organisé selon les modalités fixées par le Gouvernement.

B.4.2. Le conseiller de l'aide à la jeunesse est une autorité administrative placée sous l'autorité hiérarchique du fonctionnaire dirigeant de l'administration compétente de la Communauté française.

Il ou elle dirige le service de l'aide à la jeunesse et doit exercer ses compétences en matière d'aide individuelle en toute indépendance.

Il y a un conseiller dans chaque division du tribunal de première instance ou dans chaque arrondissement judiciaire qui n'est pas composé de divisions (articles 2, 5°, 8°, 12° et 17°, 16 et 17 du Code de la jeunesse).

Le directeur de la protection de la jeunesse est une autorité administrative placée sous l'autorité hiérarchique du fonctionnaire dirigeant de l'administration compétente de la Communauté française.

Il y a un directeur dans chaque division du tribunal de première instance ou dans chaque arrondissement judiciaire qui n'est pas composé de divisions, pour diriger le service de la protection de la jeunesse. Il ou elle exerce ses compétences en matière de protection individuelle en toute indépendance (articles 2, 5°, 10°, 12° et 17°, 18 et 19 du Code de la jeunesse).

B.4.3. Pendant la garde, la mission du conseiller de l'aide à la jeunesse et du directeur de la protection de la jeunesse consiste à informer le ministère public sur l'opportunité de procéder en urgence à l'éloignement du milieu de vie de l'enfant concerné, - lorsque le ministère public envisage de faire application des articles 37 ou 37/1 du Code de la jeunesse, dans le cadre de l'aide à la jeunesse (article 35, § 5, du Code de la jeunesse, tel qu'il a été complété par l'article 1er du décret du 23 juin 2022); ou - lorsque le ministère public envisage de faire application des articles 52 et 52/1 du même Code, dans le cadre de la protection de la jeunesse (article 53, § 6, du Code de la jeunesse, tel qu'il a été inséré par l'article 5 du décret du 23 juin 2022).

B.4.4.1. Tel qu'il a été modifié par l'article 2 du décret du 23 juin 2022, l'article 37 du Code de la jeunesse, auquel il est renvoyé, dispose : « § 1er. En cas de nécessité urgente, lorsque l'intégrité physique ou psychique de l'enfant est exposée directement et actuellement à un péril grave et à défaut d'accord des personnes visées à l'article 23, le tribunal de la jeunesse peut prendre à titre provisoire, pour une durée qui ne peut excéder trente jours, la mesure visée à l'article 51, alinéa 1er, 2°.

Lorsque la saisine du tribunal n'est pas sollicitée par le conseiller, le ministère public s'assure préalablement auprès de celui-ci de l'absence d'accord des personnes visées à l'article 23 ou de l'impossibilité de recueillir cet accord.

La décision du tribunal est transmise immédiatement au directeur afin d'être exécutée conformément à l'article 53.

La décision du tribunal détermine les modalités d'exécution de la mesure provisoire qui s'appliquent jusqu'à ce que, le cas échéant, le directeur décide d'autres modalités d'exécution ou convienne d'une autre mesure avec les personnes visées à l'article 23, conformément à l'article 53, § 5. § 2. Le ministère public peut exceptionnellement saisir directement le tribunal lorsqu'il démontre que le conseiller n'a pas pu être atteint et que l'intérêt de l'enfant ne permet pas d'attendre l'organisation et la mise en oeuvre de l'aide volontaire.

Dans les cas visés à l'alinéa 1er où le conseiller n'a pas pu être atteint et les cas où le conseiller qui assure le service de garde prévu à l'article 35, § 5, alinéa 2, n'a pas connaissance de la situation, la décision du tribunal est transmise immédiatement au conseiller qui exerce dans ces cas les missions liées à l'exécution d'une mesure provisoire prévues par l'article 53, §§ 1er, 2, 3 et 5, et tente d'obtenir l'accord des personnes visées à l'article 23 sur la ou les mesures décidées par le tribunal ou sur leur modification. § 3. Conformément à l'article 53, § 5, alinéa 3, la mesure provisoire peut être prolongée une seule fois de quarante-cinq jours au plus ».

B.4.4.2. Tel qu'il a été modifié par l'article 4 du décret du 23 juin 2022, l'article 52 du Code de la jeunesse dispose : « En cas de nécessité urgente, lorsque l'intégrité physique ou psychique de l'enfant est exposée directement et actuellement à un péril grave et à défaut d'accord des personnes visées à l'article 23, le tribunal de la jeunesse peut prendre à titre provisoire, pour une durée qui ne peut excéder trente jours, la mesure visée à l'article 51, alinéa 1er, 2°.

Lorsque la saisine du tribunal n'est pas sollicitée par le directeur, le ministère public s'assure préalablement auprès de celui-ci de l'absence d'accord des personnes visées à l'article 23 ou de l'impossibilité de recueillir cet accord.

Le ministère public peut exceptionnellement saisir directement le tribunal lorsqu'il démontre que le directeur n'a pas pu être atteint et que l'intérêt de l'enfant ne permet pas d'attendre l'intervention du directeur.

La décision du tribunal est transmise immédiatement au directeur afin d'être exécutée conformément à l'article 53.

La décision du tribunal détermine les modalités d'exécution de la mesure provisoire qui s'appliquent jusqu'à ce que, le cas échéant, le directeur décide d'autres modalités d'exécution ou convienne d'une autre mesure avec les personnes visées à l'article 23, conformément à l'article 53, § 5.

Conformément à l'article 53, § 5, alinéa 3, la mesure provisoire peut être prolongée une seule fois de quarante-cinq jours au plus ».

B.4.4.3. Les personnes visées à l'article 23 du Code de la jeunesse, auxquelles il est renvoyé, sont l'enfant âgé d'au moins quatorze ans, l'enfant âgé d'au moins douze ans, assisté par un avocat, désigné d'office, le cas échéant, à la demande du conseiller, et les personnes qui exercent l'autorité parentale à l'égard de l'enfant.

B.4.5. A propos du service de garde, les travaux préparatoires mentionnent : « Un projet pilote de garde des conseillers de l'aide à la jeunesse et des directeurs de la protection de la jeunesse a été expérimenté dans les arrondissements judiciaires de Liège et Luxembourg, du 4 octobre 2019 au 31 mai 2020. Le dispositif pratiqué alors est décrit dans la circulaire du 1er août 2019 portant sur l'expérimentation d'un système de garde des conseillers de l'aide à la jeunesse et des directeurs de la protection de la jeunesse mise à jour le 23 septembre 2019.

Ce projet pilote a confirmé l'opportunité d'étendre un système de garde à l'ensemble des arrondissements judiciaires, chacun pouvant en reconnaître la plus-value, aussi bien dans les rangs des mandants de l'aide et de la protection de la jeunesse, que dans ceux du ministère public. En effet, ce projet a permis de renforcer les relais entre les conseillers et directeurs et les membres du parquet, tout en favorisant la reconnaissance des compétences réciproques. De même, dans certains cas, le système mis en place a permis d'anticiper les situations d'urgence, les différents mandants avertissant le conseiller ou le directeur de garde des dossiers présentant un risque accru de dégradation au cours du week-end. Une telle anticipation permet au mandant de garde de disposer des éléments utiles lorsque la situation d'urgence se présente.

Le projet pilote a révélé la nécessité d'approfondir l'articulation de l'action des mandants communautaires avec le ministère public. En effet, celui-ci étant le premier intervenant face à une situation de crise et de danger, la mesure prétorienne est apparue comme un élément essentiel du dispositif de garde. [...] [...] pour les périodes plus longues de week-end ou les jours fériés durant lesquels le mandant communautaire est actuellement injoignable, il est apparu judicieux que le ministère public puisse s'appuyer sur l'expertise psycho-sociale et les compétences particulières reconnues aux conseillers de l'aide à la jeunesse et aux directeurs de la protection de la jeunesse. Aussi, le système de garde tel qu'il est pensé prévoit une collaboration étroite entre le ministère public et les mandants de l'aide et de la protection de la jeunesse afin que la meilleure solution puisse être trouvée face à l'urgence. [...] Le système de garde tel que pensé est ainsi à la recherche d'un équilibre : tout en consolidant le principe de déjudiciarisation consacré par le décret du 18 janvier 2018 durant les périodes de fermeture des services de la Communauté française, il garantit au ministère public une aide substantielle à la prise de décision par le biais d'une transmission d'informations, d'éléments d'appréciation et de pistes d'orientations. Par ailleurs, le projet pilote de garde a montré que le système permet d'éviter des saisines du juge de la jeunesse ce qui permet une réduction du nombre de procédures à suivre par le ministère public à moyen ou plus long terme » (Doc. Parl., Parlement de la Communauté française, 2021-2022, n° 397/1, pp. 3-5).

En commission, la ministre a précisé : « Le modèle de garde instaure des permanences téléphoniques des mandants communautaires les weekends et les jours fériés ainsi que les vendredis en soirée. Les mandants peuvent être contactés par les Procureurs. Plus que de simples moments d'échanges, il s'agit véritablement d'organiser la suite de la prise en charge de la situation concernée.

Ce modèle permet à l'aide négociée de jouer pleinement son rôle et offrir aux bénéficiaires les compétences des mandants, rompus au travail avec les jeunes en danger. La mise en place d'une reprise rapide par les mandants, garantit aussi que les jeunes et les familles bénéficient d'une prise en charge immédiate.

L'instauration de ce modèle de gardes est une étape essentielle dans la mise en oeuvre d'un système de gardes plus complet qui devrait, idéalement, viser l'organisation d'un modèle présentiel de mandants accompagnés de membres des sections sociales et administratives.

Toutefois, un tel modèle nécessite des moyens budgétaires et humains conséquents » (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 2021-2022, n° 397/2, pp. 4-5).

Quant au fond En ce qui concerne le premier moyen B.5. Le premier moyen est pris de la violation de l'article 13 de la Constitution, en ce que les dispositions attaquées donnent au ministère public le pouvoir de placer un enfant temporairement en dehors de son milieu de vie, lorsque les conditions d'application de ces dispositions sont remplies.

Selon la partie requérante et la partie intervenante, toute mesure de placement d'un enfant constitue une ingérence grave dans le respect de la vie privée et familiale de l'enfant et de sa famille qui ne peut être décidée que par un juge, dans le cadre d'une procédure garantissant à tout le moins l'audition des personnes concernées. Les dispositions attaquées auraient pour effet de distraire des justiciables, contre leur gré, du juge que la loi leur assigne.

B.6.1. L'article 13 de la Constitution contient un droit d'accès au juge compétent, qui est un droit fondamental dans un Etat de droit.

Le droit d'accès au juge constitue un élément inhérent au droit à un procès équitable consacré par l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH, 21 février 1975, Golder c. Royaume-Uni, ECLI:CE:ECHR:1975:0221JUD000445170, § 36; grande chambre, 15 mars 2022, Grzeda c. Pologne, ECLI:CE:ECHR:2022:0315JUD004357218, § 342).

La portée de cette disposition conventionnelle est analogue à celle de la disposition constitutionnelle précitée, de sorte que les garanties que fournissent ces deux dispositions forment un tout indissociable.

B.6.2. La réalisation du droit d'accès au juge implique une voie judiciaire effective (CEDH, grande chambre, 15 mars 2018, Naït-Liman c. Suisse, ECLI:CE:ECHR:2018:0315JUD005135707, §§ 112 et 113). B.6.3. Toutefois, contrairement à ce que soutiennent la partie requérante et la partie intervenante, le droit d'accès au juge n'implique pas que toute mesure restrictive du droit au respect de la vie privée et familiale, même importante, doive être prise par un juge indépendant et impartial.

Si l'intervention préalable d'un juge indépendant et impartial pour adopter une telle mesure peut constituer une garantie du respect d'autres droits fondamentaux, comme le droit au respect de la vie privée et familiale ou le droit au respect du domicile, elle ne découle pas comme telle du droit d'accès au juge.

B.7. En ce que le premier moyen, pris en substance de la violation de l'article 13 de la Constitution, est uniquement fondé sur la critique selon laquelle les dispositions attaquées confient, en cas de nécessité urgente, au ministère public, et non pas au tribunal de la jeunesse, le pouvoir de placer temporairement en dehors de son milieu de vie un enfant en grave danger, il n'est pas fondé.

En ce qui concerne les deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième moyens B.8. Les griefs soulevés par la partie requérante et la partie intervenante dans les deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième moyens sont étroitement liés, de sorte que la Cour les examine conjointement.

B.9.1. Le deuxième moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

La partie requérante et la partie intervenante soutiennent que la différence de traitement entre, d'une part, les enfants qui sont placés en dehors de leur milieu de vie par le ministère public sur la base des articles 37/1 ou 52/1 du Code de la jeunesse et les familles de ces enfants, et, d'autre part, les enfants qui sont placés par un juge, en l'occurrence le tribunal de la jeunesse, et les familles de ces enfants n'est pas raisonnablement justifiée parce qu'elle tient uniquement au fonctionnement de l'administration, au moment où est prise la décision de placer l'enfant.

B.9.2. Le troisième moyen est pris de la violation de l'article 22bis, alinéa 2, de la Constitution, des articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec les articles 9, paragraphe 2, et 12 de la Convention relative aux droits de l'enfant, avec le principe général du contradictoire et des droits de la défense, et avec l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

La partie requérante et la partie intervenante soutiennent que le principe général du contradictoire n'est pas garanti, en ce qu'il n'y a pas d'audition de l'enfant placé par le ministère public sur la base des articles 37/1 ou 52/1 du Code de la jeunesse qui a l'âge et la maturité requis (première branche), et en ce qu'aucune autre garantie du procès équitable n'est respectée (seconde branche).

B.9.3. Le quatrième moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 144 de la Constitution.

La partie requérante et la partie intervenante font valoir qu'en cas de placement d'un enfant sur la base des articles 37/1 ou 52/1 du Code de la jeunesse sans l'accord de l'enfant ou de sa famille, il y a une contestation au sujet de droits civils qui doit nécessairement faire l'objet d'une décision rendue par un tribunal.

B.9.4. Le cinquième moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce que le recours qui peut être exercé contre la mesure de placement de l'enfant prise par le ministère public sur la base des articles 37/1 ou 52/1 du Code de la jeunesse n'est pas effectif.

B.9.5. Le sixième moyen est pris de la violation de l'article 22 de la Constitution et des articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, avec l'article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et avec les articles 7 et 9 de la Convention relative aux droits de l'enfant.

La partie requérante et la partie intervenante soutiennent que la décision du ministère public de placer un enfant sur la base des articles 37/1 ou 52/1 du Code de la jeunesse constitue une ingérence injustifiée et disproportionnée dans le droit au respect de la vie privée et familiale.

B.10.1. A titre liminaire, la requête ne contient pas, dans le deuxième moyen, un exposé qui ferait apparaître en quoi l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, pris isolément, serait violé.

En conséquence, en ce qu'il est pris de la violation de cette disposition conventionnelle, le moyen est irrecevable.

B.10.2.1. Ensuite, dans le troisième moyen, la partie requérante et la partie intervenante soutiennent que les garanties prescrites par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ne sont pas respectées. En particulier, les dispositions attaquées ne garantiraient pas le principe général du contradictoire, l'accès au dossier, l'intervention d'un avocat, l'obligation de motiver la décision, le droit des parties ou de l'enfant de conclure, et la notification de la décision de placement et des voies de recours.

B.10.2.2. Les garanties contenues dans l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ne s'appliquent toutefois pas au ministère public lorsque celui-ci décide de placer un enfant sur la base des dispositions attaquées, puisque, faute d'être investi d'une compétence juridictionnelle, il ne constitue pas un « tribunal » au sens de cette disposition (CEDH, 1er décembre 2020, GuCdmundur Andri CAstrssCdsson c. Islande, grande chambre, ECLI:CE:ECHR:2020:1201JUD002637418, § 219).

B.10.2.3. Dès lors, le troisième moyen n'est pas fondé en ce qu'il est pris de la violation de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

B.10.2.4. Le principe général des droits de la défense, dont le principe du contradictoire de la procédure et le droit de présenter sa défense sont des composantes, s'applique à toutes les juridictions ainsi qu'à l'autorité administrative lorsque celle-ci entend sanctionner ou punir.

Le ministère public n'est ni une juridiction, ni une autorité administrative qui entend sanctionner ou punir. Le principe général des droits de la défense ne s'applique donc pas à lui lorsqu'il prend une mesure de placement d'un enfant sur la base des articles 37/1 ou 52/1 du Code de la jeunesse.

Le troisième moyen n'est donc pas fondé en ce qu'il est pris de la violation du principe général du contradictoire et des droits de la défense.

B.10.2.5. En revanche, le troisième moyen doit être examiné en ce qu'il est pris de la violation des dispositions constitutionnelle et conventionnelles qui consacrent le droit de l'enfant d'être entendu eu égard à son âge et à son discernement.

B.10.3. Le cinquième moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 13 de la Convention européenne des droits de l'homme.

L'on peut déduire de l'exposé du moyen contenu dans la requête que la partie requérante critique l'absence de recours effectif permettant de se prévaloir d'une violation du droit au respect de la vie privée et familiale, garanti notamment par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

La violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme étant invoquée dans le sixième moyen, et compte tenu de l'examen conjoint par la Cour des cinquième et sixième moyens, le cinquième moyen est recevable.

B.11. Le principe d'égalité et de non-discrimination n'exclut pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée.

L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité et de non-discrimination est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

B.12.1. Selon l'article 22bis, alinéa 2, de la Constitution, tout enfant a le droit de s'exprimer « sur toute question qui le concerne » et « son opinion est prise en considération, eu égard à son âge et à son discernement ».

Selon l'article 12, paragraphe 1, de la Convention relative aux droits de l'enfant, les Etats parties à cette Convention garantissent à l'enfant qui est capable de discernement le droit d'exprimer librement son opinion « sur toute question l'intéressant ». Selon le paragraphe 2 de cette disposition, l'enfant doit avoir l'occasion d'être entendu « dans toute procédure judiciaire ou administrative l'intéressant ».

B.12.2. En ce que l'article 12 de la Convention relative aux droits de l'enfant confère aux enfants le droit d'exprimer leur propre opinion sur toute question les intéressant, cette disposition a une portée analogue à celle de l'article 22bis, alinéa 2, de la Constitution, de sorte que ces deux dispositions forment un tout indissociable.

B.12.3. L'article 9 de la même Convention dispose : « 1. Les Etats parties veillent à ce que l'enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que cette séparation est nécessaire dans l'intérêt supérieur de l'enfant. Une décision en ce sens peut être nécessaire dans certains cas particuliers, par exemple lorsque les parents maltraitent ou négligent l'enfant, ou lorsqu'ils vivent séparément et qu'une décision doit être prise au sujet du lieu de résidence de l'enfant. 2. Dans tous les cas prévus au paragraphe 1 du présent article, toutes les parties intéressées doivent avoir la possibilité de participer aux délibérations et de faire connaître leurs vues.3. Les Etats parties respectent le droit de l'enfant séparé de ses deux parents ou de l'un d'eux d'entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à l'intérêt supérieur de l'enfant. [...] ».

B.12.4. En ce que l'article 9, paragraphe 2, de la même Convention doit être compris comme donnant aux enfants, entre autres, la possibilité de participer aux délibérations et de faire connaître leurs vues lorsqu'ils sont séparés de leurs parents contre leur gré, s'ils ont l'âge et la maturité requis, cette disposition a également une portée analogue à celle de l'article 22bis, alinéa 2, de la Constitution, avec laquelle elle forme un tout indissociable.

B.13. L'article 13 de la Convention européenne des droits de l'homme garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés consacrés par la Convention européenne des droits de l'homme. L'article 13 de la Convention européenne des droits de l'homme n'a donc pas d'existence indépendante (CEDH, 7 juillet 2009, Zavoloka c. Lettonie, ECLI:CE:ECHR:2009:0707JUD005844700, § 35).

Pour être efficace, un recours doit être capable de porter directement remède à la situation critiquée (Comm. Eur. D.H., décision, Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 1989). La portée du contrôle doit donc être suffisamment large et les autorités compétentes doivent examiner le fond du grief tiré de la violation d'un droit fondamental garanti par la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH, 8 juillet 2003, Hatton et autres c. Royaume-Uni, ECLI:CE:ECHR:2003:0708JUD003602297, § 141). Pour être efficaces, les recours doivent être appropriés et accessibles à l'intéressé (CEDH, 11 juin 2009, Petkov et autres c. Bulgarie, ECLI:CE:ECHR:2009:0611JUD007756801, § 82; CEDH, décision, 27 mars 2003 et 22 mai 2003, Paulino Tomsss c. Portugal, ECLI:CE:ECHR:2003:0327DEC005869800).

B.14.1. L'article 144 de la Constitution dispose : « Les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux.

Toutefois, la loi peut, selon les modalités qu'elle détermine, habiliter le Conseil d'Etat ou les juridictions administratives fédérales à statuer sur les effets civils de leurs décisions ».

Cette disposition constitutionnelle confie exclusivement aux juridictions judiciaires le pouvoir de connaître des contestations portant sur un droit civil, sous réserve de ce que la loi peut attribuer au Conseil d'Etat ou aux juridictions administratives fédérales la compétence de statuer sur les effets civils de leurs décisions.

B.14.2. Priver une catégorie de personnes de cette garantie reviendrait à instaurer une différence de traitement qui n'est pas compatible avec l'article 144 de la Constitution et, partant, avec les articles 10 et 11 de la Constitution.

B.15.1. L'article 22 de la Constitution dispose : « Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi.

La loi, le décret ou la règle visée à l'article 134 garantissent la protection de ce droit ».

B.15.2. Le Constituant a recherché la plus grande concordance possible entre l'article 22 de la Constitution et l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 997/5, p. 2).

La portée de cet article 8 est analogue à celle de la disposition constitutionnelle précitée, de sorte que les garanties que fournissent ces deux dispositions forment un tout indissociable.

B.15.3. L'article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose : « 1. Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes illégales à son honneur et à sa réputation. 2. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes ». B.15.4. Selon l'article 7 de la Convention relative aux droits de l'enfant, l'enfant a, entre autres, « dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux ».

B.15.5. Le fait d'être ensemble représente pour un parent et son enfant un élément fondamental de la vie familiale et les mesures qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale (CEDH, grande chambre, 10 septembre 2019, Strand Lobben et autres c. Norvège, ECLI:CE:ECHR:2019:0910JUD003728313, § 202).

Le droit au respect de la vie privée et familiale que garantissent les dispositions constitutionnelle et conventionnelles précitées n'exclut pas une ingérence d'une autorité publique dans l'exercice du droit au respect de la vie familiale, mais exige que cette ingérence soit prévue par une disposition législative suffisamment précise, qu'elle réponde à un besoin social impérieux dans une société démocratique et qu'elle soit proportionnée à l'objectif légitime qu'elle poursuit.

Dans les affaires concernant le placement d'un enfant par une autorité publique, l'intérêt de l'enfant doit passer avant toute autre considération. L'intérêt supérieur de l'enfant peut primer sur celui des parents (CEDH, grande chambre, 10 septembre 2019, Strand Lobben et autres c. Norvège, ECLI:CE:ECHR:2019:0910JUD003728313, §§ 206 et 207).

En même temps, la recherche de l'unité familiale et celle de la réunion de la famille en cas de séparation constituent des considérations inhérentes au droit au respect de la vie familiale.

Par conséquent, (1) seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial (CEDH, grande chambre, 10 septembre 2019, Strand Lobben et autres c.Norvège, § 207); (2) l'enfant ne doit pas être séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes décident, sous réserve de révision judiciaire, que cette séparation est nécessaire dans l'intérêt de l'enfant.Il appartient aux Etats membres d'instaurer des garanties procédurales pratiques et effectives permettant de veiller à la protection et à la mise en oeuvre de l'intérêt supérieur de l'enfant (ibid., § 207); (3) l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme implique à charge de toute autorité publique qui ordonnerait une prise en charge de l'enfant restreignant la vie familiale une obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible (ibid., § 205). Cette obligation positive s'impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l'intérêt supérieur de l'enfant (ibid., § 208).

B.16. Selon le Gouvernement de la Communauté française, la différence de traitement dénoncée dans le deuxième moyen, à savoir la différence entre les enfants qui sont placés par le ministère public sur la base des articles 37/1 ou 52/1 du Code de la jeunesse, et les enfants qui sont placés par le tribunal de la jeunesse sur la base des articles 37 ou 52 du Code de la jeunesse n'existe pas, puisque le ministère public peut toujours décider, même en dehors des heures d'ouverture des services d'aide et de protection de la jeunesse, de saisir le tribunal de la jeunesse sur la base des articles 37 ou 52 du Code de la jeunesse, afin que celui-ci procède au placement de l'enfant.

Or, le fait que le ministère public garde la faculté de saisir le tribunal de la jeunesse sur la base des articles 37 ou 52 du Code de la jeunesse afin que celui-ci décide du placement de l'enfant ne porte pas atteinte au pouvoir qui lui est conféré par les dispositions attaquées de placer un enfant sur la base des articles 37/1 ou 52/1 du Code de la jeunesse, de sorte que la différence de traitement dénoncée existe bel et bien.

B.17.1. La Cour doit vérifier si cette différence de traitement est objectivement et raisonnablement justifiée.

B.17.2. Toute mesure de placement d'un enfant en dehors de son milieu de vie constitue une ingérence grave dans le droit au respect de la vie privée et familiale de l'enfant et de sa famille.

Bien qu'elle soit censée être de courte durée, la mesure de placement d'un enfant décidée par le ministère public sur la base des articles 37/1 et 52/1 du Code de la jeunesse constitue, elle aussi, une ingérence grave dans le droit au respect de la vie privée et familiale des personnes concernées par la mesure qui doit respecter les garanties énoncées en B.15.5.

B.18.1. Par le décret du 23 juin 2022, le législateur décrétal a, premièrement, cherché à assurer la déjudiciarisation de l'aide et de la protection de la jeunesse en dehors des heures d'ouverture des services administratifs compétents ou en cas d'inaccessibilité de ceux-ci (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 2021-2022, n° 397/1, pp.1, 3, 5 et 6).

Le principe de déjudiciarisation qui gouverne la politique en matière d'aide et de protection de la jeunesse en Communauté française se trouve inscrit à l'article 1er, 7°, du Code de la jeunesse, qui dispose que « l'aide et la protection s'inscrivent dans une optique de déjudiciarisation et de subsidiarité de l'aide contrainte par rapport à l'aide volontaire ».

Tel qu'il est prôné par la Communauté française, le principe de déjudiciarisation de l'aide et de la protection de la jeunesse, combiné à un principe de subsidiarité de l'aide contrainte par rapport à l'aide volontaire, doit se comprendre comme la volonté d'éviter, si et tant que c'est possible, la saisine du tribunal de la jeunesse pour traiter une situation dans laquelle un enfant se trouve en difficulté ou en danger. Le principe de déjudiciarisation ne se comprend toutefois pas, comme le soutient la partie requérante, comme la volonté d'éviter l'intervention du ministère public, qui est une instance judiciaire.

B.18.2. Deuxièmement, le législateur décrétal veut garantir le respect du principe d'égalité de traitement et de non-discrimination entre les enfants, selon que la situation de danger dans laquelle ils se trouvent se manifeste dans les ou en dehors des heures d'ouverture (ou de l'accessibilité) des services de l'aide et de la protection de la jeunesse (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 2021-2022, n° 397/1, pp.5-6; Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 2021-2022, n° 397/2, pp. 5-6).

B.18.3. Les objectifs précités sont légitimes. Pour le surplus, il n'appartient pas à la Cour de juger de l'opportunité ou des possibilités de réalisation concrètes des choix effectués par le législateur décrétal dans l'élaboration de sa politique en matière d'aide à la jeunesse et de protection de la jeunesse.

B.19.1. Pour atteindre ces objectifs, le législateur décrétal a pris deux mesures, comme il est dit en B.2.

Premièrement, il a créé un service de garde des conseillers d'aide à la jeunesse et des directeurs de la protection de la jeunesse en dehors des heures d'ouverture des services administratifs.

Deuxièmement, par les dispositions attaquées, le législateur décrétal a procuré un fondement légal à la pratique existante de placer un enfant en dehors de son milieu de vie sur la base d'une « décision prétorienne » prise par le ministère public en cas de nécessité urgente et de danger grave pour l'enfant.

B.19.2. Le système ainsi conçu par le législateur décrétal vise à permettre le placement en dehors de son milieu de vie d'un enfant en danger, sans saisir à ce stade le tribunal de la jeunesse, dans l'attente de l'accessibilité des services de l'aide et de protection de la jeunesse, pour que ceux-ci puissent reprendre la gestion du dossier le plus tôt possible, afin de tenter d'éviter une saisine du tribunal à un stade ultérieur.

Eu égard à la déjudiciarisation visée, il est donc cohérent que le législateur décrétal souhaite éviter la saisine automatique du tribunal de la jeunesse lorsque les services de l'aide ou de protection de la jeunesse sont fermés ou injoignables, puisque le ministère public peut désormais, dans cette hypothèse, décider lui-même le placement de l'enfant qui se trouve en grave danger, en cas de nécessité urgente, et il ne doit plus saisir, pour ce faire, le juge de la jeunesse sur la base des articles 37 et 52 du Code de la jeunesse.

Ensuite, puisqu'il est prévu que la mesure de placement de l'enfant prise par le ministère public dure jusqu'à la fin du premier jour ouvrable suivant, le conseiller de l'aide à la jeunesse ou le directeur de la protection de la jeunesse dispose en principe de la possibilité de traiter la situation de l'enfant dès les premières heures du premier jour ouvrable, pour tenter de dégager un accord avec la famille. Si un tel accord avec la famille est trouvé, la saisine du tribunal de la jeunesse est évitée à ce stade également.

B.19.3. Le législateur décrétal veut ainsi garantir que tous les enfants en danger soient traités de la même manière, que la situation de danger se présente dans ou en dehors des heures d'ouverture des services, ou encore lorsque ceux-ci ne sont pas joignables, c'est-à-dire en privilégiant la déjudiciarisation de la situation de danger dans tous les cas.

B.20. Les dispositions attaquées confèrent au ministère public, c'est-à-dire à des magistrats sans pouvoir juridictionnel mais dont l'indépendance est garantie par l'article 151, § 1er, de la Constitution, un pouvoir pour réagir immédiatement face à une situation de nécessité urgente dans laquelle un enfant est en grave danger, pour sauvegarder l'intérêt supérieur de cet enfant.

Compte tenu du besoin de l'autorité publique de réagir sans délai face à une situation de nécessité urgente dans laquelle un enfant est en grave danger, l'attribution expresse du pouvoir au ministère public de placer, dans cette situation, un enfant en dehors de son milieu de vie temporairement, est une mesure qui, en tant que telle, peut être justifiée.

B.21. La partie requérante et la partie intervenante soutiennent que le ministère public décide régulièrement de placer un enfant en dehors de son milieu de vie sans qu'il y ait une nécessité urgente.

La « nécessité urgente » est toutefois une condition à la mise en oeuvre du pouvoir du ministère public, fixée par les dispositions attaquées. Dès lors, si un enfant est placé par le ministère public sans qu'il y ait une « nécessité urgente », il s'agit d'un excès de compétence résultant de l'exécution des dispositions attaquées, qui échappe au contrôle de la Cour.

B.22. Contrairement à ce que soutiennent la partie requérante et la partie intervenante, le législateur décrétal peut estimer que, malgré les gardes organisées par des tribunaux de la jeunesse, les dispositions attaquées ne sont pas inutiles.

En effet, les communautés ont, en vertu de l'article 5, § 1er, II, 6°, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, la plénitude de compétence pour régler la protection de la jeunesse dans la plus large acception du terme, sauf les exceptions qui y sont explicitement mentionnées. Dans l'exercice de cette compétence, le législateur décrétal peut vouloir privilégier la déjudiciarisation d'une situation dans laquelle un enfant est en danger et éviter, si possible, la saisine du juge de la jeunesse, y compris donc du juge « de garde ». C'est ainsi que, dans l'exercice de cette même compétence, il relève d'un choix politique de conférer, en cas de nécessité urgente, au ministère public le pouvoir de placer en dehors de son milieu de vie un enfant en grave danger, dans l'attente de la réouverture des services de l'aide et de la protection de la jeunesse pour vérifier s'il est possible de proposer une aide volontaire à cet enfant et à sa famille. Toutefois, en posant ce choix politique, le législateur décrétal est tenu de respecter les règles répartitrices de compétences et les droits fondamentaux, ce qu'il appartient à la Cour de vérifier.

B.23.1. Comme il est dit en B.15.5, les dispositions constitutionnelle et conventionnelles liant la Belgique qui garantissent le droit au respect de la vie privée et familiale imposent aux autorités compétentes de mettre fin à une mesure de placement d'un enfant « dès que cela sera vraiment possible ».

En outre, le placement d'un enfant en dehors de sa famille, même s'il est de courte durée, ne peut être qu'une mesure exceptionnelle qui doit être d'une durée la plus courte possible.

Tel est d'autant plus le cas lorsque le placement de l'enfant intervient, comme en l'espèce, en l'absence de décision d'un juge.

Les travaux préparatoires indiquent d'ailleurs que la mesure de placement de l'enfant prise sur la base des articles 37/1 ou 52/1 du Code de la jeunesse « pouvant être prise sans l'accord des personnes et sans les garanties offertes par un tribunal, doit être appréhendée comme une mesure d'ordre transitoire et est pensée pour être d'une durée la plus courte possible » (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 2021-2022, n° 397/1, pp. 4-5).

B.23.2. L'article 35, § 5, du Code de la jeunesse, tel qu'il a été complété par l'article 1er du décret du 23 juin 2022, et l'article 53, § 6, du même Code, tel qu'il a été inséré par l'article 5 du décret du 23 juin 2022, prévoient qu'un service de garde des conseillers et un service de garde des directeurs, coordonnés par zone, sont « organisé[s] selon les modalités fixées par le Gouvernement ». Par ailleurs, ces dispositions définissent la mission du conseiller et du directeur de garde comme étant celle d'informer le ministère public sur l'opportunité de procéder en urgence à l'éloignement du milieu de vie de l'enfant concerné lorsque le ministère public envisage de faire application des articles 37 ou 37/1, ou des articles 52 et 52/1.

Toutefois, comme il ressort des travaux préparatoires (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 2021-2022, n° 397/2, pp. 4-5), ce service de garde est limité à un service de garde téléphonique, qui est opérationnel les vendredis soirs, les jours fériés et les week-ends, faute pour la Communauté française de pouvoir y accorder des moyens budgétaires plus importants. L'arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 25 août 2022 « portant exécution des articles 35, § 5, alinéa 2, et 53, § 6, du décret du 18 janvier 2018 portant Code de la prévention, de l'aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse » (ci-après : l'arrêté du 25 août 2022) confirme le caractère limité du « service de garde » en le définissant comme « l'obligation pour le conseiller, le conseiller adjoint de l'aide à la jeunesse, et le directeur, directeur adjoint de la protection de la jeunesse, d'être joignables et disponibles par téléphone le vendredi de 17h00 à 22h00, et les samedi et dimanche de 9h00 à 17h00, ainsi que les jours fériés, de 9h00 à 17h00 ».

L'arrêté du 25 août 2022 exécute les articles 35, § 5, et 53, § 6, du Code de la jeunesse en instaurant un service de garde, qui ne couvre pas toute la période au cours de laquelle le ministère public peut placer un enfant sur la base des articles 37/1 et 52/1 du Code de la jeunesse.

B.23.3. Le contrôle de constitutionnalité de la Cour porte sur des normes législatives uniquement.

Dans ce cadre, la Cour constate que, indépendamment de leur exécution par le Gouvernement de la Communauté française, l'article 35, § 5, du Code de la jeunesse, tel qu'il a été complété par l'article 1er du décret du 23 juin 2022, et l'article 53, § 6, du même Code, tel qu'il a été inséré par l'article 5 du décret du 23 juin 2022, qui ne sont pas les dispositions attaquées, permettent audit Gouvernement de mettre en place un service de garde opérationnel couvrant toute la période pendant laquelle les services de l'aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse sont fermés ou injoignables.

B.24.1. La circonstance que l'intervention des mandants communautaires est prévue par le législateur décrétal avant une saisine éventuelle du tribunal de la jeunesse afin de tendre vers une déjudiciarisation de l'aide et de la protection de la jeunesse, mais qu'en même temps les services d'aide et de protection de la jeunesse travaillent selon un horaire classique de l'administration et que le service de garde des mandants communautaires est, pour des raisons budgétaires, limité à une garde téléphonique qui est opérationnelle à certains moments seulement ne justifie pas que la mesure de placement d'un enfant prise par le ministère public sur la base des articles 37/1 ou 52/1 du Code de la jeunesse dure jusqu'à la fin du premier jour ouvrable suivant le moment où la mesure a été prise.

B.24.2. Compte tenu (i) de la gravité de l'atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale qu'elle implique, (ii) de ce qu'elle n'est pas prise par un tribunal indépendant et impartial au terme d'une procédure garantissant le respect des exigences de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, ce qui constitue une exception au principe exprimé à l'article 1er, 9°, du Code de la jeunesse selon lequel « toute mesure de protection, à l'égard d'un enfant en danger [...], est mise en oeuvre par la Communauté française dans le cadre d'une décision judiciaire », (iii) de ce qu'elle peut intervenir sans garantie d'une saisine ultérieure d'un tribunal, (iv) et, surtout, de ce qu'elle est conçue pour être très provisoire et permettre une réaction immédiate des autorités face à une situation de nécessité urgente pour sauvegarder l'intérêt supérieur de l'enfant, une mesure de placement d'un enfant prise par le ministère public sur la base des articles 37/1 et 52/1 du Code de la jeunesse produit des effets disproportionnés sur la situation des enfants placés et de leurs familles si elle dure au-delà de la fin du premier jour suivant celui où la mesure a été prise.

B.24.3. Les deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième moyens sont fondés dans cette mesure.

B.24.4. Dans les articles 37/1, § 1er, et 52/1, § 1er, du Code de la jeunesse, tels qu'ils sont insérés par les dispositions attaquées, il y a lieu d'annuler chaque fois le mot « ouvrable », de sorte que la mesure de placement de l'enfant décidée par le ministère public prend fin au plus tard à la fin du premier jour suivant celui où la mesure a été prise.

B.25.1. En conséquence, si le législateur décrétal décide de maintenir le système envisagé, il doit s'assurer que l'ordonnance d'éloignement d'un enfant de son milieu de vie ne peut sortir ses effets au-delà de la fin du premier jour suivant celui où la mesure a été prise. A l'issue de ce délai au plus tard, selon le cas, les services de l'aide à la jeunesse ou les services de la protection de la jeunesse doivent avoir été contactés et mis en mesure d'exercer leur mission, soit dans le cadre de l'aide consentie, soit dans le cadre de l'aide contrainte.

Si ces services ne peuvent, pour quelque raison que ce soit, intervenir dans ce délai et aboutir à une solution consentie, il revient au ministère public, s'il estime que la mesure d'éloignement doit être prolongée, de saisir le tribunal de la jeunesse sur la base des articles 37 ou 52 du Code de la jeunesse.

B.25.2. Il en résulte que la mesure d'éloignement de l'enfant de son milieu de vie prise par le ministère public sera, à la fin du premier jour suivant celui où la mesure a été prise, soit levée, soit consentie par les personnes mentionnées en B.4.4.3, soit débattue et éventuellement confirmée par le tribunal de la jeunesse, par une décision qui est elle-même susceptible de faire l'objet d'un recours.

De cette manière, les personnes concernées par la mesure d'éloignement du milieu de vie ont la garantie de pouvoir obtenir un jugement dans un délai raisonnable, rendu par une juridiction indépendante et impartiale, lorsqu'elles s'opposent à la mesure de placement de l'enfant.

B.26. Dans ces circonstances, les griefs d'ineffectivité et d'inefficacité formulés par les parties requérante et intervenante au sujet du recours auprès du tribunal de la jeunesse ouvert contre la mesure prise par le ministère public, même fondés, ne sauraient entraîner l'annulation des dispositions attaquées. En effet, compte tenu du fait que cette mesure est motivée par une nécessité urgente en cas de péril grave menaçant l'intégrité physique ou psychique de l'enfant, l'organisation d'une suite à donner à cette mesure dans un délai rapide, étant donné l'annulation du mot « ouvrable » comme indiqué en B.24.4, garantit que l'atteinte occasionnée aux droits fondamentaux de l'enfant et de ses parents n'est pas disproportionnée.

B.27. Enfin, s'il est exact qu'elles ne prévoient pas que l'enfant, eu égard à son âge et à son discernement, soit entendu par le ministère public pour qu'il puisse donner son avis sur la mesure de placement envisagée et que son opinion soit prise en considération, les dispositions attaquées ne sauraient être interprétées comme dérogeant à l'article 22bis, alinéa 2, de la Constitution et aux articles 9 et 12 de la Convention relative aux droits de l'enfant, qui exigent que l'enfant, eu égard à son âge et à son discernement, ait le droit de s'exprimer sur toute question qui le concerne. La mesure de placement décidée par le ministère public est à l'évidence une question qui concerne l'enfant, de sorte que, eu égard à son âge et à son discernement, son opinion doit être recueillie par le ministère public, le cas échéant par l'intermédiaire des services de police intervenant sur les lieux, et qu'elle doit être dûment prise en considération. La circonstance que cette mesure est prise dans une situation de nécessité urgente ne permet pas de se dispenser du respect de cette garantie constitutionnelle et conventionnelle.

B.28. Sous réserve de l'interprétation mentionnée en B.27. les moyens précités ne sont pas fondés sur ce point.

Quant au maintien des effets B.29. Le Gouvernement de la Communauté française demande à la Cour de maintenir les effets des dispositions attaquées, si « la Cour devait juger que la Communauté française était compétente pour fixer les éléments essentiels de la procédure relative à la prise de décision par le ministère public sur base des articles 37/1 et 52/1 du Code, et que les dispositions en cause étaient insuffisantes à garantir les droits fondamentaux invoqués ».

B.30. Dès lors que l'annulation partielle mentionnée en B.24.4 ne porte pas sur ce point, il n'y a pas lieu d'accueillir cette demande.

Par ces motifs, la Cour 1. annule le mot « ouvrable » dans les articles 37/1, § 1er, et 52/1, § 1er, du décret de la Communauté française du 18 janvier 2018 « portant le Code de la prévention, de l'aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse », tels qu'ils ont été insérés par les articles 3 et 6 du décret de la Communauté française du 23 juin 2022 « modifiant le décret du 18 janvier 2018 portant le Code de la prévention, de l'aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse »; 2. sous réserve de l'interprétation mentionnée en B.27, rejette le recours pour le surplus.

Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 23 novembre 2023.

Le greffier, N. Dupont Le président, P. Nihoul

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