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Arrêt
publié le 06 mai 2021

Extrait de l'arrêt n° 7 du 21 janvier 2021 Numéro du rôle : 7041 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 1382 du Code civil, posées par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège. La Cour constitutio composée des présidents F. Daoût et L. Lavrysen, des juges J.-P. Moerman, T. Merckx-Van Goey, P. Ni(...)

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 7 du 21 janvier 2021 Numéro du rôle : 7041 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 1382 du Code civil, posées par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents F. Daoût et L. Lavrysen, des juges J.-P. Moerman, T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul, T. Giet, R. Leysen, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache et T. Detienne, et, conformément à l'article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, du président émérite A. Alen, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président F. Daoût, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles et procédure Par jugement du 23 octobre 2018, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 13 novembre 2018, le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, a posé les questions préjudicielles suivantes : « - L'article 1382 du Code civil est-il compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans l'interprétation selon laquelle il ne permet pas, tant que la décision de justice en cause n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée, d'engager la responsabilité de l'Etat pour une faute commise par une juridiction dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, lorsque les demandeurs en responsabilité sont tiers par rapport à cette décision de justice et ne disposent pas de voies de recours leur permettant d'obtenir l'anéantissement de ladite décision ? - L'article 1382 du Code civil est-il compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans l'interprétation selon laquelle l'Etat ne peut être tenu pour responsable d'une faute commise par une juridiction de dernier ressort dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle que si cette faute consiste en une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables alors qu'une faute non caractérisée est suffisante pour engager la responsabilité de l'Etat lorsqu'elle a été commise par une juridiction qui ne statue pas en dernier ressort ? - L'article 1382 du Code civil est-il compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans l'interprétation selon laquelle l'Etat ne peut être tenu pour responsable d'une faute commise par une juridiction de dernier ressort dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle que si cette faute consiste en une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables sans qu'il soit distingué si la juridiction de dernier ressort en question est une cour suprême ou pas ? - L'article 1382 du Code civil est-il compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans l'interprétation selon laquelle l'Etat ne peut être tenu pour responsable d'une faute du pouvoir judiciaire, ou à tout le moins d'une faute commise par une juridiction de dernier ressort dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, que si celle-ci consiste en une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables alors qu'en droit commun de la responsabilité civile, la faute la plus légère suffit et est appréciée in concreto à l'aune du critère abstrait du bon père de famille soit la personne normalement soigneuse et prudente, placée dans les mêmes conditions ? - L'article 1382 du Code civil est-il compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans l'interprétation selon laquelle l'Etat ne peut être tenu pour responsable d'une faute du pouvoir judiciaire, ou à tout le moins d'une faute commise par une juridiction de dernier ressort dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, que si celle-ci consiste en une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables alors que la responsabilité de l'Etat du fait de l'un de ses pouvoirs se fonde généralement sur le double critère soit de l'erreur de conduite que n'aurait pas commise une autorité / un législateur / un magistrat normalement prudent et diligent, placé(e) dans les mêmes circonstances soit de la violation d'une norme de droit national ou d'un traité international ayant des effets dans l'ordre juridique interne, imposant à l'autorité / au législateur / au magistrat de s'abstenir ou d'agir de manière déterminée ? ». (...) III. En droit (...) Quant à l'objet des questions préjudicielles B.1.1. Les cinq questions préjudicielles portent sur l'article 1382 du Code civil, qui dispose : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ».

B.1.2. Dans l'interprétation donnée par le juge a quo, cette disposition exige en principe, pour que puisse être engagée la responsabilité de l'Etat pour une faute commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, que l'acte litigieux ait été rétracté, réformé, annulé ou retiré, par une décision passée en force de chose jugée, en raison de la violation d'une norme juridique établie.

Cette interprétation s'appuie sur la jurisprudence de la Cour de cassation pertinente en la matière (Cass., 19 décembre 1991, Pas., 1992, I, n° 215; 8 décembre 1994, Pas., 1994, I, n° 541; 5 juin 2008, C.06.0366.N; 27 juin 2008, C.07.0384.F; 25 mars 2010, C.09.0403.N).

Ainsi la Cour de cassation a-t-elle jugé : « Qu'en l'état actuel de la législation, l'Etat peut, sur la base des articles 1382 et 1383 du Code civil, être, en règle, rendu responsable du dommage résultant d'une faute commise par un juge ou un officier du ministère public lorsque ce magistrat a agi dans les limites de ses attributions légales ou lorsque celui-ci doit être considéré comme ayant agi dans ces limites, par tout homme raisonnable et prudent; que toutefois, si cet acte constitue l'objet direct de la fonction juridictionnelle, la demande tendant à la réparation du dommage ne peut, en règle, être reçue que si l'acte litigieux a été retiré, réformé, annulé ou rétracté par une décision passée en force de chose jugée en raison de la violation d'une norme juridique établie et n'est plus, dès lors, revêtu de l'autorité de la chose jugée;

Que, dans ces limites, la responsabilité de l'Etat du chef d'un acte dommageable du pouvoir judiciaire n'est ni contraire à des dispositions constitutionnelles ou légales, ni inconciliable avec les principes de la séparation des pouvoirs et de l'autorité de la chose jugée; qu'elle n'est pas incompatible non plus avec l'indépendance du pouvoir judiciaire et des magistrats qui le composent, que les dispositions du Code judiciaire relatives à la procédure de prise à partie tendent à sauvegarder, cette indépendance apparaissant assurée à suffisance par l'impossibilité légale de mettre en cause la responsabilité personnelle des magistrats en dehors des cas où ceux-ci ont été condamnés pénalement et des cas pouvant donner ouverture à la prise à partie » (Cass., 19 décembre 1991, précité).

Et : « La faute du magistrat pouvant, sur la base des articles 1382 et 1383 du Code civil, entraîner la responsabilité de l'Etat consiste, en règle, en un comportement qui, ou bien s'analyse en une erreur d'intervention devant être appréciée suivant le critère du magistrat normalement soigneux et prudent, placé dans les mêmes conditions, ou bien, sous réserve d'une erreur invincible ou d'une autre cause de justification, viole une norme du droit national ou d'un traité international ayant des effets directs dans l'ordre juridique interne, imposant au magistrat de s'abstenir ou d'agir de manière déterminée.

De plus, lorsque l'acte litigieux constitue, comme en l'espèce, l'objet direct de la fonction juridictionnelle, la responsabilité de l'Etat n'est engagée, en règle, que si l'acte litigieux a été rapporté, réformé, annulé ou rétracté par une décision passée en force de chose jugée en raison de la violation d'une norme juridique établie. Avant le rapport, la modification, l'annulation ou la rétractation, il n'y a pas de dommage réparable.

En décider autrement réduirait à néant l'autorité des voies de recours et serait contraire aux règles essentielles de l'organisation judiciaire et à la mission des cours et tribunaux » (Cass., 5 juin 2008, C.09.0403.N).

B.1.3. La Cour examine la disposition en cause dans cette interprétation.

B.2.1. Il ressort également de la décision de renvoi et du libellé des questions préjudicielles que le juge a quo estime qu'il ne lui appartient pas d'appliquer, par analogie, l'arrêt de la Cour n° 99/2014 du 30 juin 2014, dès lors que la situation qui lui est soumise n'est pas identique à celle qui a donné lieu à la question préjudicielle à laquelle la Cour a répondu par cet arrêt.

B.2.2. Par son arrêt n° 99/2014, précité, la Cour a dit pour droit : « - L'article 1382 du Code civil viole les articles 10 et 11 de la Constitution s'il est interprété comme empêchant que la responsabilité de l'Etat puisse être engagée en raison d'une faute commise, dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, par une juridiction ayant statué en dernier ressort tant que cette décision n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée, alors même que cette faute consiste dans une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables et que cette faute ne permet pas, compte tenu des voies de recours limitées ouvertes à l'encontre de ladite décision, d'en obtenir l'anéantissement. - La même disposition ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, si elle est interprétée comme n'empêchant pas que la responsabilité de l'Etat puisse être engagée en raison d'une faute commise, dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, par une juridiction ayant statué en dernier ressort tant que cette décision n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée, alors même que cette faute consiste dans une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables et que cette faute ne permet pas, compte tenu des voies de recours limitées ouvertes à l'encontre de ladite décision, d'en obtenir l'anéantissement ».

B.2.3. Le litige à l'occasion duquel ont été posées les questions préjudicielles qui ont donné lieu à l'arrêt n° 99/2014 précité portait sur une action en responsabilité introduite contre l'Etat belge pour fautes prétendument commises par le Conseil d'Etat dans l'examen d'un recours en réformation d'une décision du Collège juridictionnel de la Région de Bruxelles-Capitale. Le juge a quo avait constaté que la partie demanderesse en réparation n'était pas en mesure d'obtenir, par l'exercice des voies de recours disponibles, l'anéantissement de l'arrêt du Conseil d'Etat qui lui faisait grief. La Cour a limité son examen à cette hypothèse.

B.3. Dans la présente affaire, le juge a quo est saisi d'une action en responsabilité introduite contre l'Etat belge pour fautes prétendument commises par le tribunal de l'application des peines de Bruxelles dans l'examen d'une demande de libération conditionnelle d'un détenu. Cette action est mue par des personnes qui ont été préjudiciées par des actes que ce détenu a commis alors qu'il bénéficiait d'une libération conditionnelle que lui avait accordée ledit tribunal.

Dès lors que les parties demanderesses et intervenantes devant le juge a quo n'étaient pas et n'auraient pas pu être parties à la procédure qui a donné lieu à la décision qui leur fait grief, elles ne disposaient d'aucune voie de recours qui aurait pu mener à l'anéantissement de cette décision préalablement à la mise en cause de la responsabilité de l'Etat.

La Cour limite l'examen des questions préjudicielles à cette hypothèse.

Quant à la première question préjudicielle B.4.1. Par la première question préjudicielle, la Cour est invitée à examiner la compatibilité de l'article 1382 du Code civil avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou combinés avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme.

B.4.2. Tel qu'il est interprété par le juge a quo, l'article 1382 du Code civil impose d'obtenir l'anéantissement préalable de la décision de justice litigieuse avant de pouvoir mettre la responsabilité de l'Etat en cause du fait de cette décision, sous la seule réserve de l'hypothèse examinée par la Cour dans son arrêt n° 99/2014.

B.4.3. Dans cette interprétation, la disposition en cause traite de la même façon tous les demandeurs en responsabilité du fait d'un acte juridictionnel, sans établir une distinction selon qu'ils étaient ou non parties à la procédure ayant mené à la décision litigieuse et selon qu'ils ont donc eu ou non la possibilité d'exercer une voie de recours contre cette décision.

B.5. Le principe d'égalité et de non-discrimination n'exclut pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s'oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu'apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.

L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité et de non-discrimination est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

B.6. Eu égard à l'objet et aux effets de la disposition en cause, les personnes qui étaient parties à la procédure ayant donné lieu à la décision litigieuse, et qui sont donc en mesure d'exercer une voie de recours contre celle-ci, et les personnes qui n'étaient pas et n'auraient pas pu être parties à cette procédure, et qui ne peuvent donc en obtenir l'anéantissement par l'exercice d'une voie de recours, se trouvent dans des situations essentiellement différentes.

B.7. Ainsi que la Cour l'a jugé par son arrêt n° 99/2014, la disposition en cause, en ce qu'elle permet d'empêcher que la partie succombante à un procès conteste, le cas échéant indéfiniment, la régularité des décisions de justice la déboutant, poursuit de manière pertinente l'objectif de sécurité juridique qu'elle tend à réaliser.

B.8. La Cour doit encore apprécier si la disposition en cause ménage un juste équilibre entre le droit de la victime d'accéder à un juge en vue d'obtenir réparation de son préjudice et l'impératif de sécurité juridique que la mesure en cause tend à préserver.

B.9.1. Au regard de l'importance de l'objectif qu'elle poursuit, la mesure en cause peut être considérée comme ménageant, de façon générale, un juste équilibre entre les intérêts en présence, dès lors qu'elle exige que la responsabilité de l'Etat ne puisse être engagée tant que la décision de justice litigieuse n'a pas été anéantie au moyen des voies de recours disponibles.

B.9.2. Les jugements rendus par les tribunaux d'application des peines peuvent faire l'objet d'un pourvoi en cassation, introduit par les parties devant ces juridictions, qui peut, le cas échéant, mener à l'anéantissement de ces jugements de l'ordre juridique. Le pourvoi en cassation précité doit obligatoirement avoir été introduit et avoir mené à l'anéantissement de la décision litigieuse, à peine d'irrecevabilité de l'action en indemnisation contre l'Etat intentée ultérieurement par les parties à la procédure ayant mené à cette décision.

B.9.3. Toutefois, lorsque, comme en l'espèce, la personne qui se dit préjudiciée par la faute prétendument commise par un tribunal d'application des peines n'était pas et n'aurait pas pu être partie à cette procédure qui a abouti à la décision litigieuse et qu'elle ne dispose d'aucune voie de recours contre cette décision, de sorte qu'il est impossible pour cette personne d'obtenir la rétractation, l'annulation, la réformation ou le retrait de la décision, la victime est privée tout à la fois du droit d'engager la responsabilité de l'Etat et de la possibilité de soumettre à une censure juridictionnelle l'irrégularité prétendument commise par ce tribunal d'application des peines.

La Cour doit déterminer si une telle conséquence est proportionnée à l'objectif poursuivi.

B.10.1. Empêcher que la personne qui n'était pas et n'aurait pas pu être partie à la procédure qui a abouti à une décision prétendument entachée d'une faute commise par un tribunal d'application des peines dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle puisse mettre en cause la responsabilité de l'Etat est susceptible de produire des effets disproportionnés à l'objectif poursuivi.

B.10.2. Il s'ensuit que l'article 1382 du Code civil n'est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution dans l'interprétation selon laquelle il ne permet pas à une personne qui n'était pas et n'aurait pas pu être partie à la procédure qui a donné lieu à une décision de justice, tant que cette décision n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée, d'engager la responsabilité de l'Etat pour une faute commise, dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, par le tribunal d'application des peines ayant pris ladite décision.

B.11.1. La Cour relève cependant que la disposition en cause est susceptible de recevoir une autre interprétation, selon laquelle le fait que la décision litigieuse n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée n'a pas pour effet d'empêcher que le juge de la responsabilité puisse condamner l'Etat en raison d'une faute, commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, par un tribunal d'application des peines, lorsque la partie préjudiciée qui cherche à mettre la responsabilité de l'Etat en cause n'était pas et n'aurait pas pu être partie à la procédure qui a donné lieu à la décision litigieuse.

B.11.2. Dans cette interprétation, la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Quant aux deuxième à cinquième questions préjudicielles B.12.1. Par les deuxième à cinquième questions préjudicielles, la Cour est invitée à examiner la compatibilité de l'article 1382 du Code civil avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme.

B.12.2. Dans l'interprétation de l'article 1382 du Code civil retenue par le juge a quo, l'Etat ne peut être tenu pour responsable d'une faute commise par une juridiction de dernier ressort, dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, que si cette faute consiste en une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables.

Cette interprétation s'appuie sur les arrêts de la Cour nos 99/2014 et 29/2017.

Par son arrêt n° 99/2014, la Cour a jugé : « B.20.1. Quant au respect des articles 10 et 11 de la Constitution, pris isolément, bien qu'une faute légère puisse entraîner des dommages aussi importants qu'une faute lourde, il convient de tenir compte du rôle décisif que jouent les juridictions de dernier ressort dans l'interprétation et l'application du droit et de l'autorité particulière qui s'attache à leurs décisions.

La recherche d'un juste équilibre entre le principe de sécurité juridique, d'une part, et le droit d'accès au juge, d'autre part, peut ainsi justifier que le droit à la réparation intégrale du préjudice causé par la faute commise par une juridiction de dernier ressort, dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle, ne soit garanti, sans exiger l'effacement préalable de la décision de justice litigieuse, que si la juridiction a violé de manière suffisamment caractérisée une règle de droit applicable ».

Par son arrêt n° 29/2017, elle a ajouté : « B.8.2. De cette manière, il est tenu compte du rôle spécifique que jouent les juridictions de dernier ressort dans l'interprétation et l'application du droit et de l'autorité particulière qui s'attache à leurs décisions. Un juste équilibre est ainsi garanti entre le droit d'accès au juge en vue d'obtenir réparation d'un préjudice et la sécurité juridique ».

B.13.1. En droit commun, la faute de la personne dont la responsabilité est mise en cause sur la base des articles 1382 et 1383 du Code civil peut consister soit en une transgression d'une norme législative ou réglementaire imposant à des sujets de droit de s'abstenir ou d'agir de manière déterminée, sous réserve de l'erreur invincible ou d'une autre cause de justification, soit, en l'absence d'une telle norme, en une violation d'une norme générale de bonne conduite, appréciée à l'aune du comportement qui peut être attendu d'une personne normalement soigneuse et prudente, placée dans les mêmes conditions et exerçant la même fonction ou ayant la même qualification que la personne dont la responsabilité est recherchée.

B.13.2. Dans l'interprétation de l'article 1382 du Code civil exposée en B.12.2, cette disposition fait naître une différence de traitement, premièrement, entre les demandeurs en responsabilité du fait d'un acte juridictionnel, selon que la faute alléguée a été commise par une juridiction ayant statué en dernier ressort ou par une juridiction n'ayant pas statué en dernier ressort (deuxième question), deuxièmement, entre les demandeurs qui cherchent à mettre en cause la responsabilité de l'Etat, selon que l'auteur de la faute alléguée est une juridiction ayant statué en dernier ressort ou un autre pouvoir de l'Etat (cinquième question), et, troisièmement, entre les demandeurs en responsabilité, selon que l'auteur de la faute alléguée est une juridiction ayant statué en dernier ressort ou toute autre personne se voyant appliquer le droit commun de la responsabilité civile (quatrième question). Enfin, elle traite de la même manière les demandeurs en responsabilité du fait d'un acte juridictionnel, sans établir une distinction selon que la décision prétendument entachée d'une faute a été prise par une « cour suprême » ou par une autre juridiction ayant statué en dernier ressort (troisième question).

B.14.1. L'arrêt n° 99/2014 concernait une situation dans laquelle la responsabilité de l'Etat était mise en cause du fait d'une décision rendue par le Conseil d'Etat. L'arrêt n° 29/2017 concernait une situation dans laquelle la responsabilité de l'Etat était mise en cause du fait d'une décision rendue par la Cour de cassation. Dans aucun de ces deux arrêts la Cour n'a envisagé l'hypothèse de décisions rendues par d'autres juridictions.

B.14.2. La Cour a jugé, dans les arrêts précités, que les décisions rendues par le Conseil d'Etat et par la Cour de cassation ne pouvaient engager la responsabilité de l'Etat, en vertu de l'article 1382 du Code civil, que si la faute consiste en une violation suffisamment caractérisée des règles de droit applicables, eu égard au fait que ces hautes juridictions jouent un rôle spécifique et décisif dans l'interprétation et dans l'application du droit et au fait qu'une autorité particulière s'attache à leurs décisions.

B.14.3. Bien que les jugements des tribunaux d'application des peines soient rendus « en dernier ressort », dès lors qu'ils ne sont pas susceptibles d'appel, l'on ne saurait en déduire que ces juridictions jouent un rôle spécifique et décisif dans l'interprétation et dans l'application du droit ou qu'une autorité particulière s'attache à leurs décisions, contrairement aux décisions rendues par la Cour de cassation, par le Conseil d'Etat et par la Cour constitutionnelle.

B.14.4. Il en résulte que l'interprétation de l'article 1382 du Code civil retenue par le juge a quo n'est pas applicable lorsque la responsabilité de l'Etat est mise en cause en raison de la faute qui aurait été commise par un tribunal d'application des peines, et qu'en conséquence, les critères du droit commun mentionnés en B.13.1 sont applicables à cette faute.

B.15. Les deuxième à cinquième questions préjudicielles, qui reposent sur la prémisse selon laquelle l'interprétation de l'article 1382 du Code civil retenue par le juge a quo est également applicable à la faute prétendument commise par un tribunal d'application des peines, n'appellent pas de réponse.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : 1. - L'article 1382 du Code civil viole les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, s'il est interprété comme empêchant que la responsabilité de l'Etat puisse être engagée en raison d'une faute commise, dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, par le tribunal d'application des peines, tant que cette décision n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée, lorsque la personne qui cherche à engager la responsabilité de l'Etat n'était pas et n'aurait pas pu être partie à la procédure qui a donné lieu à la décision de justice litigieuse et qu'elle n'a pas pu, pour cette raison, en obtenir l'anéantissement préalable. - La même disposition ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, si elle est interprétée comme n'empêchant pas que la responsabilité de l'Etat puisse être engagée en raison d'une faute commise, dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, par le tribunal d'application des peines, tant que cette décision n'a pas été retirée, rétractée, réformée ou annulée, lorsque la personne qui cherche à engager la responsabilité de l'Etat n'était pas et n'aurait pas pu être partie à la procédure qui a donné lieu à la décision de justice litigieuse et qu'elle n'a pas pu, pour cette raison, en obtenir l'anéantissement préalable. 2. Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième questions préjudicielles n'appellent pas de réponse. Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 janvier 2021.

Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président, F. Daoût

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