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Arrêt
publié le 24 avril 2018

Extrait de l'arrêt n° 9/2018 du 1 er février 2018 Numéros du rôle : 6448, 6449 et 6520 En cause : les questions préjudicielles relatives aux articles 479 à 482bis du Code d'instruction criminelle, posées par la chambre des mises en La Cour constitutionnelle, composée des présidents J. Spreutels et E. De Groot, et des juges L. (...)

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Extrait de l'arrêt n° 9/2018 du 1er février 2018 Numéros du rôle : 6448, 6449 et 6520 En cause : les questions préjudicielles relatives aux articles 479 à 482bis du Code d'instruction criminelle, posées par la chambre des mises en accusation de la Cour d'appel de Liège.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents J. Spreutels et E. De Groot, et des juges L. Lavrysen, A. Alen, J.-P. Snappe, J.-P. Moerman, E. Derycke, T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul, F. Daoût, T. Giet et R. Leysen, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président J. Spreutels, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles et procédure a. Par deux arrêts du 6 juin 2016 en cause du ministère public contre L.M., dont les expéditions sont parvenues au greffe de la Cour le 14 juin 2016, la chambre des mises en accusation de la Cour d'appel de Liège a posé les questions préjudicielles suivantes : 1. « Les articles 479 à 482bis du Code d'instruction criminelle violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'ils privent les justiciables visés à l'article 479 dudit Code du droit de faire contrôler par la chambre des mises en accusation la régularité de la procédure et de l'instruction menée à leur égard, durant le cours de celle-ci et du droit d'intenter, devant la chambre des mises en accusation, des recours à l'encontre des décisions rendues par le magistrat instructeur sur des requêtes qu'ils lui présentent, alors que les articles 6 de chacune des deux lois du 25 juin 1998 réglant la responsabilité pénale des ministres (fédéraux), d'une part, et celle des membres des gouvernements de communauté ou de région, d'autre part, accordent ces droits à ces derniers ? »;2. « Les articles 479 à 482bis du Code d'instruction criminelle violent-ils l'article 13 de la Constitution, combiné ou non avec l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en tant qu'ils empêchent les justiciables visés à l'article 479 dudit Code du droit d'intenter au cours de l'instruction, devant la chambre des mises en accusation, des recours à l'encontre des décisions rendues par le magistrat instructeur sur des requêtes qu'ils lui présentent et du droit de faire contrôler par la chambre des mises en accusation la régularité de la procédure et de l'instruction ? ». b. Par arrêt du 26 septembre 2016 en cause du ministère public contre L.M., dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 29 septembre 2016, la chambre des mises en accusation de la Cour d'appel de Liège a posé les questions préjudicielles suivantes : 1. « Les articles 479 à 482bis du Code d'instruction criminelle violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'ils privent les justiciables visés à l'article 479 dudit Code du droit d'intenter, devant la chambre des mises en accusation, des recours à l'encontre des décisions rendues par le magistrat instructeur sur des requêtes qu'ils lui présentent, alors que les articles 6 de chacune des deux lois du 25 juin 1998 réglant la responsabilité pénale des ministres (fédéraux), d'une part, et celle des membres des gouvernements de communauté ou de région, d'autre part, accordent ces droits à ces derniers ? »;2. « Les articles 479 à 482bis du Code d'instruction criminelle violent-ils l'article 13 de la Constitution, combiné ou non avec l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en tant qu'ils empêchent les justiciables visés à l'article 479 dudit Code du droit d'intenter au cours de l'instruction, devant la chambre des mises en accusation, des recours à l'encontre des décisions rendues par le magistrat instructeur sur des requêtes qu'ils lui présentent ? ». Ces affaires, inscrites sous les numéros 6448, 6449 et 6520 du rôle de la Cour, ont été jointes. (...) III. En droit (...) B.1.1. Par une première question préjudicielle dans les affaires nos 6448 et 6449, la Cour est interrogée sur la compatibilité, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, des articles 479 à 482bis du Code d'instruction criminelle en ce qu'ils priveraient les personnes qui y sont visées du droit de faire contrôler par la chambre des mises en accusation la régularité de la procédure et de l'instruction menée à leur égard, durant le cours de celle-ci, et du droit d'intenter, devant la chambre des mises en accusation, un recours à l'encontre des décisions rendues par le magistrat instructeur sur des requêtes qu'elles lui présentent alors que les articles 6 des lois ordinaire et spéciale du 25 juin 1998 réglant respectivement la responsabilité pénale des ministres fédéraux et des membres des gouvernements de communauté ou de région accordent ces droits aux ministres précités.

B.1.2. Par une seconde question préjudicielle dans les affaires nos 6448 et 6449, la Cour est interrogée sur la compatibilité, avec l'article 13 de la Constitution, combiné ou non avec l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, des mêmes dispositions du Code d'instruction criminelle en tant qu'elles priveraient les personnes qui y sont visées du droit de faire contrôler par la chambre des mises en accusation la régularité de la procédure et de l'instruction menée à leur égard, durant le cours de celle-ci, et du droit d'intenter, devant la chambre des mises en accusation, un recours à l'encontre des décisions rendues par le magistrat instructeur sur des requêtes qu'elles lui présentent.

B.1.3. Les deux questions préjudicielles posées dans l'affaire n° 6520 sont identiques à celles qui sont posées dans les affaires nos 6448 et 6449 en tant qu'elles portent sur l'absence de recours, devant la chambre des mises en accusation, à l'encontre des décisions rendues par le magistrat instructeur sur des requêtes que lui présentent les personnes poursuivies.

B.2.1. Les articles 479 à 482bis du Code d'instruction criminelle, qui font partie du livre II, titre IV (« De quelques procédures particulières »), chapitre III (« Des crimes commis par des juges, hors de leurs fonctions et dans l'exercice de leurs fonctions »), de ce Code, disposent : «

Art. 479.Lorsqu'un juge de paix, un juge au tribunal de police, un juge au tribunal de première instance, au tribunal du travail ou au tribunal de commerce, un conseiller à la cour d'appel ou à la cour du travail, un conseiller à la Cour de cassation, un magistrat du parquet près un tribunal ou une cour, un référendaire près la Cour de cassation, un membre de la Cour des comptes, un membre du Conseil d'Etat de l'auditorat ou du bureau de coordination près le Conseil d'Etat, un membre de la Cour constitutionnelle, un référendaire près cette Cour, les membres du Conseil du Contentieux des étrangers, un gouverneur de province est prévenu d'avoir commis, hors de ses fonctions, un délit emportant une peine correctionnelle, le procureur général près la cour d'appel le fait citer devant cette cour, qui prononce sans qu'il puisse y avoir appel.

Art. 480.S'il s'agit d'une infraction punissable d'une peine criminelle, le procureur général près la cour d'appel et le premier président de cette cour désigneront, le premier, le magistrat qui exercera les fonctions d'officier de police judiciaire; le second, le magistrat qui exercera les fonctions de juge d'instruction.

Art. 481.Si c'est un membre de cour d'appel ou un officier exerçant près d'elle le ministère public, qui soit inculpé d'avoir commis un délit ou un crime hors de ses fonctions, l'officier qui aura reçu les dénonciations ou les plaintes sera tenu d'en envoyer de suite des copies au Ministre de la Justice, sans aucun retard de l'instruction qui sera continuée comme il est précédemment réglé, et il adressera pareillement au grand juge une copie des pièces.

Art. 482.Le Ministre de la Justice transmettra les pièces à la Cour de cassation, qui renverra l'affaire, s'il y a lieu, soit à un tribunal de police correctionnelle, soit à un juge d'instruction, pris l'un et l'autre hors du ressort de la cour à laquelle appartient le membre inculpé.

S'il s'agit de prononcer la mise en accusation, le renvoi sera fait à une autre cour d'appel.

Art. 482bis.Les coauteurs et les complices de l'infraction pour laquelle un fonctionnaire de la qualité exprimée à l'article 479 est poursuivi, et les auteurs des infractions connexes sont poursuivis et jugés en même temps que le fonctionnaire.

L'alinéa 1er ne s'applique toutefois pas aux auteurs de crimes et de délits politiques et délits de presse qui sont connexes avec l'infraction pour laquelle le fonctionnaire est poursuivi ».

B.2.2. L'article 6 de la loi du 25 juin 1998Documents pertinents retrouvés type loi prom. 25/06/1998 pub. 27/06/1998 numac 1998021266 source services du premier ministre et ministere de la justice Loi spéciale réglant la responsabilité pénale des membres des gouvernements de communauté ou de région type loi prom. 25/06/1998 pub. 27/06/1998 numac 1998021268 source services du premier ministre et ministere de la justice Loi réglant la responsabilité pénale des ministres fermer réglant la responsabilité pénale des ministres, également mentionné dans les questions préjudicielles, dispose : «

Art. 6.Les règles en matière d'instruction criminelle qui ne sont pas contraires aux formes de procéder prescrites par la présente loi, sont également respectées ».

L'article 6 de la loi spéciale du 25 juin 1998 réglant la responsabilité pénale des membres des gouvernements de communauté ou de région prévoit une règle identique.

Quant à la portée des questions préjudicielles B.3.1. Le Conseil des ministres soutient que la réponse aux questions préjudicielles n'est manifestement pas utile à la solution du litige en tant qu'elles visent d'autres magistrats que ceux qui ont la qualité de juge au tribunal de première instance.

B.3.2. Il appartient à la juridiction a quo de déterminer les dispositions qui sont applicables au litige dont cette juridiction est saisie; les parties ne sont pas habilitées à mettre ce choix en cause devant la Cour. La Cour ne pourrait par ailleurs s'abstenir de répondre à la question qui lui est posée que si la réponse à cette question n'était manifestement pas utile pour la solution de ce litige.

B.3.3. Comme le relève le Conseil des ministres, les litiges devant la juridiction a quo qui ont donné lieu aux questions préjudicielles posées dans les trois affaires jointes concernent le même magistrat, qui revêt la qualité de juge au tribunal de première instance. La Cour limite dès lors l'examen des dispositions en cause à cette catégorie de magistrats visée aux articles 479 et 480 du Code d'instruction criminelle.

Les questions préjudicielles n'appellent en revanche pas de réponse en ce qu'elles portent sur les articles 481 et 482 du Code d'instruction criminelle, qui concernent la procédure pour les membres d'une cour d'appel ou pour un officier qui exerce le ministère public auprès de la cour, et sur l'article 482bis du même Code, qui concerne la procédure pour les coauteurs et les complices de l'infraction pour laquelle un magistrat est poursuivi. En effet, ces dispositions ne sont pas applicables aux litiges pendants devant la juridiction a quo.

Quant au fond B.4.1. Les articles 479 et 480 du Code d'instruction criminelle prévoient une procédure dérogeant au droit commun de la procédure pénale pour les infractions commises par les magistrats et par certains autres titulaires de fonctions publiques. Cette procédure particulière qu'implique le « privilège de juridiction » a été instaurée en vue de garantir, à l'égard de ces personnes, une administration de la justice impartiale et sereine. Les règles spécifiques d'instruction, de poursuite et de jugement tendent à éviter, d'une part, que des poursuites téméraires, injustifiées ou vexatoires soient intentées contre les personnes concernées et, d'autre part, que ces mêmes personnes soient traitées avec trop de sévérité ou trop de clémence.

B.4.2. En vertu de l'article 479 en cause du Code d'instruction criminelle, seul le procureur général près la cour d'appel est compétent pour mettre l'action publique en mouvement à charge des magistrats visés dans cette disposition qui sont soupçonnés d'avoir commis un délit ou un crime.

Si le procureur général près la cour d'appel estime qu'une mise à l'instruction est souhaitable, il demande au premier président de la cour d'appel de désigner le magistrat qui exercera les fonctions de juge d'instruction (article 480 du Code d'instruction criminelle).

Bien que l'article 480 concerne uniquement les crimes, la possibilité d'instruction pour un délit est admise, aux mêmes conditions (Cass., 31 juillet 1882, Pas., 1882, I, 332). Au terme de l'information ou de l'instruction, seul le procureur général décide, sans l'intervention d'une juridiction d'instruction, des suites à réserver à la procédure.

Il peut, ce faisant, décider de ne pas poursuivre ou, s'il estime qu'il existe des charges suffisantes, saisir, par citation directe, la cour d'appel, qui statue en premier et dernier ressort. Ce n'est que dans l'hypothèse où le procureur général estime que l'affaire doit être renvoyée devant la cour d'assises qu'il doit, conformément au droit commun, demander le règlement de la procédure par la chambre des mises en accusation (articles 217 et suivants du Code d'instruction criminelle).

Ainsi qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour de cassation, la chambre des mises en accusation est incompétente pour exercer un contrôle sur l'instruction en application de l'article 136 du Code d'instruction criminelle et pour connaître de l'appel formé contre les actes du magistrat instructeur (Cass., 4 décembre 2007, Pas., 2007, n° 608; Cass., 4 décembre 2007, Pas., 2007, n° 611).

B.5.1. La loi du 25 juin 1998Documents pertinents retrouvés type loi prom. 25/06/1998 pub. 27/06/1998 numac 1998021266 source services du premier ministre et ministere de la justice Loi spéciale réglant la responsabilité pénale des membres des gouvernements de communauté ou de région type loi prom. 25/06/1998 pub. 27/06/1998 numac 1998021268 source services du premier ministre et ministere de la justice Loi réglant la responsabilité pénale des ministres fermer réglant la responsabilité pénale des ministres et la loi spéciale du 25 juin 1998 réglant la responsabilité pénale des membres des gouvernements de communauté ou de région (ci-après : les lois ordinaire et spéciale du 25 juin 1998) prévoient une procédure particulière pour les infractions commises par les ministres dans l'exercice de leurs fonctions ou en dehors de l'exercice de leurs fonctions mais jugées au cours de l'exercice de leurs fonctions.

Lors de l'adoption des règles relatives au « privilège de juridiction » des ministres, le législateur a voulu reprendre le système existant du « privilège de juridiction » des magistrats : « La pondération des différentes alternatives a abouti à la conclusion qu'il n'est pas opportun de créer un nouveau régime pour le seul jugement de ministres. C'est la raison pour laquelle le choix s'est porté sur le régime du privilège de juridiction tel qu'il existe actuellement pour les juges et les autres personnes énumérées à l'article 479 et suivants du Code d'instruction criminelle, étant donné que la philosophie qui sous-tend ce privilège de juridiction paraît parfaitement applicable aux ministres » (Doc. parl., Chambre, 1997-1998, n° 1258/1, p. 5). « Le régime du privilège de juridiction devient applicable aux ministres, conformément au système en vigueur pour les magistrats (articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle), ce qui signifie que les intéressés seront jugés directement par la cour d'appel » (Doc. parl., Chambre, 1997-1998, n° 1258/5, p. 6).

B.5.2. Bien que le législateur ait donc entendu rapprocher les régimes du « privilège de juridiction » applicables aux magistrats et ministres, il existe des différences substantielles entre les deux régimes en ce qui concerne les règles relatives à l'instruction pénale.

Certes, pour les ministres aussi, le procureur général près la cour d'appel est seul compétent pour mettre l'action publique en mouvement, l'instruction est menée par un magistrat qui est désigné par le premier président de la cour d'appel compétente et seule la cour d'appel est compétente pour juger les ministres en premier et dernier ressort (articles 103, alinéa 4, et 125, alinéa 4, de la Constitution et articles 3 et 4 des lois ordinaire et spéciale du 25 juin 1998).

Toutefois, à la différence des magistrats, au terme de l'instruction, il est prévu, pour les ministres, un règlement de la procédure par la chambre des mises en accusation de la cour d'appel compétente, qui peut décider qu'il n'y a pas lieu à poursuivre, qui peut ordonner des actes d'instruction complémentaires ou renvoyer l'affaire à la cour d'appel compétente (articles 9 et 16 des lois ordinaire et spéciale du 25 juin 1998). Pour le surplus, le procureur général près la cour d'appel doit, tant pour la demande de règlement de la procédure que pour la citation directe, recevoir l'autorisation préalable du Parlement devant lequel le ministre doit ou devait se justifier (articles 10, 11 et 13 des lois ordinaire et spéciale du 25 juin 1998).

B.6. Les questions préjudicielles portent d'abord sur certaines de ces différences de traitement entre les magistrats et les ministres. Plus spécifiquement, la Cour est interrogée au sujet de la compatibilité des dispositions en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'elles ne prévoient pas, pour les magistrats de première instance, l'intervention d'une juridiction d'instruction au cours de l'instruction pénale menée à leur égard, afin de contrôler la régularité de la procédure et afin de statuer, en tant qu'instance de recours, sur les décisions du magistrat désigné en tant que juge d'instruction, alors que les lois ordinaire et spéciale du 25 juin 1998 prévoient quant à elles, pour les ministres, une telle intervention d'une juridiction d'instruction. Pour le surplus, il est demandé à la Cour si les dispositions en cause portent ainsi atteinte à l'article 13 de la Constitution, combiné ou non avec l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Eu égard à leur connexité, la Cour examine conjointement les différentes questions préjudicielles.

B.7. Il appartient en principe au législateur de décider pour quelles fonctions publiques il y a lieu de prévoir des règles dérogatoires aux règles ordinaires de la procédure pénale afin d'atteindre les objectifs d'intérêt général tels que ceux qui sont cités en B.4.1.

Le fait que des règles procédurales différentes soient prévues dans le cadre du régime de « privilège de juridiction » pour les magistrats et les ministres ne peut être tenu pour discriminatoire en soi. Il n'y aurait discrimination que si la différence de traitement qui découle de l'application de ces règles procédurales emportait une limitation disproportionnée des droits des personnes en cause.

B.8.1. L'article 13 de la Constitution implique un droit d'accès au juge compétent. Ce droit est également garanti par l'article 6.1 de la Convention européenne des droits de l'homme et par un principe général de droit.

B.8.2. Comme l'a jugé la Cour européenne des droits de l'homme, le fait pour les Etats d'accorder généralement des « privilèges de juridiction » aux magistrats constitue une pratique de longue date, destinée à assurer le bon fonctionnement de la justice. En ce qui concerne plus particulièrement les règles spécifiques belges en matière d'instruction, de poursuite et de jugement qu'implique le « privilège de juridiction », la Cour européenne a souligné que ces règles visent à éviter, d'une part, que des poursuites téméraires, injustifiées ou vexatoires soient intentées contre les personnes auxquelles ce régime est applicable et, d'autre part, que ces mêmes personnes soient traitées avec trop de sévérité ou trop de clémence.

D'après la Cour européenne, de tels objectifs doivent être tenus pour légitimes (CEDH, 15 octobre 2003, Ernst et autres c. Belgique, § 50).

La Cour européenne a par ailleurs jugé que le « privilège de juridiction » organisé par les autorités nationales ne viole pas l'article 6 de la Convention européenne pour autant que les droits garantis, dont est privé le bénéficiaire, soient compensés raisonnablement par d'autres moyens (CEDH, 15 octobre 2003, Ernst et autres c. Belgique, § 53; 30 avril 2003, Cordova c. Italie, § 65).

B.9. Par dérogation à la procédure pénale de droit commun, les dispositions en cause ne prévoient pas, pour les magistrats de première instance, l'intervention d'une juridiction d'instruction afin de contrôler, au cours de l'instruction, la régularité de la procédure et de statuer en tant qu'instance de recours sur les décisions du magistrat désigné en tant que juge d'instruction et afin de régler la procédure au terme de l'instruction.

B.10.1. Dans la logique du système établi, qui ne prévoit pas de possibilité de recours contre la décision rendue par la cour d'appel, il n'est pas sans justification raisonnable que le législateur n'ait pas davantage prévu une possibilité de recours contre les décisions rendues par le magistrat désigné en tant que juge d'instruction sur des requêtes qui lui sont présentées, à condition que suffisamment de garanties soient offertes aux magistrats concernés en vue de respecter le droit de la défense.

B.10.2. A cet égard, la Cour a jugé, par son arrêt n° 131/2016 du 20 octobre 2016 : « B.10.2. [...] Le législateur a pu considérer qu'en ce qui concerne les magistrats des cours d'appel, le fait que les fonctions de juge d'instruction soient exercées par un magistrat désigné à cette fin par le premier président de la cour d'appel d'un ressort autre que le leur, le fait qu'ils soient jugés par le plus haut juge du fond qui relève d'un ressort autre que le leur et l'intervention de la Cour de cassation, qui doit décider des suites qu'il y a lieu de réserver à la procédure, offrent des garanties suffisantes. Comme il est dit en B.5.3, la Cour de cassation, statuant en chambre du conseil, peut décider à cette occasion qu'il n'y a pas lieu à poursuivre ou à renvoyer directement l'affaire à la cour d'appel si les charges sont suffisantes, ou encore à requérir des actes d'instruction complémentaires.

Les magistrats des cours d'appel ont donc la garantie que la Cour de cassation, comme une juridiction d'instruction dans la procédure pénale de droit commun, procède au règlement de la procédure et examine à cette occasion si les charges sont suffisantes et si la procédure est régulière.

B.11.1. Cependant, la procédure dans l'affaire soumise à la juridiction a quo fait apparaître que, lorsque la Cour de cassation a requis des devoirs complémentaires et a, à cette fin, renvoyé l'affaire au premier président d'une cour d'appel autre que celle du ressort du magistrat concerné afin qu'il désigne un magistrat instructeur, le procureur général près cette cour d'appel est réputé compétent pour décider, au terme de l'instruction requise, si l'affaire doit ou non être renvoyée à la juridiction de jugement, sans qu'une nouvelle décision de la Cour de cassation soit requise en la matière.

Dès lors, dans la mesure où, au terme de l'instruction requise par la Cour de cassation, il n'y a pas d'intervention d'un organe juridictionnel qui procède, dans le cadre d'une procédure contradictoire, au règlement de la procédure et examine ce faisant si les charges sont suffisantes et si la procédure est régulière, il est porté une atteinte disproportionnée aux droits des magistrats des cours d'appel concernés et de leurs coauteurs et complices.

B.11.2. Dans l'interprétation mentionnée en B.11.1, les dispositions en cause ne sont pas compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution et les questions préjudicielles appellent une réponse affirmative.

B.12. Les dispositions en cause peuvent toutefois faire l'objet d'une autre interprétation selon laquelle, au terme de l'instruction requise par la Cour de cassation, l'affaire doit être renvoyée à cette Cour, dont la compétence est, dans cette procédure, comparable à celle d'une juridiction d'instruction et qui procède, dans le cadre d'une procédure contradictoire, au règlement de la procédure et examine à cette occasion si les charges sont suffisantes et si la procédure est régulière.

Le magistrat de la cour d'appel poursuivi et ses coauteurs et complices disposent alors de la possibilité de soulever d'éventuelles objections, nullités ou irrégularités et de demander, le cas échéant, à la Cour de cassation de requérir des actes d'instruction complémentaires.

Dans cette interprétation, les dispositions en cause sont compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution et les questions préjudicielles appellent une réponse négative ».

B.10.3. En ce qui concerne les magistrats de première instance, en confiant les fonctions de juge d'instruction à un magistrat désigné à cette fin par le premier président de la cour d'appel et en prévoyant que les magistrats concernés doivent être jugés par le plus haut juge du fond, le législateur a entendu leur offrir des garanties déterminées de nature à assurer une administration de la justice impartiale et sereine, conformément à l'objectif mentionné en B.4.1.

B.10.4. Cependant, comme il est dit en B.4.2, le procureur général près la cour d'appel est seul compétent pour décider, au terme de l'instruction requise, si l'affaire doit ou non être renvoyée à la juridiction de jugement. Etant donné qu'au terme de l'instruction, il n'y a pas, pour les magistrats de première instance, d'intervention d'une juridiction d'instruction qui procède, dans le cadre d'une procédure contradictoire, au règlement de la procédure et examine ce faisant si les charges sont suffisantes et si la procédure est régulière, comme c'est le cas de la Cour de cassation pour les magistrats des cours d'appel, les dispositions en cause portent une atteinte disproportionnée aux droits des magistrats concernés en ce qu'elles ne prévoient pas l'intervention d'une juridiction d'instruction afin de contrôler, au cours de l'instruction, la régularité de la procédure et de statuer en tant qu'instance de recours sur les décisions du magistrat désigné en tant que juge d'instruction.

B.10.5. Les articles 479 et 480 du Code d'instruction criminelle ne sont dès lors pas compatibles avec les articles 10, 11 et 13 de la Constitution, combinés avec l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

B.11. Dans l'attente d'une intervention du législateur, dès lors que le constat de la lacune qui a été fait en B.10.4 est exprimé en des termes suffisamment précis et complets qui permettent l'application des dispositions en cause dans le respect des normes de référence sur la base desquelles la Cour exerce son contrôle, il appartient au juge a quo de mettre fin à la violation de ces normes par l'application des règles de droit commun de la procédure pénale.

B.12. Les questions préjudicielles appellent une réponse affirmative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : - Les articles 479 et 480 du Code d'instruction criminelle violent les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'ils ne prévoient pas l'intervention d'une juridiction d'instruction afin de contrôler, au cours de l'instruction, la régularité de la procédure et de statuer en tant qu'instance de recours sur les décisions du magistrat désigné en tant que juge d'instruction. - Les questions préjudicielles n'appellent pas de réponse en ce qu'elles portent sur les articles 481 à 482bis du Code d'instruction criminelle.

Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 1er février 2018.

Le greffier, F. Meersschaut Le président, J. Spreutels

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