publié le 09 avril 2018
Extrait de l'arrêt n° 133/2017 du 23 novembre 2017 Numéros du rôle : 6549 et 6557 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 9, alinéa 2, de la section 3 du livre III, titre V(...) La Cour constitutionnelle, composée des présidents E. De Groot et J. Spreutels, et des juges L. (...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 133/2017 du 23 novembre 2017 Numéros du rôle : 6549 et 6557 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 9, alinéa 2, de la section 3 (« Des règles particulières aux baux à ferme ») du livre III, titre VIII, chapitre II, du Code civil, posées par le Juge de paix du premier canton d'Ypres et par le Juge de paix du canton de Mouscron-Comines-Warneton.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents E. De Groot et J. Spreutels, et des juges L. Lavrysen, J.-P. Snappe, J.-P. Moerman, E. Derycke et R. Leysen, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président E. De Groot, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles et procédure a. Par jugement du 17 novembre 2016 en cause de Rolande Phlypo et Annemie Van Hecke contre la S.Agr. « Landbouwvennootschap DIBO », dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 28 novembre 2016, le Juge de paix du premier canton d'Ypres a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 9, alinéa 2, in fine de la loi sur le bail à ferme - la loi du 4 novembre 1969, qui constitue la section 3 du chapitre II du titre VIII du Code civil - viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution dans l'interprétation selon laquelle il ne permet pas qu'un bailleur qui a cessé puis donné à bail son exploitation agricole invoque, afin de motiver la cessation du bail, l'exploitation par ses descendants et/ou alliés, alors qu'en règle générale, conformément, entre autres, aux articles 7, 1°, 8, § § 1er et 2, et 9 de la loi sur le bail à ferme, ces catégories font également toujours partie de celles au profit desquelles le bailleur peut résilier le bail à ferme, sans préjudice d'exceptions spécifiques ? ». b. Par jugement du 21 novembre 2016 en cause de Urbain Bonte et Christiane De Cat contre Danny Crombez et Claudine Bonte, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 12 décembre 2016, le Juge de paix du canton de Mouscron-Comines-Warneton a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 9, alinéa 2, de la loi du 4 novembre 1969 formant le titre 3 [lire : la section 3] du chapitre II du titre VIII du livre III du Code civil viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il crée une différence de traitement entre le bailleur qui a donné ses terres à bail et le bailleur qui a donné son exploitation à bail après cessation de son exploitation, selon des critères non pertinents et non conformes à l'intention du législateur tenant aux antécédents du bailleur ? ». Ces affaires, inscrites sous les numéros 6549 et 6557 du rôle de la Cour, ont été jointes. (...) III. En droit (...) Quant à la disposition en cause B.1.1. La loi du 4 novembre 1969 modifiant la législation sur le bail à ferme et sur le droit de préemption en faveur des preneurs de biens ruraux, dénommée « loi sur le bail à ferme », forme la section 3 (« Des règles particulières aux baux à ferme ») du livre III, titre VIII, chapitre II, du Code civil.
L'article 9 de cette loi dispose : « L'exploitation du bien repris au preneur sur la base du motif déterminé aux articles 7, 1°, et 8, doit consister en une exploitation personnelle, effective et continue pendant neuf années au moins par la personne ou les personnes indiquées dans le congé comme devant assurer cette exploitation ou, s'il s'agit de personnes morales, par leurs organes ou dirigeants responsables et pas seulement par leurs préposés.
Toutefois, le motif du congé consistant en l'exploitation personnelle ne peut être invoqué par des personnes, et s'il s'agit de personnes morales, leurs organes ou dirigeants responsables, qui auraient atteint, au moment de l'expiration du préavis, l'âge de 65 ans, ou de 60 ans lorsqu'il s'agit d'une personne n'ayant jamais été exploitant agricole pendant au moins trois ans; ne peut également invoquer ce motif celui qui, après la cessation de son exploitation agricole, l'a donnée à bail.
De même, le motif du congé en vue de l'exploitation personnelle ne peut pas être invoqué par le titulaire d'un usufruit constitué entre vifs par la volonté de l'homme.
La personne ou les personnes indiquées dans le congé comme devant assurer l'exploitation et, s'il s'agit de personnes morales, leurs organes ou dirigeants responsables doivent : - soit être porteur d'un certificat d'études ou d'un diplôme qui lui a été délivré après avoir suivi avec fruit un cours agricole ou des études à une école d'agriculture ou d'horticulture; - soit être exploitant agricole ou l'avoir été pendant au moins un an au cours des cinq dernières années; - soit avoir participé effectivement pendant au moins un an à une exploitation agricole.
Les personnes morales dont il est question au présent article doivent être constituées conformément à la loi du 12 juillet 1979 créant la société agricole ou sous la forme d'une société de personnes ou d'une société d'une personne à responsabilité limitée. En outre, les personnes qui dirigent l'activité de la société en qualité d'administrateur ou de gérant doivent fournir un travail réel dans le cadre de l'entreprise agricole ».
L'article 7 de la même loi dispose : « Le bailleur peut mettre fin au bail à l'expiration de chaque période s'il justifie de l'existence d'un motif sérieux. Peuvent seuls être admis comme tels, indépendamment de ceux visés à l'article 6 : 1° l'intention manifestée par le bailleur d'exploiter lui-même tout ou partie du bien loué ou d'en céder en tout ou en partie l'exploitation à son conjoint, à ses descendants ou enfants adoptifs ou à ceux de son conjoint ou aux conjoints desdits descendants ou enfants adoptifs. Si le bien loué est ou devient copropriété de plusieurs personnes, il ne peut être mis fin au bail en vue de l'exploitation personnelle au profit d'un copropriétaire, de son conjoint, ses descendants, enfants adoptifs ou de son conjoint ou des conjoints desdits descendants ou enfants adoptifs, que si ce copropriétaire possède au moins la moitié indivise du bien loué ou a reçu sa part en héritage ou par legs; [...] ».
L'article 8, § 1er, de la même loi dispose : « Au cours de chacune des périodes successives de bail, à l'exclusion de la première et de la deuxième, le bailleur peut, par dérogation à l'article 4, mettre fin au bail en vue d'exploiter lui-même l'ensemble du bien loué ou d'en céder la totalité de l'exploitation à son conjoint, ses descendants ou enfants adoptifs ou à ceux de son conjoint ou aux conjoints desdits descendants ou enfants adoptifs ou à ses parents jusqu'au quatrième degré.
Les dispositions de l'article 7, 1°, deuxième alinéa, sont d'application ».
B.1.2. Dans sa version initiale, l'article 9 de la loi sur le bail à ferme disposait : « L'exploitation du bien repris au preneur sur la base du motif déterminé aux articles 7, 1°, et 8, doit consister en une exploitation personnelle, effective et continue pendant neuf années au moins par la personne ou les personnes indiquées dans le congé comme devant assurer cette exploitation et, s'il s'agit de personnes morales, par leurs organes ou dirigeants responsables et pas seulement par leurs préposés ».
Les articles 7, 1°, et 8 de la loi prévoyaient déjà que le motif d'exploitation personnelle recouvrait également la cession de l'exploitation au conjoint, aux descendants du bailleur ou à ses enfants adoptifs ou à ceux de son conjoint. L'article 9 assurait un minimum de garanties pour le preneur évincé, en exigeant une exploitation personnelle, effective et continue par le bénéficiaire du congé.
B.1.3. La loi du 7 novembre 1988 modifiant la législation sur le bail à ferme et la limitation des fermages a, d'une part, étendu la liste des parents pouvant bénéficier du motif d'exploitation personnelle invoqué par le bailleur et, d'autre part, renforcé les conditions de reprise pour exploitation personnelle par le bailleur.
Il ressort des travaux préparatoires de cette loi que le législateur a entendu renforcer la position du preneur vis-à -vis du propriétaire qui désire lui donner congé, tout en préservant « un équilibre entre les intérêts du preneur quant à sa sécurité d'entreprise et ceux du bailleur en tant qu'investisseur en biens ruraux » (Doc. parl., Chambre, 1981-1982, n° 171/40, pp. 7, 8, 11, 47 et 133).
Quant à la recevabilité B.2.1. Les parties demanderesses au litige a quo dans l'affaire n° 6549 estiment qu'il n'est plus possible de poser une question préjudicielle parce que la Cour aurait déjà répondu à une question identique dans l'arrêt n° 35/2011, du 10 mars 2011.
B.2.2. Dans l'arrêt précité, la Cour a expressément limité son examen à la question de savoir si l'article 9, alinéa 2, de la loi sur le bail à ferme viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il ferait naître une différence de traitement entre des candidats pareillement qualifiés à la reprise d'une exploitation agricole s'il est interprété comme interdisant à un bailleur ayant atteint l'âge de 65 ans, ou l'âge de 60 ans s'il n'a pas été exploitant agricole pendant au moins trois ans, de mettre fin au bail à ferme en vue de le céder à une personne qui répond à toutes les conditions d'âge, de lien de parenté et de qualité professionnelle fixées par les articles 7, 1°, et 8 de la même loi.
L'exception est rejetée.
Quant au fond B.3.1. Il ressort des faits et des procédures dans les litiges au fond que les juges a quo demandent à la Cour si l'article 9, alinéa 2, in fine, de la loi sur le bail à ferme viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il ferait naître une différence de traitement entre les candidats pareillement qualifiés à la reprise d'une exploitation agricole lorsqu'il est interprété comme interdisant à un bailleur ayant cessé son exploitation agricole et l'ayant ensuite donnée à bail de mettre fin à ce bail en vue de le céder à une personne qui répond à toutes les conditions d'âge, de lien de parenté et de qualité professionnelle fixées par les articles 7, 1°, 8 et 9 de la même loi.
B.3.2. La disposition en cause fait partie de la législation sur le bail à ferme, qui vise essentiellement à réaliser un juste équilibre entre les intérêts des bailleurs et ceux des preneurs. Afin de garantir la continuité de l'entreprise du preneur, la possibilité de mettre fin unilatéralement au bail à ferme est soumise à des conditions rigoureuses.
La volonté d'offrir une plus grande sécurité d'entreprise aux preneurs, en garantissant la stabilité de leurs investissements sur le bien faisant l'objet du bail à ferme, constitue l'objectif général de la législation sur le bail à ferme.
B.3.3. Le législateur, lorsqu'il a modifié la loi sur le bail à ferme, a expressément indiqué qu'il entendait limiter les possibilités de congé pour exploitation personnelle et que ce congé était « désormais uniquement possible en faveur de personnes n'ayant pas atteint l'âge de la pension [...] ou qui disposent d'une expérience professionnelle suffisante » (Doc. parl., Chambre, 1988, n° 531/3, pp. 3 et 8, et Sénat, 1986-1987, n° 586-2, p. 3).
En ce qui concerne plus particulièrement la volonté d'éviter les abus, les travaux préparatoires indiquent : « Il n'est que trop fréquent qu'un propriétaire n'ayant pas la qualité d'exploitant agricole, qui signifie le congé prétendument en vue d'exploiter lui-même le bien loué, obtienne gain de cause. Il suffit parfois que la possibilité existe dans le chef du propriétaire d'exploiter lui-même le bien loué et qu'il fasse valoir toutes sortes de raisons, à première vue acceptables, dont l'appréciation du bien-fondé est laissée entièrement au juge de paix, lequel n'est pas toujours un expert en la matière. De nombreux hectares de terrains agricoles sont ainsi soustraits à leur affectation » (Doc. parl., Chambre, 1981-1982, n° 156/1, p. 4).
B.3.4. En ajoutant à l'article 9, alinéa 2, deux causes d'exclusion spécifiques aux conditions générales prévues jusque-là pour justifier le renon d'un bail à ferme en vue de l'exploitation personnelle, le législateur entendait qu'un bailleur trop âgé ou un bailleur ayant déjà mis fin à sa carrière d'agriculteur ne puisse donner un congé à son propre profit.
Dans les deux cas, le but du législateur est d'accroître la protection de la population agricole active (Doc. parl., Chambre, 1981-1982, n° 171/40, p. 179), en excluant le congé pour motif d'exploitation personnelle par le bailleur, lorsqu'il est établi que ce dernier a déjà mis un terme à sa carrière d'agriculteur ou lorsque son âge permet de supposer raisonnablement qu'il pourrait mettre fin à sa carrière d'agriculteur (article 9, alinéa 1er).
B.3.5. Eu égard à cet objectif, il est raisonnablement justifié que la disposition en cause exclue le renon pour motif d'exploitation personnelle par le bailleur même, lorsque ce dernier a déjà mis fin à son exploitation agricole et l'a ensuite donnée à bail.
B.4.1. Cet objectif ne justifierait toutefois pas que, pour le bailleur qui a cessé son exploitation agricole et l'a ensuite donnée à bail, le renon soit également exclu au profit de ses descendants et parents.
Une interprétation de la disposition en cause aux termes de laquelle le bailleur à ferme qui a cessé son exploitation et l'a donnée à bail après cette cessation ne peut mettre fin au bail pour le motif d'exploitation personnelle, par lui-même ou par une des personnes visées aux articles 7, 1°, et 8, § 1er, de la même loi contredit donc la volonté du législateur de mieux définir le congé pour exploitation personnelle afin d'éviter les abus des bailleurs tout en préservant un juste équilibre entre les intérêts des bailleurs et ceux des preneurs.
Dans cette interprétation, l'article 9, alinéa 2, de la loi sur le bail à ferme n'est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.4.2. Une autre interprétation de l'article 9, alinéa 2, in fine, de cette loi, conforme à l'objectif du législateur, est toutefois possible. Elle est fondée sur une lecture conjointe de cette disposition avec les articles 7, alinéa 1er, 1°, et 8, § 1er, de cette même loi et donne à la disposition en cause un effet utile, conforme aux articles 10 et 11 de la Constitution.
Le congé donné par un bailleur qui a cessé son exploitation agricole et l'a ensuite donnée à bail, pour un motif d'occupation personnelle au profit de ses descendants ou parents qui satisfont aux conditions fixées par l'article 9 de la loi sur le bail à ferme, maintient expressément l'affectation agricole des terres et assure le caractère familial de l'exploitation, objectif recherché par le législateur.
Entendue ainsi, la condition figurant à l'article 9, alinéa 2, in fine, de la loi sur le bail à ferme ne s'applique que lorsque le bailleur donne congé dans l'intention d'exploiter lui-même son bien et permet de la sorte d'éviter que des terres soient soustraites à leur destination agricole.
Dans cette interprétation, la condition inscrite à l'article 9, alinéa 2, in fine, de la loi sur le bail à ferme n'est pas incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : - L'article 9, alinéa 2, du livre III, titre VIII, chapitre II, section 3, du Code civil (« Des règles particulières aux baux à ferme ») viole les articles 10 et 11 de la Constitution s'il est interprété comme interdisant au bailleur qui a cessé puis donné à bail son exploitation agricole de mettre fin au bail en vue de céder l'exploitation à l'une des personnes limitativement énumérées à l'article 7, 1°. - L'article 9, alinéa 2, du livre III, titre VIII, chapitre II, section 3, du Code civil (« Des règles particulières aux baux à ferme ») ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution s'il est interprété comme autorisant un bailleur qui a cessé puis donné à bail son exploitation agricole à mettre fin au bail en vue de céder l'exploitation à l'une des personnes limitativement énumérées à l'article 7, 1°.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 23 novembre 2017.
Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président, E. De Groot