publié le 17 juillet 2015
Extrait de l'arrêt n° 82/2015 du 28 mai 2015 Numéro du rôle : 6141 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 171, 5°, b), du Code des impôts sur les revenus 1992, posée par le Tribunal de première instance de Liège, division L La Cour constitutionnelle, composée des présidents J. Spreutels et A. Alen, et des juges E. De G(...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 82/2015 du 28 mai 2015 Numéro du rôle : 6141 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 171, 5°, b), du Code des impôts sur les revenus 1992, posée par le Tribunal de première instance de Liège, division Liège.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents J. Spreutels et A. Alen, et des juges E. De Groot, T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul, T. Giet et R. Leysen, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président J. Spreutels, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par jugement du 18 décembre 2014 en cause de Claude Arend-Chevron et Régine Dufrasne contre l'Etat belge, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 14 janvier 2015, le Tribunal de première instance de Liège, division Liège, a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 171, § 1er, 5° b) du CIR 1992 viole-t-il le principe d'égalité inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution en ce que, conformément à cette disposition, les indemnités perçues pour invalidité dont le paiement n'a eu lieu, par le fait de l'existence d'un litige, qu'après l'expiration de la période imposable à laquelle elles se rapportent effectivement, ne sont alors imposables distinctement, au taux moyen afférent à l'ensemble des revenus imposables de la dernière année antérieure pendant laquelle le contribuable a eu une activité professionnelle normale, que si ces indemnités sont dues à des travailleurs visés aux articles 31 et 34 du CIR 1992, soit des travailleurs salariés entrant dans le champ d'application de la législation sur les contrats de travail ou d'un statut légal ou réglementaire similaire, alors que les indemnités de nature identique versées à un dirigeant d'entreprise, visé à l'article 32 du CIR 1992, dans les mêmes circonstances, ne sont imposables qu'au taux progressif fixé à l'article 130 du CIR 1992 ? ».
Le 5 février 2015, en application de l'article 72, alinéa 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, les juges-rapporteurs T. Giet et R. Leysen ont informé la Cour qu'ils pourraient être amenés à proposer de mettre fin à l'examen de l'affaire par un arrêt rendu sur procédure préliminaire. (...) III. En droit (...) B.1. La question préjudicielle concerne l'article 171, 5°, b), du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : CIR 1992), tel qu'il s'applique à l'exercice d'imposition 2010, qui dispose : « Par dérogation aux articles 130 à 168, sont imposables distinctement, sauf si l'impôt ainsi calculé, majoré de l'impôt afférent aux autres revenus, est supérieur à celui que donnerait l'application desdits articles à l'ensemble des revenus imposables : [...] 5° au taux moyen afférent à l'ensemble des revenus imposables de la dernière année antérieure pendant laquelle le contribuable a eu une activité professionnelle normale : [...] b) les rémunérations, pensions, rentes ou allocations visées aux articles 31 et 34, dont le paiement ou l'attribution n'a eu lieu, par le fait d'une autorité publique ou de l'existence d'un litige, qu'après l'expiration de la période imposable à laquelle elles se rapportent effectivement;».
B.2. Le juge a quo demande si la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en tant que cette disposition prévoit que les indemnités perçues pour cause d'invalidité dont le paiement n'a eu lieu, par le fait de l'existence d'un litige, qu'après l'expiration de la période imposable à laquelle elles se rapportent effectivement ne sont soumises à une imposition distincte, plus précisément au taux moyen afférent à l'ensemble des revenus imposables de la dernière année antérieure pendant laquelle le contribuable a eu une activité professionnelle normale, que si ces indemnités sont dues à des travailleurs relevant de la législation relative aux contrats de travail ou d'un statut légal ou réglementaire similaire, alors que ces mêmes indemnités versées à un dirigeant d'entreprise, visé à l'article 32 du CIR 1992, dans les mêmes circonstances, ne sont imposables qu'au taux progressif.
B.3. Par son arrêt n° 36/2005 du 16 février 2005, la Cour s'est prononcée sur l'article 93, § 1er, 3°, b, du CIR 1964, qui a un contenu similaire à celui de la disposition actuellement en cause.
Par cet arrêt, la Cour a jugé que l'article 93, § 1er, 3°, b, du CIR 1964 viole les articles 10 et 11 de la Constitution, en tant que sont exclues de son champ d'application les indemnités de réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de bénéfices, dont la fixation a eu lieu, par le fait d'une autorité publique ou de l'existence d'un litige, après l'expiration de la période imposable à laquelle elles se rapportent effectivement : « B.4.2. Le champ d'application de la disposition en cause est limité, d'une part, par la référence aux rémunérations, pensions, rentes et allocations visées à l'article 20, 2°, a, et 5°, du C.I.R. 1964 et, d'autre part, par la condition que le paiement ou l'attribution desdits revenus doit avoir eu lieu après l'expiration de la période imposable à laquelle ils se rapportent effectivement, et ceci du fait d'une autorité publique ou de l'existence d'un litige.
Les rémunérations visées à l'article 20, 2°, a, du C.I.R. 1964 sont celles des travailleurs soumis à la législation sur les contrats de travail ou à un statut légal ou réglementaire similaire, parmi lesquelles figurent, aux termes de l'article 26, alinéa 2, 3°, du C.I.R. 1964, les indemnités obtenues en réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de rémunérations.
Les indemnités obtenues en réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de bénéfices, de profits ou de rémunérations autres que celles visées à l'article 20, 2°, a, du C.I.R. 1964 ne relèvent pas du champ d'application de la disposition en cause.
B.4.3. Il ressort des faits de la cause et de la motivation du jugement de renvoi que le litige pendant devant le juge a quo concerne des indemnités de réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de bénéfices.
La Cour doit par conséquent se prononcer sur la constitutionnalité de la norme en cause en tant seulement que les indemnités de réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de bénéfices sont exclues du champ d'application de cette norme.
B.5. Il existe des différences fondamentales entre les travailleurs indépendants, d'une part, et les travailleurs salariés, d'autre part, en ce qui concerne les régimes fiscaux qui leur sont applicables. Ces différences empêchent de comparer à tous égards ces catégories de personnes. La circonstance que l'indemnité de réparation d'une perte temporaire de revenus professionnels soit payée, fixée ou attribuée tardivement par le fait d'une autorité publique ou de l'existence d'un litige peut néanmoins avoir une incidence défavorable sur les impôts à payer, tant pour les travailleurs indépendants que pour les travailleurs salariés. De ce point de vue, ils peuvent être réputés comparables.
B.6. L'article 93 du C.I.R. 1964 déroge, pour les revenus énumérés dans cet article, au principe de la globalisation, c'est-à -dire l'addition des quatre différentes catégories de revenus définies à l'article 6 du C.I.R. 1964, en vertu duquel le revenu imposable à l'impôt des personnes physiques est constitué de l'ensemble des revenus nets, soit la somme des revenus nets des catégories énumérées dans cette disposition, à savoir les revenus des propriétés foncières, les revenus des capitaux et biens mobiliers, les revenus professionnels et les revenus divers, diminuée des dépenses déductibles mentionnées aux articles 71 et suivants du C.I.R. 1964.
L'impôt est calculé sur cette somme, selon les règles fixées aux articles 77 et suivants du même Code.
L'article 93 du C.I.R. 1964 fixe un mode de calcul particulier de l'impôt et des taux d'imposition spéciaux pour certains revenus, à condition toutefois que le régime de l'addition de tous les revenus imposables, en ce compris ceux qui peuvent être imposés distinctement, ne s'avère pas plus avantageux pour le contribuable.
B.7. En adoptant l'article 93 du C.I.R. 1964, le législateur a voulu éviter les conséquences sévères que l'application rigoureuse de la progressivité de l'impôt des personnes physiques entraînerait pour les contribuables qui recueillent certains revenus ayant un caractère plutôt exceptionnel. Selon les travaux préparatoires, le législateur a voulu ' freiner la progressivité de l'impôt, lorsque le revenu imposable comprend des revenus non périodiques ' (Doc. parl., Chambre, 1961-1962, n° 264/1, p. 85; ibid., n° 264/42, p. 126).
B.8.1. Avant l'entrée en vigueur de l'arrêté royal n° 29 du 30 mars 1982 ' modifiant le Code des impôts sur les revenus en matière de taxation des revenus de remplacement ', les indemnités de réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de bénéfices étaient, aux termes de l'article 93, § 1er, 2°, b, du C.I.R. 1964, soustraites à la globalisation des différentes catégories de revenus et taxées séparément selon un taux d'imposition spécial, sauf si l'impôt ainsi calculé, majoré de l'impôt afférent aux autres revenus, était supérieur à celui qui résulterait de l'application des règles d'imposition générales à l'ensemble des revenus imposables.
Il s'ensuit que le législateur, avant l'entrée en vigueur de l'arrêté royal n° 29 précité, considérait les indemnités visées comme des revenus non périodiques pour lesquels la progressivité de l'impôt devait être freinée.
Les indemnités obtenues en réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de rémunérations n'étaient en principe pas soustraites à la globalisation des différentes catégories de revenus, sauf lorsqu'il était satisfait aux conditions d'application de la disposition en cause, plus précisément lorsque le paiement ou l'attribution de ces indemnités avait eu lieu, par le fait d'une autorité publique ou de l'existence d'un litige, après l'expiration de la période imposable à laquelle elles se rapportaient effectivement.
B.8.2. L'arrêté royal n° 29 précité du 30 mars 1982 a abrogé le régime de l'imposition distincte des indemnités de réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de bénéfices. On peut lire à ce sujet dans le rapport au Roi : ' Quant aux articles 1er, 2, 3, 7 et 8 du présent projet, ils constituent des corollaires pour ainsi dire obligatoires du changement de système : ils tendent à mettre fin à la différence de traitement fiscal qui existe actuellement - et que rien ne justifie - entre les indemnités obtenues en réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de revenus professionnels, suivant que ceux-ci sont des " bénéfices " ou " profits " ou des " rémunérations " (taxation distincte pour les uns et globalisation pour les autres) ' (Moniteur belge, 1er avril 1982, p. 3733).
B.9. En tant que la disposition en cause s'applique aux indemnités de réparation totale ou partielle d'une perte temporaire des rémunérations visées à l'article 20, 2°, a, mais non à des indemnités similaires de réparation d'une perte temporaire de bénéfices, le C.I.R. 1964 maintient partiellement, sans qu'aucune justification soit donnée pour ce faire, la différence de traitement critiquée dans le rapport au Roi précité. Cela est d'autant moins justifié que, contrairement aux règles applicables en matière de perte ' temporaire ' de revenus, les règles qui s'appliquent en cas de perte ' permanente ' de revenus traitent de la même manière les indépendants et les travailleurs salariés.
B.10. Le fait qu'il existe des différences fondamentales entre les travailleurs indépendants, d'une part, et les travailleurs salariés, d'autre part, et plus précisément le fait que les revenus des travailleurs indépendants peuvent varier d'une année à l'autre, alors que le salaire des travailleurs salariés est déterminé d'avance et n'est généralement pas soumis à des fluctuations incertaines, ne saurait, contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, justifier la différence de traitement en cause. En effet, le revenu imposable est en l'espèce constitué aussi d'indemnités de remplacement d'une perte temporaire de revenus, qui peuvent varier d'une année à l'autre aussi bien pour les salariés que pour les indépendants ».
B.4. Par son arrêt n° 7/2015 du 22 janvier 2015, la Cour s'est prononcée sur la disposition en cause.
Pour les mêmes motifs que ceux qui ont été exposés dans l'arrêt n° 36/2005 précité, la Cour a jugé que l'article 171, 5°, b), du CIR 1992, tel qu'il s'applique à l'exercice d'imposition 2008, viole les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que sont exclues de son champ d'application les indemnités de réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de revenus, dont la fixation a eu lieu, par le fait d'une autorité publique ou de l'existence d'un litige, après l'expiration de la période imposable à laquelle elles se rapportent effectivement.
B.5. Pour les mêmes motifs que ceux qui ont été exposés dans les arrêts nos 36/2005 et 7/2015, précités, la disposition actuellement en cause n'est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.6. La question préjudicielle appelle une réponse affirmative.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 171, 5°, b), du Code des impôts sur les revenus 1992, tel qu'il s'applique à l'exercice d'imposition 2010, viole les articles 10 et 11 de la Constitution, en tant que sont exclues de son champ d'application les indemnités de réparation totale ou partielle d'une perte temporaire de rémunérations de dirigeant d'entreprise, dont la fixation a eu lieu, par le fait d'une autorité publique ou de l'existence d'un litige, après l'expiration de la période imposable à laquelle elles se rapportent effectivement.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 28 mai 2015.
Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président, J. Spreutels