publié le 06 juin 2014
Extrait de l'arrêt n° 53/2014 du 27 mars 2014 Numéro du rôle : 5643 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 12 de la section 2bis du livre III, titre VIII, chapitre II, du (...) La Cour constitutionnelle, composée des présidents A. Alen et J. Spreutels, et des juges E. De G(...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 53/2014 du 27 mars 2014 Numéro du rôle : 5643 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 12 de la section 2bis (« Des règles particulières aux baux commerciaux ») du livre III, titre VIII, chapitre II, du Code civil, posée par le Tribunal de première instance de Malines.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents A. Alen et J. Spreutels, et des juges E. De Groot, L. Lavrysen, J.-P. Moerman, E. Derycke et P. Nihoul, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président A. Alen, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par jugement du 28 mai 2013 en cause de la SA « Europabank » contre l'ASBL « Sylva », dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 4 juin 2013, le Tribunal de première instance de Malines a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 12 de la loi sur les baux commerciaux viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, interprété en ce sens que l'acquéreur de l'immeuble qui est une personne physique peut expulser le preneur du bien loué pour l'occuper personnellement ou le faire occuper de telle manière par ses descendants, enfants adoptifs ou ascendants, par son conjoint ou par les descendants, ascendants ou enfants adoptifs de celui-ci, ou pour le faire occuper par une société de personnes dont les associés actifs ou les associés possédant au moins les trois quarts du capital ont avec le bailleur ou son conjoint les mêmes relations de parenté, d'alliance ou d'adoption, alors que l'acquéreur personne morale ne pourrait pas se prévaloir de cet article en vue de faire occuper le bien par une personne morale autre que la société de personnes précitée ou par une association de fait avec lesquelles l'acquéreur a des liens étroits ? ». (...) III. En droit (...) B.1.1. La question préjudicielle concerne l'article 12 de la section 2bis (« Des règles particulières aux baux commerciaux ») du livre III, titre VIII, chapitre II, du Code civil (ci-après : la loi sur les baux commerciaux), qui dispose : « Lors même que le bail réserverait la faculté d'expulsion en cas d'aliénation, l'acquéreur à titre gratuit ou onéreux du bien loué ne peut expulser le preneur que dans les cas énoncés aux 1°, 2°, 3° et 4° de l'article 16, moyennant un préavis d'un an donné dans les trois mois de l'acquisition et énonçant clairement le motif justifiant le congé, le tout à peine de déchéance.
Il en va de même lorsque le bail n'a pas date certaine antérieure à l'aliénation, si le preneur occupe le bien loué depuis six mois au moins ».
B.1.2. L'article 16 de la loi sur les baux commerciaux auquel la disposition en cause fait référence dispose notamment : « I. Le bailleur peut se refuser au renouvellement du bail pour l'un des motifs suivants : 1° Sa volonté d'occuper le bien loué personnellement et effectivement ou de le faire occuper de telle manière par ses descendants, ses enfants adoptifs ou ses ascendants, par son conjoint, par les descendants, ascendants ou enfants adoptifs de celui-ci, ou de le faire occuper par une société de personnes dont les associés actifs ou les associés possédant au moins les trois quarts du capital ont avec le bailleur ou son conjoint les mêmes relations de parenté, d'alliance ou l'adoption. [...] ».
B.2. Il est demandé à la Cour si l'article 12 de la loi sur les baux commerciaux est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, dans l'interprétation selon laquelle une personne physique qui acquiert un immeuble peut en expulser le preneur pour faire occuper le bien par une des personnes énumérées à l'article 16, I, 1°, de la loi sur les baux commerciaux, alors qu'une personne morale qui acquiert un immeuble ne peut pas en expulser le preneur pour faire occuper le bien par une autre personne morale - qui n'est pas une société de personnes - ou par une association de fait avec laquelle la personne morale acquéresse a des « liens étroits ».
B.3.1. Ainsi que l'observe le Conseil des ministres, la réponse à la question préjudicielle posée n'est manifestement utile pour la solution du litige que la juridiction a quo doit trancher que dans la mesure où cette question concerne la situation d'une personne morale qui souhaite expulser le preneur, afin de laisser occuper l'immeuble qu'elle a acquis par une association de fait avec laquelle cette personne morale a des « liens étroits ». En effet, l'affaire pendante devant la juridiction a quo concerne l'expulsion à laquelle une personne morale a procédé au profit d'une association de fait et non une expulsion à laquelle il aurait été procédé en faveur d'une autre personne morale.
B.3.2. Il ressort de la décision de renvoi que la juridiction a quo déduit l'existence de « liens étroits » entre la personne morale et l'association de fait en question de la circonstance que la première a été constituée par la seconde, l'association de fait répondant aussi du financement de la personne morale, que le seul objet social de la personne morale consiste à soutenir l'association de fait, que l'affiliation à la personne morale requiert l'affiliation à l'association de fait, que les deux entités sont administrées par les mêmes personnes et constituent une même unité TVA, que le patrimoine de la personne morale passera à l'association de fait en cas de liquidation et que les deux entités ont le même siège social et le même logo.
B.3.3. La Cour limite par conséquent son examen de la question préjudicielle à la situation d'une personne morale qui, dans le cadre d'un bail commercial, souhaite expulser le preneur au profit d'une association de fait avec laquelle elle a des « liens étroits », comme mentionnés en B.3.2.
B.4. Contrairement à ce que prétend le Conseil des ministres, les catégories de personnes mentionnées dans la question préjudicielle sont suffisamment comparables au regard de la disposition en cause, puisqu'il s'agit, dans les deux cas, de personnes qui souhaitent résilier le bail commercial en cours au profit d'une personne ou d'une association avec laquelle elles entretiennent des liens susceptibles d'être définis comme étroits.
B.5.1. En vertu de la disposition en cause, combinée avec l'article 16, I, 1°, de la loi sur les baux commerciaux, l'acquéreur à titre gratuit ou onéreux du bien loué peut en expulser le preneur pour l'occuper personnellement ou pour « le faire occuper par ses descendants, ses enfants adoptifs ou ses ascendants, par son conjoint, par les descendants, ascendants ou enfants adoptifs de celui-ci, ou [...] le faire occuper par une société de personnes dont les associés actifs ou les associés possédant au moins les trois quarts du capital ont avec le bailleur ou son conjoint les mêmes relations de parenté, d'alliance ou d'adoption ».
B.5.2. Il peut être déduit de l'énumération précitée que le législateur a entendu permettre la résiliation du bail commercial lorsqu'il est question d'un lien de parenté entre l'acquéreur de l'immeuble ou son conjoint et la personne au profit de laquelle le bail est résilié. Un lien de parenté est également déterminant lorsqu'il s'agit d'une résiliation de bail commercial en faveur d'une société de personnes, la parenté étant, dans ce cas, appréciée vis-à -vis des associés actifs ou des associés possédant au moins les trois quart du capital.
B.6. La disposition en cause ne permet toutefois pas à une personne morale qui acquiert un immeuble de résilier le bail commercial au profit d'une association de fait avec laquelle ladite personne morale a des liens étroits tels que ceux mentionnés en B.3.2.
B.7. La différence de traitement en cause repose sur un critère objectif, à savoir l'existence ou non d'un lien de parenté, au sens que ce terme revêt en droit de la famille, entre, d'une part, l'acquéreur de l'immeuble ou son conjoint et, d'autre part, la personne physique ou les associés de la société de personnes en faveur de qui le bail commercial est résilié. En outre, il existe une différence objective entre, d'une part, les personnes physiques et les sociétés, et, d'autre part, les associations de fait, qui ne disposent pas de la personnalité juridique.
B.8.1. Il ressort des travaux préparatoires de la loi sur les baux commerciaux que le législateur entendait à la fois assurer une certaine stabilité au preneur d'un fonds de commerce et trouver un point d'équilibre entre les intérêts du preneur et ceux du bailleur.
Il a été exposé que l'objectif de la loi répondait « au souci de garantir les intérêts économiques et sociaux légitimes des Classes moyennes, contre l'instabilité et les sources d'abus que comporte le régime de la liberté absolue des conventions de bail » et que « [le] but [était] triple : 1° donner au preneur commerçant des garanties de durée et d'initiative; 2° lui assurer le renouvellement du bail quand le propriétaire n'a pas de raisons fondées de disposer autrement des lieux et, à offre égale, la préférence à tout tiers enchérisseur; 3° établir à son profit diverses indemnités sanctionnant soit la fraude à la loi, soit la concurrence illicite ou l'appropriation de la clientèle à l'occasion d'une fin de bail, soit enfin l'enrichissement sans cause » (Doc. parl., Chambre, 1947-1948, n° 20, pp. 2, 4 et 5).
Il a été souligné qu'un « point d'équilibre [était] à trouver entre la protection du fonds de commerce, au sens large, et le respect des intérêts légitimes des propriétaires d'immeubles » et qu'il convenait « de concilier les intérêts en présence » (Doc. parl., Sénat, 1948-1949, n° 384, pp. 2 et 3).
B.8.2. La possibilité pour l'acquéreur du bien loué d'expulser le preneur en vue d'occuper le bien personnellement ou de le faire occuper par un de ses proches parents ou par une société de personnes dont les associés actifs ou les associés possédant au moins les trois quart du capital ont des liens avec ledit acquéreur a été définie, lors des travaux préparatoires, comme un « postulat du droit de propriété » (Doc. parl., Chambre, 1947-1948, n° 20, p. 31).
B.8.3. Les travaux préparatoires laissent apparaître de manière générale que le législateur, en recherchant un équilibre entre, d'une part, la protection du fonds de commerce et, d'autre part, les intérêts légitimes du propriétaire, a considéré que ce dernier, en raison de son droit de propriété, devait avoir la possibilité de résilier le bail commercial dans certaines circonstances, mais aussi que, dans l'intérêt de la protection du fonds de commerce, cette possibilité de résiliation devait être strictement limitée. Il a finalement estimé à cet égard qu'il peut être dérogé à la protection du fonds de commerce lorsque l'acquéreur souhaite occuper lui-même l'immeuble ou le faire occuper par des personnes qui - de la manière définie à l'article 16, I, 1°, de la loi sur les baux commerciaux - lui sont apparentées, au sens de ce terme en droit de la famille, ou qui sont apparentées à son conjoint.
B.9.1. Il n'est pas sans justification raisonnable, au regard des objectifs poursuivis par le législateur et compte tenu du pouvoir d'appréciation étendu dont il dispose dans l'équilibre à ménager entre les intérêts concernés en l'espèce, que l'acquéreur d'un bien ne puisse résilier le bail commercial en cours, en vue d'une occupation par une autre personne que le preneur, que lorsqu'il souhaite occuper lui-même le bien ou lorsqu'il souhaite le faire occuper par des personnes avec lesquelles il a un lien de parenté déterminé, au sens de ce terme en droit de la famille. L'utilisation du critère du lien de parenté, au sens du droit de la famille, permet du reste de circonscrire d'une manière claire et limitative les personnes en faveur desquelles le bail commercial peut être résilié, ce qui contribue à atteindre l'objectif relatif à la protection du fonds de commerce.
B.9.2. Le législateur pouvait raisonnablement considérer qu'une possibilité de résiliation en faveur d'associations de fait avec lesquelles l'acquéreur aurait d'une manière ou d'une autre un « lien étroit » pourrait donner lieu à des abus - en effet, une association de fait n'a pas la personnalité juridique et peut en tout temps être constituée de manière informelle - et porter atteinte à l'objectif poursuivi quant à la protection du fonds de commerce.
B.10. La question préjudicielle appelle une réponse négative.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 12 de la section 2bis (« Des règles particulières aux baux commerciaux ») du livre III, titre VIII, chapitre II, du Code civil ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi prononcé en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, à l'audience publique du 27 mars 2014.
Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président, A. Alen