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Arrêt
publié le 05 juin 2014

Extrait de l'arrêt n° 47/2014 du 20 mars 2014 Numéro du rôle : 5638 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 50, 6°, du Code des impôts sur les revenus 1964, posée par la Cour d'appel de Bruxelles. La Cour constitutionnell composée du président émérite M. Bossuyt, conformément à l'article 60bis de la loi spéciale du 6 ja(...)

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 47/2014 du 20 mars 2014 Numéro du rôle : 5638 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 50, 6°, du Code des impôts sur les revenus 1964, posée par la Cour d'appel de Bruxelles.

La Cour constitutionnelle, composée du président émérite M. Bossuyt, conformément à l'article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, du président J. Spreutels, et des juges E. De Groot, L. Lavrysen, J.-P. Moerman, E. Derycke et P. Nihoul, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président émérite M. Bossuyt, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par arrêt du 15 mai 2013 en cause de Jacques Devresse contre l'Etat belge, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 22 mai 2013, la Cour d'appel de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 50, 6°, du CIR 1964, actuellement l'article 53, 15°, du CIR 1992, interprété en ce sens que la prise en charge des pertes professionnelles de la société ne peut être qualifiée de frais professionnels déductibles que si l'administrateur ou le gérant de cette société a déjà retiré des revenus professionnels de cette société avant cette prise en charge (la condition dite d'antériorité), est-il compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, combinés ou non avec l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme, en ce que, dans cette interprétation, cet article établit une différence de traitement entre l'administrateur ou gérant d'une société existante qui a déjà octroyé des rémunérations à l'administrateur en question et l'administrateur ou gérant qui lance une nouvelle activité et qui n'a pas encore retiré de rémunérations de sa société nouvellement créée à défaut de moyens financiers ? ». (...) III. En droit (...) B.1.1. La question préjudicielle concerne l'article 50, 6°, du Code des impôts sur les revenus 1964 (ci-après : CIR 1964), qui dispose : « Ne sont pas considérés comme charges professionnelles : [...] 6° la prise en charge par des contribuables visés à l'article 20, 2°, b et c, des pertes d'une société, sauf lorsque cette prise en charge se réalise par un versement, irrévocable et sans condition, d'une somme, effectué en vue de sauvegarder des revenus professionnels que ces contribuables retirent périodiquement de la société et que la somme ainsi versée a été affectée par la société à la réduction de ses pertes professionnelles ». B.1.2. Les contribuables visés par l'article 20, 2°, b et c, du CIR 1964 sont les « administrateurs, commissaires, liquidateurs ou autres personnes exerçant des mandats ou fonctions analogues soit près des sociétés par actions, belges ou étrangères, soit près de toutes autres personnes morales de droit belge ou étranger qui sont assimilées à des sociétés par actions pour l'application de l'impôt des sociétés ou qui y seraient assimilées si elles avaient en Belgique leur siège social, leur principal établissement ou leur siège de direction ou d'administration » et les « associés actifs soit dans des sociétés commerciales belges, autres que des sociétés par actions, soit dans des sociétés ou autres personnes morales de droit étranger dont la forme juridique peut être assimilée à celle de ces sociétés commerciales belges ».

B.2.1. La juridiction a quo déduit des termes « en vue de sauvegarder des revenus professionnels » utilisés dans la disposition en cause que la prise en charge des pertes d'une société par un administrateur ou un gérant de cette société ne peut être qualifiée de frais professionnels déductibles que si l'administrateur ou le gérant a déjà retiré, avant cette prise en charge, des revenus professionnels de la société. Si tel n'est pas le cas, la prise en charge ne saurait en principe être admise au titre de frais professionnels déductibles.

B.2.2. Par ailleurs, la juridiction a quo mentionne un arrêt de la Cour d'appel de Gand du 14 mars 1996 qu'elle interprète comme permettant la déductibilité fiscale, dans le chef des administrateurs ou gérants, des pertes de démarrage de sociétés nouvellement créées lorsque ces pertes ont été prises en charge afin de retirer des revenus professionnels futurs de la société, de sorte qu'il ne serait pas requis dans ce cas que l'intéressé ait retiré des revenus professionnels de la société avant la prise en charge.

B.3. La juridiction a quo demande si la disposition en cause, dans l'interprétation mentionnée en B.2.1, est compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, combinés ou non avec l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention, en ce qu'elle « établit une différence de traitement entre l'administrateur ou [le] gérant d'une société existante qui a déjà octroyé des rémunérations à l'administrateur en question et l'administrateur ou [le] gérant qui lance une nouvelle activité et qui n'a pas encore retiré de rémunérations de sa société nouvellement créée à défaut de moyens financiers ».

B.4.1. Quoique la question préjudicielle mentionne « l'administrateur ou [le] gérant d'une société existante qui a déjà octroyé des rémunérations à l'administrateur en question », il ressort de la motivation de la décision de renvoi que la question vise en réalité « l'administrateur ou le gérant d'une société existante qui n'a pas encore octroyé des rémunérations à l'administrateur en question ».

La Cour répond à la question dans ce sens.

B.4.2. Bien que l'Etat belge, partie défenderesse dans le litige au fond, soutienne à titre principal que la question préjudicielle n'appelle pas de réponse parce que cette question, telle qu'elle est formulée par la juridiction a quo, concerne d'autres situations que celle des parties au litige devant la juridiction qui pose la question préjudicielle à la Cour, son mémoire laisse apparaître qu'il présente également sa défense dans l'hypothèse où la question préjudicielle doit être comprise dans le sens mentionné en B.4.1.

B.5. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale.

Ils interdisent toute discrimination, quelle qu'en soit l'origine. Ils sont également applicables en matière fiscale, ce que confirme d'ailleurs l'article 172 de la Constitution, lequel fait une application particulière du principe d'égalité et de non-discrimination que les articles 10 et 11 garantissent.

L'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme n'ajoute rien au principe d'égalité et de non-discrimination garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution. Il n'y a pas lieu de l'inclure dans l'examen de la Cour.

B.6. Dans l'interprétation de la juridiction a quo, la disposition en cause crée une différence de traitement entre, d'une part, les administrateurs et gérants d'une société existante qui n'ont pas encore retiré de revenus professionnels de leur société et, d'autre part, les administrateurs et gérants d'une société nouvellement constituée qui n'ont pas encore retiré de revenus professionnels de leur société, en ce que la prise en charge des pertes de la société par la première catégorie d'administrateurs et de gérants ne peut pas être qualifiée de frais professionnels déductibles, alors que tel est bien le cas pour la seconde catégorie d'administrateurs et de gérants.

B.7.1. Dans les travaux préparatoires, la disposition en cause est commentée comme suit : « D'autre part, l'administration constate une tendance croissante à constituer des sociétés - sans qu'il s'agisse nécessairement de sociétés à option - ayant essentiellement pour but de subir des pertes.

Cette forme d'évasion fiscale doit être combattue. C'est pourquoi, il est également proposé que les pertes prises en charge par les associés ne peuvent être fiscalement déduites par eux que lorsque ces derniers apportent la preuve : - que la prise en charge de la perte a pour but de sauvegarder des revenus professionnels qu'ils retirent périodiquement de la société; - qu'ils ont concrétisé cette prise en charge par un versement définitif en espèces; - et que les sommes ainsi versées à la société ont été affectées par elle à la réduction, à due concurrence, de ses pertes professionnelles. [...] La mesure qui vous est ainsi proposée est justifiée au même titre que le régime qui est actuellement applicable aux revenus des administrateurs de sociétés par actions et des associés actifs de sociétés de personnes, tandis que les revenus qu'ils obtiennent pour leur activité exercée dans la société sont imposés comme rémunérations. Dans ce régime, il est en effet logique de conclure que les pertes de la société, qu'un administrateur prend à sa charge, ne peuvent être fiscalement déduites par cet administrateur que lorsque la prise en charge est justifiée par le souci qu'a l'intéressé de sauvegarder les revenus professionnels qu'il retire de la société » (Doc. parl., Sénat, 1985-1986, n° 310/1, pp. 8-9).

B.7.2. Il en ressort que la condition relative à l'objectif « de sauvegarder des revenus professionnels » a été dictée par le souci de contrer l'évasion fiscale et, plus précisément, d'éviter que la forme sociétaire soit uniquement utilisée afin de créer des pertes au sens du droit fiscal.

B.8. Au regard de cet objectif, il n'est pas pertinent que la prise en charge de pertes sociales par les administrateurs et gérants d'une société nouvellement constituée qui n'ont pas encore retiré de revenus professionnels de leur société doive être qualifiée de frais professionnels déductibles, alors que tel n'est pas le cas pour la prise en charge de pertes sociales par les administrateurs ou les gérants d'une société existante qui n'ont pas encore retiré de revenus professionnels de leur société.

La différence de traitement en cause n'est dès lors pas raisonnablement justifiée.

B.9. Dans l'interprétation mentionnée en B.6 de la disposition en cause, la question préjudicielle appelle une réponse affirmative, dans la mesure où elle concerne les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.

B.10. La Cour observe toutefois que la disposition en cause peut également être interprétée en ce sens que la prise en charge de pertes sociales par les administrateurs ou les gérants d'une société nouvellement constituée peut uniquement être qualifiée de frais professionnels déductibles lorsque ces administrateurs et gérants ont déjà retiré des revenus professionnels de leur société. En effet, cette disposition ne fait aucune distinction selon qu'une société a ou non été récemment constituée. Du reste, les travaux préparatoires mentionnés en B.7.1 laissent apparaître que, par la disposition en cause, le législateur a expressément entendu réglementer la constitution de « sociétés [...] ayant essentiellement pour but de subir des pertes » au sens du droit fiscal.

B.11. Dans cette interprétation, la disposition en cause ne crée aucune différence de traitement entre les catégories de personnes visées dans la question préjudicielle et celle-ci appelle une réponse négative, dans la mesure où elle concerne les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.

Eu égard au fait que, dans cette interprétation, la mesure contenue dans la disposition en cause ne peut pas être considérée comme disproportionnée au regard de l'objectif d'intérêt général poursuivi par le législateur et qu'elle satisfait en outre à l'exigence de prévisibilité, cette question appelle de même une réponse négative en ce qu'elle concerne les articles précités de la Constitution, combinés avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : - Dans l'interprétation selon laquelle la prise en charge de pertes sociales par les administrateurs ou gérants d'une société nouvellement constituée qui n'ont pas encore retiré de revenus professionnels de leur société doit être qualifiée de frais professionnels déductibles, l'article 50, 6°, du Code des impôts sur les revenus 1964 viole les articles 10, 11 et 172 de la Constitution. - Dans l'interprétation selon laquelle une telle prise en charge ne peut pas être qualifiée de frais professionnels déductibles, l'article 50, 6°, du Code des impôts sur les revenus 1964 ne viole pas les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, combinés ou non avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme.

Ainsi prononcé en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, à l'audience publique du 20 mars 2014.

Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président, M. Bossuyt

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