publié le 27 janvier 2012
Extrait de l'arrêt n° 164/2011 du 20 octobre 2011 Numéro du rôle : 5157 En cause : les questions préjudicielles concernant les articles 65/15 et 65/25 de la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travau La Cour constitutionnelle, composée des présidents M. Bossuyt et R. Henneuse, et des juges L. La(...)
COUR CONSTITUTIONNELLE
Extrait de l'arrêt n° 164/2011 du 20 octobre 2011 Numéro du rôle : 5157 En cause : les questions préjudicielles concernant les articles 65/15 et 65/25 de la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services, insérés par la loi du 23 décembre 2009, posées par le président du Tribunal de première instance d'Anvers.
La Cour constitutionnelle, composée des présidents M. Bossuyt et R. Henneuse, et des juges L. Lavrysen, A. Alen, E. Derycke, J. Spreutels et P. Nihoul, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président M. Bossuyt, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles et procédure Par ordonnance du 9 juin 2011Documents pertinents retrouvés type ordonnance prom. 09/06/2011 pub. 21/06/2011 numac 2011031319 source commission communautaire commune de bruxelles-capitale Ordonnance visant à transposer partiellement la Directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services, en ce qui concerne les compétences de la Commission communautaire commune fermer en cause de la SPRL « Schrauwen-Fourage » contre la SA « Aquafin », dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 17 juin 2011, le président du Tribunal de première instance d'Anvers, siégeant en référé, a posé les questions préjudicielles suivantes : « a) L'article 65/15 (combiné avec l'article 65/14) et l'article 65/25 de la loi du 24 décembre 1993 violent-ils le principe d'égalité, inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que les entités adjudicatrices qui sont une autorité au sens de l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat (ainsi que l'adjudicataire du marché) connaissent un régime de protection juridique en matière de suspension de la décision d'attribution (dans le cadre du système du délai légal d'attente) qui diffère fondamentalement de celui qui s'applique aux entités adjudicatrices qui ne sont pas une autorité au sens de l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat (et aux adjudicataires de ces marchés), parce que la suspension par le juge civil des référés n'exige pas de contrôle autonome du contenu des griefs invoqués ? b) L'article 65/15 (combiné avec l'article 65/14) et l'article 65/25 de la loi du 24 décembre 1993 violent-ils le principe d'égalité, inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que les entités adjudicatrices qui sont une autorité au sens de l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat (ainsi que l'adjudicataire du marché) connaissent un régime de protection juridique en matière de suspension de la décision d'attribution (dans le cadre du système du délai légal d'attente) qui diffère fondamentalement de celui qui s'applique aux entités adjudicatrices qui ne sont pas une autorité au sens de l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat (et aux adjudicataires de ces marchés), parce que la suspension par le juge civil des référés est fondée sur un contrôle fondamentalement différent de celui qu'exerce le Conseil d'Etat et de celui qui est exercé en référé de droit commun ? ». (...) III. En droit (...) B.1.1. La loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services prévoit des procédures de recours, dont le recours en annulation (article 65/14) et la demande de suspension (article 65/15) des décisions des autorités adjudicatrices.
L'article 65/14 de la loi précitée prévoit qu'à la demande de toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d'être lésée par la violation alléguée, l'instance de recours peut annuler les décisions prises par les autorités adjudicatrices, y compris celles portant des spécifications techniques, économiques et financières discriminatoires, au motif que ces décisions constituent un détournement de pouvoir ou violent les documents du marché ou les règles de droit qui sont applicables au marché concerné.
L'article 65/15 en cause dispose : « Dans les mêmes conditions que celles visées à l'article 65/14, l'instance de recours peut, sans que la preuve d'un risque de préjudice grave difficilement réparable ne doive être apportée, le cas échéant sous peine d'astreinte, suspendre l'exécution des décisions visées à l'article 65/14 et, en ce qui concerne le Conseil d'Etat, aussi longtemps qu'il demeure saisi d'un recours en annulation : 1° ordonner les mesures provisoires ayant pour but de corriger la violation alléguée ou d'empêcher qu'il soit porté atteinte aux intérêts concernés;2° ordonner les mesures provisoires nécessaires à l'exécution de sa décision. La demande de suspension est introduite selon une procédure d'extrême urgence ou de référé, conformément à l'article 65/24.
L'instance de recours tient compte des conséquences probables de la suspension de l'exécution et des mesures provisoires pour tous les intérêts susceptibles d'être lésés, ainsi que de l'intérêt public, et peut décider de ne pas accorder la suspension de l'exécution ou les mesures provisoires lorsque leurs conséquences négatives pourraient l'emporter sur leurs avantages.
La décision de ne pas accorder la suspension de l'exécution ou les mesures provisoires ne porte pas préjudice aux autres prétentions de la personne sollicitant ces mesures.
La demande de mesures provisoires peut être introduite avec la demande de suspension visée à l'alinéa 1er ou avec la demande d'annulation visée à l'article 65/14 ou séparément ».
B.1.2. L'« instance de recours » visée dans les dispositions précitées est soit la section du contentieux administratif du Conseil d'Etat lorsque l'autorité adjudicatrice est une autorité visée à l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat, soit le juge judiciaire lorsque l'autorité adjudicatrice n'est pas une telle autorité (article 65/24 de la loi du 24 décembre 1993).
L'article 65/25, également en cause, dispose : « A moins que des dispositions de la présente loi n'y dérogent, les règles de compétence et de procédure devant l'instance de recours sont celles fixées par les lois et arrêtés relatifs à l'instance de recours.
Lorsque l'instance de recours reçoit une demande de suspension de l'exécution de la décision d'attribution, elle en informe immédiatement l'autorité adjudicatrice.
L'instance de recours transmet au Premier Ministre, en vue d'une communication à la Commission européenne, le texte de toutes les décisions qu'elle prend en application de l'article 65/18. Elle transmet également au Premier Ministre les autres informations sur le fonctionnement des procédures de recours éventuellement demandées par la Commission européenne ».
B.2. Les deux questions préjudicielles portent sur la demande de suspension dans le cadre du délai d'attente, imposé par le législateur, entre la décision d'attribution et la conclusion du marché (articles 65/11, 65/12 et 65/13 de la loi du 24 décembre 1993).
Cette réglementation établirait une différence de traitement selon que c'est le Conseil d'Etat ou le juge judiciaire qui est compétent pour statuer sur la demande de suspension. La Cour est invitée à examiner si cette différence de traitement est discriminatoire en ce que la suspension par le juge judiciaire ne requiert pas de contrôle autonome du contenu des griefs invoqués (première question préjudicielle) et en ce que le contrôle du juge judiciaire diffère fondamentalement du contrôle du Conseil d'Etat et du contrôle en référé de droit commun (seconde question préjudicielle).
Etant donné que la première question préjudicielle se confond totalement avec la seconde, les deux questions sont examinées conjointement.
B.3.1. La partie demanderesse devant le juge a quo objecte que celui-ci n'interprète pas lui-même les dispositions en cause, mais ne fait que reprendre la question relative à ces dispositions dans l'interprétation que leur donne la partie défenderesse devant le juge a quo. A défaut d'interprétation autonome des dispositions en cause par le juge a quo, la question préjudicielle serait manifestement sans utilité pour la solution du litige.
B.3.2. Il appartient en principe au juge qui pose la question préjudicielle d'examiner si la réponse à la question est pertinente pour trancher le litige qui lui est soumis. Il n'est pas requis qu'il opère déjà , à l'occasion de cet examen, un choix décisif pour une interprétation déterminée des dispositions en cause.
B.3.3. L'exception est rejetée.
B.4.1. Les catégories qui sont traitées différemment, selon le libellé des questions préjudicielles, sont les autorités adjudicatrices dont la décision d'attribution est attaquée et qui se trouvent dès lors dans une situation comparable.
B.4.2. Dans l'interprétation des dispositions en cause telle qu'elle ressort des questions préjudicielles, les autorités adjudicatrices qui ne sont pas une autorité au sens de l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat risqueraient davantage de voir leur décision d'attribution suspendue que les autorités adjudicatrices qui sont quant à elles une telle autorité. En effet, la suspension par le juge civil des référés reposerait, aux termes des questions préjudicielles, sur « un contrôle fondamentalement différent » de celui qu'exerce le Conseil d'Etat (seconde question préjudicielle), ce qui implique que la suspension par le juge civil des référés, à l'inverse de la suspension par le Conseil d'Etat, pourrait être autorisée sans « contrôle autonome du contenu des griefs invoqués » (première question préjudicielle).
Aucun élément n'est de nature à justifier que les deux catégories d'autorités adjudicatrices, qui sont soumises de manière identique à la réglementation relative aux marchés publics, soient traitées de manière substantiellement différente selon que le contrôle de leur décision d'attribution est exercé par le juge civil des référés ou par le Conseil d'Etat.
B.4.3. Telles qu'elles sont interprétées dans les questions préjudicielles, les dispositions en cause sont incompatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.5.1. Les dispositions en cause peuvent cependant être interprétées d'une autre manière.
B.5.2. Ainsi qu'il a été observé en B.1.1, la décision d'attribution d'une autorité adjudicatrice, qu'elle soit ou non une autorité visée à l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat, peut être suspendue parce que cette décision constitue un détournement de pouvoir ou une infraction aux documents du marché ou aux règles de droit qui sont applicables au marché concerné.
Les règles de droit précitées sont plus précisément le droit de l'Union en matière de marchés publics, applicable au marché en question, ainsi que les principes généraux du droit et les dispositions constitutionnelles, législatives et réglementaires qui sont applicables au marché (article 65/14 de la loi du 24 décembre 1993). Le détournement de pouvoir est l'illégalité par laquelle la compétence qu'un organe administratif a reçue de la loi pour atteindre un objectif d'intérêt général déterminé est utilisée par lui pour atteindre, de manière exclusive, un autre but.
Il s'ensuit que la décision d'attribution d'une autorité adjudicatrice, qu'elle soit ou non une autorité visée à l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat, ne peut être suspendue qu'après que l'autorité judiciaire compétente a constaté prima facie une illégalité. Dans cette interprétation, la différence de traitement est inexistante.
B.5.3. Telles qu'elles sont interprétées en B.5.2, les dispositions en cause ne sont pas incompatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : - Dans l'interprétation selon laquelle les articles 65/15 et 65/25 de la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services donnent lieu à une appréciation fondamentalement différente de la demande de suspension de la décision d'attribution d'une autorité adjudicatrice, selon que cette autorité est ou non une autorité au sens de l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat, ces dispositions violent les articles 10 et 11 de la Constitution. - Dans l'interprétation selon laquelle ces mêmes dispositions donnent lieu à une appréciation analogue de la demande de suspension de la décision d'attribution d'une autorité adjudicatrice, que cette autorité soit ou non une autorité visée à l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'Etat, ces dispositions ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi prononcé en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, à l'audience publique du 20 octobre 2011.
Le greffier, P.-Y. Dutilleux.
Le président, M. Bossuyt.