publié le 15 septembre 1999
Arrêt n° 58/99 du 26 mai 1999 Numéros du rôle : 1380 et 1381 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 76, § 1 er , alinéa 3, du Code de la T.V.A., posées par le Tribunal de première instance de Bruxelles.
Arrêt n° 58/99 du 26 mai 1999 Numéros du rôle : 1380 et 1381 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 76, § 1er, alinéa 3, du Code de la T.V.A., posées par le Tribunal de première instance de Bruxelles.
La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et L. De Grève, et des juges P. Martens, J. Delruelle, E. Cerexhe, H. Coremans et A. Arts, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le président M. Melchior, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles A. Par jugement du 13 juillet 1998 en cause de la s.p.r.l. Sivauto contre l'Etat belge, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour d'arbitrage le 23 juillet 1998, le Tribunal de première instance de Bruxelles a posé les questions préjudicielles suivantes : « L'article 76 [§ 1er] alinéa 3 du Code de la T.V.A. compris en ce sens que, par le truchement de l'article 8/1, § 3 de l'arrêté royal du 29 décembre 1969 relatif aux restitutions en matière de taxe sur la valeur ajoutée tel que modifié par l'arrêté royal du 29 décembre 1992 et spécialement par ses alinéas 5, 6, 7, 8, 9, 10 et 11, il permet au Roi de prescrire une retenue des crédits de T.V.A. revenant aux assujettis visés par ces dispositions la condition requise par l'article 1413 du Code judiciaire étant censée remplie et dès lors que la dette d'impôt, à la supposer établie, ne constitue pas une créance conforme à l'article 1415 de ce Code en faveur de l'administration, est-il compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, 1) en ce qu'il permet à l'administration de déroger de manière substantielle en matière de T.V.A. au droit commun des saisies conservatoires, plus particulièrement aux articles 1413 et 1415 du Code judiciaire, la compétence du juge des saisies se limitant tout au plus à un contrôle formel; 2) en ce qu'il établit une différence de traitement entre les différents créanciers de l'Etat belge au détriment des créanciers titulaires d'un crédit d'impôt en matière de T.V.A.; 3) en ce qu'il établit une différence de traitement entre les différentes catégories de personnes titulaires d'une créance fiscale à l'égard de l'Etat belge, celles titulaires d'un crédit d'impôt en matière de T.V.A. pouvant faire l'objet d'une retenue valant saisie-arrêt conservatoire dans les conditions prérappelées; 4) en ce qu'il établit une différence de traitement entre différentes catégories de personnes soumises à des impôts indirects et titulaires d'une créance fiscale à l'égard de l'Etat belge au détriment de celles titulaires d'un crédit d'impôt en matière de T.V.A. pouvant faire l'objet d'une retenue valant saisie-arrêt conservatoire dans les conditions prérappelées; 5) en ce qu'il établit une différence de traitement en faveur de l'administration créancier de l'assujetti titulaire du droit à restitution et les créanciers de cette même personne, désignés à l'article 1628 alinéa 2 du Code judiciaire, avec la circonstance que l'administration n'a en l'espèce pas à faire état d'une créance quelconque, le soupçon d'une créance étant suffisant;6) en ce qu'il prive les assujettis qu'il vise du droit de cantonner prévu à l'article 1403 du Code judiciaire prévu en faveur de tous les débiteurs frappés de saisie conservatoire; Si la Cour d'arbitrage constate une discrimination au détriment des assujettis concernés, celle-ci est-elle proportionnée à l'objectif poursuivi ? » Cette affaire est inscrite sous le numéro 1380 du rôle de la Cour.
B. Par jugement du 13 juillet 1998 en cause de la s.p.r.l. Aline contre l'Etat belge, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour d'arbitrage le 23 juillet 1998, le Tribunal de première instance de Bruxelles a posé les questions préjudicielles suivantes : « L'article 76 [§ 1er] alinéa 3 du Code de la T.V.A. compris en ce sens que, par le truchement de l'article 8/1 § 3 de l'arrêté royal du 29 décembre 1969 relatif aux restitutions en matière de taxe sur la valeur ajoutée tel que modifié par l'arrêté royal du 14 avril 1993 et spécialement par ses alinéas 5, 6, 7, 8, 9, 10 et 11, il permet au Roi de prescrire une retenue des crédits de T.V.A. revenant aux assujettis visés par ces dispositions la condition requise par l'article 1413 du Code judiciaire étant censée remplie et dès lors que la dette d'impôt, à la supposer établie, ne constitue pas une créance conforme à l'article 1415 de ce Code en faveur de l'administration, est-il compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, 1) en ce qu'il permet à l'administration de déroger de manière substantielle en matière de T.V.A. au droit commun des saisies conservatoires, plus particulièrement aux articles 1413 et 1415 du Code judiciaire, la compétence du juge des saisies se limitant tout au plus à un contrôle formel; 2) en ce qu'il établit une différence de traitement entre les différents créanciers de l'Etat belge au détriment des créanciers titulaires d'un crédit d'impôt en matière de T.V.A.; 3) en ce qu'il établit une différence de traitement entre les différentes catégories de personnes titulaires d'une créance fiscale à l'égard de l'Etat belge, celles titulaires d'un crédit d'impôt en matière de T.V.A. pouvant faire l'objet d'une retenue valant saisie-arrêt conservatoire dans les conditions prérappelées; 4) en ce qu'il établit une différence de traitement entre différentes catégories de personnes soumises à des impôts indirects et titulaires d'une créance fiscale à l'égard de l'Etat belge au détriment de celles titulaires d'un crédit d'impôt en matière de T.V.A. pouvant faire l'objet d'une retenue valant saisie-arrêt conservatoire dans les conditions prérappelées; 5) en ce qu'il établit une différence de traitement en faveur de l'administration créancier de l'assujetti titulaire du droit à restitution et les créanciers de cette même personne, désignés à l'article 1628 alinéa 2 du Code judiciaire, avec la circonstance que l'administration n'a en l'espèce pas à faire état d'une créance quelconque, le soupçon d'une créance étant suffisant;6) en ce qu'il prive les assujettis qu'il vise du droit de cantonner prévu à l'article 1403 du Code judiciaire prévu en faveur de tous les débiteurs frappés de saisie conservatoire; Si la Cour d'arbitrage constate une discrimination au détriment des assujettis concernés, celle-ci est-elle proportionnée à l'objectif poursuivi ? » Cette affaire est inscrite sous le numéro 1381 du rôle de la Cour.
II. Les faits et la procédure antérieure Les parties demanderesses demandent à la chambre des saisies du Tribunal de première instance de Bruxelles de faire lever des retenues valant saisies-arrêts conservatoires auxquelles a procédé l'Etat belge.
Le Tribunal de première instance relève que l'Etat a en l'espèce la possibilité d'obtenir le bénéfice d'une saisie conservatoire dans des conditions à tous égards dérogatoires au droit commun dès lors que la condition de célérité est réputée remplie et qu'il n'a pas à prouver l'existence en sa faveur d'une créance certaine, liquide et exigible ou susceptible d'une évaluation provisoire.
Il relève en outre que le recours devant le juge des saisies est vidé de toute efficacité réelle puisqu'aucun débat ne peut être noué sur les paramètres fondamentaux contenus dans les articles 1413 et 1415 du Code judiciaire, que l'administration a la maîtrise du matériau probatoire dans la mesure où les procès-verbaux font foi jusqu'à preuve du contraire, laquelle est soumise à sa seule appréciation et en fonction d'éléments sur lesquels l'assujetti ne peut influer, et que toute erreur de procédure peut être réparée par l'administration sans conséquence sur le maintien de la retenue.
Le Tribunal relève en outre que dans la mesure où l'administration n'est pas tenue de chiffrer - fût-ce sous réserve - le montant de la T.V.A. éventuellement éludée par l'assujetti, celui-ci est mis dans l'impossibilité de critiquer le rapport entre le montant de l'irrégularité présumée et celui dont il attend la restitution. Il relève encore que cette situation prive l'assujetti du droit de cantonner conformément à l'article 1403 du Code judiciaire puisqu'il ne peut déterminer le montant suffisant pour répondre de la créance en principal, intérêts et frais, de sorte qu'il lui est interdit de remédier aux effets de la saisie et de sa publicité.
Le Tribunal relève enfin qu'en son arrêt n° 80/95 du 14 décembre 1995, la Cour a censuré un schéma à maints égards comparable créé par la loi en faveur de l'INAMI. Il décide dès lors de poser les questions préjudicielles mentionnées ci-dessus.
III. La procédure devant la Cour a) Dans l'affaire portant le numéro 1380 du rôle Par ordonnance du 23 juillet 1998, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage. Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.
La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 20 août 1998.
L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 15 septembre 1998. b) Dans l'affaire portant le numéro 1381 du rôle Par ordonnance du 23 juillet 1998, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage. Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.
La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 20 août 1998.
L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 15 septembre 1998. c) Dans les deux affaires Par ordonnance du 16 septembre 1998, la Cour a joint les affaires. Cette ordonnance a été notifiée aux parties par lettres recommandées à la poste le 17 septembre 1998.
Le Conseil des ministres, rue de la Loi 16, 1000 Bruxelles, et le receveur du bureau des recettes de la T.V.A. de Bruxelles III, 1050 Bruxelles, avenue Louise 243-245, ont introduit un mémoire par lettre recommandée à la poste le 5 septembre 1998.
Par ordonnance du 16 décembre 1998, la Cour a prorogé jusqu'au 23 juillet 1999 le délai dans lequel l'arrêt doit être rendu.
Par ordonnance du 13 janvier 1999, la Cour a déclaré les affaires en état et fixé l'audience au 17 février 1999.
Cette ordonnance a été notifiée aux parties ainsi qu'à leur avocat par lettres recommandées à la poste le 15 janvier 1999.
A l'audience publique du 17 février 1999 : - a comparu Me F. T'Kint, avocat à la Cour de cassation, pour le Conseil des ministres et le receveur du bureau des recettes de la T.V.A. de Bruxelles III; - les juges-rapporteurs J. Delruelle et A. Arts ont fait rapport; - l'avocat précité a été entendu; - les affaires ont été mises en délibéré.
La procédure s'est déroulée conformément aux articles 62 et suivants de la loi organique, relatifs à l'emploi des langues devant la Cour.
IV. En droit - A - Position du Conseil des ministres et de l'Etat belge A.1.1. Concernant les cinq premières questions préjudicielles, il est permis de se référer à l'arrêt de la Cour n° 78/98 du 7 juillet 1998.
Il faut toutefois préciser que cet arrêt n'a pas condamné les dérogations au droit commun des saisies conservatoires en matière de retenue de crédits d'impôts, fussent-elles importantes, mais uniquement la suppression de tout pouvoir d'appréciation effectif quant à la régularité, au sens de l'article 1415 du Code judiciaire, rendant hypothétique le recours juridictionnel prévu par l'article 8 de l'arrêté royal n° 4.
Dès lors à l'encontre de ce qu'indique le jugement a qou dans ses motifs, la circonstance que les procès-verbaux, conformément à l'article 59, § 1er, du Code de la T.V.A., qui ne fait pas l'objet des questions préjudicielles, font foi jusqu'à preuve du contraire et suffisent à démontrer l'existence de la dette de T.V.A. dans le chef du contribuable constitue une dérogation au droit commun de la saisie-arrêt conservatoire qui est raisonnablement justifiée et ne crée aucune discrimination contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, le contribuable ayant le droit de combattre les éléments contenus dans les procès-verbaux par toutes voies de droit.
L'arrêt de la Cour n° 48/97 du 14 juillet 1997 est par ailleurs rappelé. Il est certain que la procédure en matière de retenue de crédit d'impôts, en ce que le Roi, faisant usage du pouvoir qui Lui a été conféré par l'article 76 du Code de la T.V.A., a pris les dispositions contenues à l'article 8, § 3, alinéas 6 et 7, de l'arrêté royal du 29 décembre 1969, est légitimement et raisonnablement justifiée par l'objectif poursuivi par le législateur dans un domaine où la fraude et ses conséquences sont particulièrement furtives et clandestines. La lutte contre les mécanismes de fraude très sophistiqués constitue un objectif essentiel et prioritaire.
Eu égard à cet objectif, la circonstance que la créance de l'administration est présumée certaine, liquide et exigible jusqu'à ce que la preuve contraire des faits rapportés dans les procès-verbaux dressés par les agents compétents conformément à l'article 59 du Code de la T.V.A., qui constituent des présomptions sérieuses ou des preuves démontrant ou tendant à démontrer cette dette d'impôt, soit rapportée par le contribuable, ne limite pas déraisonnablement les droits du contribuable, qui est autorisé à en administrer la preuve contraire, mais certaine, par toutes voies de droit.
A.1.2. La sixième question est différente de celles qui ont été posées à la Cour dans le cadre de l'affaire qui a abouti à l'arrêt du 7 juillet 1998. Elle interroge la Cour sur la compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution de la disposition qui prive l'assujetti, à l'encontre de l'article 1403 du Code judiciaire, du droit de cantonner sur saisie-arrêt conservatoire.
Il faut tout d'abord relever que la retenue en cause n'est pas une saisie-arrêt au sens de la cinquième partie du Code judiciaire, même si elle a des effets équivalents. La volonté du législateur résulte clairement des travaux préparatoires : la retenue n'est gouvernée par les dispositions du Code judiciaire applicables aux saisies conservatoires que si les règles particulières contenues dans l'arrêté royal y renvoient, la retenue constituant une construction juridique sui generis.
Le cantonnement sur les causes de la saisie, tel que le prévoit l'article 1405, alinéa 1er, n'est d'ailleurs pas compatible avec la procédure de retenue qui ne prévoit nullement l'intervention d'un huissier de justice qui est toujours requise lorsqu'il s'agit d'une véritable saisie conservatoire, et singulièrement d'une saisie-arrêt conservatoire.
Par ailleurs, la mise en oeuvre du cantonnement par prélèvement, propre à la saisie-arrêt, en vertu duquel le montant que doit déposer le saisi est prélevé sur la dette du tiers saisi envers lui, est subordonnée à l'existence d'une dette certaine, exigible et liquide du tiers envers le saisi d'un montant au moins égal à celui de la dette du saisi envers le saisissant et à l'accord des parties. Or, s'agissant d'une retenue valant saisie-arrêt conservatoire que le ministère des Finances, Administration de la T.V.A., pratique sur lui-même, en raison de l'existence de présomptions sérieuses ou de preuves de fraude ou d'inexactitude, il est évident que la créance du saisi n'est ni certaine, ni liquide ni exigible.
Quant aux mesures de publicité, si elles sont supprimées par le cantonnement avant toute saisie (article 1405, alinéa 1er, du Code judiciaire), impossible en tout cas en matière fiscale, elles ne le sont nullement en cas de cantonnement autorisé par le juge des saisies, le principe de la saisie subsistant.
Enfin et surtout, la circonstance que l'assujetti, qui fait l'objet de la retenue, ne peut cantonner les causes de la retenue ne crée nullement une inégalité par rapport aux autres débiteurs, inégalité qui ne serait pas raisonnablement justifiée ou qui serait disproportionnée par rapport au but poursuivi par le législateur fiscal.
Une « saisie conservatoire » qui échappe aux formes prévues par le Code judiciaire n'est discriminatoire que si elle laisse le justiciable sans défense contre les retenues arbitraires. L'arrêt de la Cour n° 80/95 du 14 décembre 1995 est invoqué à l'appui de cette thèse. Le législateur fiscal peut déroger, même substantiellement, aux dispositions du Code judiciaire sans méconnaître les règles d'égalité et de non-discrimination, pourvu qu'il ne prive pas le justiciable de la garantie essentielle que constitue le contrôle juridictionnel effectif portant sur la régularité et la validité de la retenue en matière fiscale.
L'interdiction ou l'impossibilité de cantonner les causes de la retenue, par application des articles 1403 et suivants du Code judiciaire, ne prive nullement l'assujetti à la T.V.A. d'un recours effectif devant le juge des saisies et est une mesure raisonnablement justifiée par les objectifs poursuivis par le législateur fiscal en matière de T.V.A. - B - Quant aux cinq premières questions préjudicielles B.1.1. Le Tribunal de première instance de Bruxelles interroge la Cour sur la compatibilité, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, de l'article 76, § 1er, du Code de la T.V.A. en ce qu'il permet au Roi de prévoir au profit de l'Administration de la T.V.A., de l'enregistrement et des domaines une retenue des crédits d'impôt valant saisie-arrêt conservatoire, la condition requise par l'article 1413 du Code judiciaire étant censée remplie, même quand la dette fiscale n'a pas les caractères requis par l'article 1415 de ce Code.
La violation résulterait de ce que cette disposition permet de déroger de manière substantielle au droit commun des saisies, plus particulièrement aux articles 1413 et suivants du Code judiciaire, la compétence matérielle du juge des saisies se limitant tout au plus à un contrôle formel.
Il en résulterait une première différence de traitement entre, d'une part, les créanciers titulaires d'un crédit d'impôt en matière de T.V.A. et, d'autre part, les autres créanciers de l'Etat belge, les catégories de personnes titulaires d'une créance fiscale à l'égard de l'Etat belge et les catégories de personnes soumises à des impôts indirects.
Il en résulterait une seconde différence de traitement en faveur de l'Etat belge créancier du titulaire du crédit d'impôt par rapport aux créanciers de cette même personne, désignés à l'article 1628, alinéa 2, du Code judiciaire, qui ont fait procéder à une saisie conservatoire selon le droit commun.
B.1.2. Ces cinq questions reviennent à interroger la Cour sur la compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution des limitations apportées par le régime de la T.V.A. à l'effectivité du contrôle juridictionnel en matière de saisie-arrêt conservatoire.
B.2. L'article 76, § 1er, du Code de la T.V.A., tel qu'il a été modifié par l'article 86 de la loi du 28 décembre 1992, dispose : « Lorsque le montant des déductions prévues par les articles 45 à 48 excède à la fin de l'année civile le montant des taxes dues par l'assujetti qui est établi en Belgique, qui a en Belgique un établissement stable ou qui, en vertu de l'article 55, a fait agréer en Belgique un représentant responsable, l'excédent est restitué, aux conditions fixées par le Roi, dans les trois mois sur demande expresse de l'assujetti.
Le Roi peut prévoir la restitution de l'excédent avant la fin de l'année civile dans les cas qu'Il détermine et aux conditions qu'Il fixe.
En ce qui concerne les conditions visées aux alinéas 1er et 2, le Roi peut prévoir, au profit de l'administration de la T.V.A., de l'enregistrement et des domaines, une retenue valant saisie-arrêt conservatoire au sens de l'article 1445 du Code judiciaire. » L'article 1445 du Code judiciaire dispose : « Tout créancier peut, en vertu de titres authentiques ou privés, saisir-arrêter par huissier de justice, à titre conservatoire, entre les mains d'un tiers, les sommes et effets que celui-ci doit à son débiteur.
En cas d'inaction de son débiteur, le créancier peut, par application de l'article 1166 du Code civil, former la même procédure.
L'acte de saisie contient le texte des articles 1451 à 1456 et l'avertissement au tiers saisi qu'il devra se conformer à ces dispositions. » L'article 8.1, § 3, alinéas 5, 6, 7, 9, 10 et 11, de l'arrêté royal du 29 décembre 1969 relatif aux restitutions en matière de taxe sur la valeur ajoutée, modifié par l'arrêté royal du 14 avril 1993 pris en exécution de l'article 76, § 1er, précité, dispose : « Art. 8.1. § 3. [ . ] Si, à l'égard du solde restituable qui résulte de la déclaration visée à l'article 53, alinéa 1er, 3°, du Code, et pour lequel l'assujetti a ou non opté pour la restitution, il existe soit des présomptions sérieuses, soit des preuves que la déclaration précitée ou les déclarations relatives à des périodes antérieures contiennent des données inexactes et si ces présomptions ou preuves laissent entrevoir une dette d'impôt sans que la réalité de celle-ci puisse toutefois être établie avant le moment dudit ordonnancement ou de l'opération équivalente à un paiement, l'ordonnancement de ce solde ou son report sur la période de déclaration suivante n'a pas lieu et le crédit d'impôt est retenu afin de permettre à l'administration de vérifier la véracité de ces données.
Les présomptions sérieuses ou les preuves visées à l'alinéa précédent, qui démontrent ou tendent à démontrer la dette d'impôt, doivent être justifiées dans des procès-verbaux conformes à l'article 59, § 1er, du Code. Ces procès-verbaux sont portés à la connaissance de l'assujetti par lettre recommandée.
La retenue visée aux alinéas 4 et 5 vaut saisie-arrêt conservatoire jusqu'au moment où la preuve, contenue dans les procès-verbaux visés à l'alinéa précédent, est réfutée, ou jusqu'au moment où la véracité des transactions apparaît des données obtenues conformément aux procédures prévues par la réglementation établie par les Communautés européennes en matière d'échange de renseignements entre les Etats membres de la Communauté. Pour l'application de cette retenue, la condition exigée par l'article 1413 du Code judiciaire est censée être remplie.
La retenue visée aux alinéas 4 et 5 donne lieu à l'établissement et à l'envoi par le fonctionnaire chargé du recouvrement, d'un avis de saisie comme prévu à l'article 1390 du Code judiciaire. Cet avis est transmis, dans les vingt-quatre heures du dépôt à la poste du pli recommandé, au greffier du tribunal de première instance.
L'assujetti peut uniquement faire opposition à la retenue visée aux alinéas 4 et 5 en faisant application de l'article 1420 du Code judiciaire. Néanmoins, le juge des saisies ne peut pas ordonner la mainlevée de la saisie aussi longtemps que la preuve administrée par les procès-verbaux visés à l'alinéa 6 n'est pas réfutée, aussi longtemps que les données issues des renseignements entre les Etats membres de la Communauté ne sont pas obtenues ou pendant le temps d'une information du parquet ou d'une instruction du juge d'instruction.
La retenue prend fin à la suite de la mainlevée par l'administration ou d'une décision judiciaire. En cas de mainlevée par l'administration, l'assujetti est averti par une lettre recommandée sur laquelle est mentionnée la date de la mainlevée. » Les créanciers titulaires d'un crédit d'impôt en matière de T.V.A., par ailleurs débiteurs d'une dette fiscale vis-à -vis de l'Etat, font l'objet d'un traitement différent puisque le crédit d'impôt peut être retenu à concurrence de leur dette, selon une procédure qui déroge aux articles 1413 et 1415 du Code judiciaire.
Ces articles disposent : «
Art. 1413.Tout créancier peut, dans les cas qui requièrent célérité, demander au juge l'autorisation de saisir conservatoirement les biens saisissables qui appartiennent à son débiteur. » «
Art. 1415.La saisie conservatoire ne peut être autorisée que pour une créance certaine et exigible, liquide ou susceptible d'une estimation provisoire.
L'article 76, § 1er, du Code de la T.V.A., tel qu'il est interprété par le juge a qou, établit également une différence de traitement entre l'Etat en tant que créancier du titulaire du crédit d'impôt et les autres créanciers de cette personne, désignés à l'article 1628, alinéa 2, du Code judiciaire, qui ont fait procéder à une saisie conservatoire selon le droit commun.
B.3. La Cour ne peut se prononcer sur le caractère justifié ou non d'une différence de traitement au regard des articles 10 et 11 de la Constitution que si cette différence est imputable à une norme législative. A cet égard, il y a lieu de relever que lorsqu'un législateur délègue, il faut supposer, sauf indication contraire, qu'il n'entend habiliter le délégué qu'à faire de son pouvoir un usage conforme aux articles 10 et 11 de la Constitution.
La Cour analysera la mesure exprimée dans l'article 8.1, § 3, de l'arrêté royal précité, non afin de se prononcer sur la constitutionnalité d'un arrêté royal, ce qui n'est pas de sa compétence, mais seulement en se plaçant, conformément aux termes de la question préjudicielle, dans l'hypothèse où l'article 76, § 1er, du Code de la T.V.A. doit s'interpréter comme autorisant le Roi à prendre cette mesure.
B.4. Les règles constitutionnelles de l'égalité et de la non-discrimination n'excluent pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée.
L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.5. Le produit de l'impôt étant affecté à des dépenses publiques qui visent à la satisfaction de l'intérêt général, il doit être admis que les mesures conservatoires des intérêts de l'Etat puissent déroger à certaines règles du droit commun. Le législateur fiscal peut donc déroger à des dispositions du Code judiciaire sans pour autant méconnaître nécessairement les règles d'égalité et de non-discrimination.
B.6. La Cour doit cependant vérifier si, compte tenu de ses effets, la mesure en cause n'est pas disproportionnée à l'objectif poursuivi.
B.7. Il résulte des travaux préparatoires de l'article 76, § 1er, du Code de la T.V.A. que le législateur s'est soucié de protéger les intérêts du Trésor et de prévenir la fraude et l'évasion fiscale « sans toutefois léser les droits de l'assujetti. A cette fin, le Gouvernement est d'avis que la meilleure solution est d'accorder à cette retenue la valeur d'une saisie conservatoire à exercer dans les limites et dans les conditions à déterminer par le Roi. Pour ce qui ne serait pas déterminé de façon spécifique par le Roi, il y aurait alors application du Code judiciaire ou des autres dispositions légales applicables vis-à -vis de l'Etat » (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 684/2, p. 10; Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 684/4, p. 54).
B.8. S'il est légitime que le législateur, par souci de justice et pour remplir au mieux les tâches d'intérêt général dont il a la charge, veille à prévenir la fraude fiscale et à protéger les intérêts du Trésor, il convient toutefois que les mesures prises n'aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire à cette fin. Le contrôle de la Cour est plus strict si des principes fondamentaux sont en cause.
B.9. Selon le juge qui pose les questions préjudicielles, l'article 76, § 1er, ne permettrait qu'un contrôle formel du juge des saisies.
La Cour doit donc vérifier si les dérogations au droit commun des saisies n'ont pas pour effet de priver les contribuables concernés de la garantie essentielle que constitue le contrôle juridictionnel effectif portant sur la régularité et la validité de la retenue d'une dette d'impôt dans une procédure de saisie.
A cet égard, il faut relever qu'il résulte de l'alinéa 10 de l'article 8.1, § 3, de l'arrêté royal du 29 décembre 1969 précité que le juge des saisies ne peut se prononcer que sur la régularité formelle de la procédure de retenue et non sur les conditions de fond de celle-ci.
Dès lors que le pouvoir d'appréciation du juge des saisies quant au caractère certain, liquide et exigible de la créance de l'administration fiscale est exclu, et qu'en outre, selon l'alinéa 4 de l'article 8.1, § 3, de l'arrêté, les effets de la retenue persistent tant que n'intervient pas un jugement ou un arrêt passé en force de chose jugée, les personnes visées par la mesure sont atteintes de manière disproportionnée dans leur droit à un contrôle juridictionnel effectif.
L'article 76, § 1er, du Code de la T.V.A., modifié par la loi du 28 décembre 1992, interprété comme autorisant le Roi à prescrire une retenue des crédits d'impôt valant saisie-arrêt conservatoire, la condition requise par l'article 1413 du Code judiciaire étant censée remplie même quand la dette d'impôt ne constitue pas une créance conforme à l'article 1415 de ce Code, viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il aboutit à priver les personnes faisant l'objet d'une retenue de tout contrôle juridictionnel effectif sur la régularité et la validité de la retenue.
B.10. La Cour constate cependant que l'article 76, § 1er, lui-même, en son alinéa 3, se borne à permettre au Roi de prévoir « au profit de l'administration de la T.V.A., de l'enregistrement et des domaines, une retenue valant saisie-arrêt conservatoire au sens de l'article 1445 du Code judiciaire ».
Ce texte peut aussi être interprété comme n'autorisant pas le Roi à déroger à ce point au droit commun en matière de saisie-arrêt conservatoire qu'Il puisse priver les personnes qui font l'objet d'une retenue de tout contrôle juridictionnel effectif quant à la régularité et à la validité de cette retenue. Dans cette interprétation, l'article 76, § 1er, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Quant à la sixième question préjudicielle B.11. La sixième question préjudicielle porte sur la compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution de l'article 76, § 1er, alinéa 3, du Code de la T.V.A., en ce qu'il en découle une différence de traitement des assujettis à la T.V.A. par rapport aux débiteurs soumis au droit commun, frappés de saisie conservatoire, quant au droit de cantonner prévu à l'article 1403 du Code judiciaire.
B.12. L'article 1403 du Code judiciaire dispose : « Le débiteur sur qui une saisie a été faite ou permise à titre conservatoire, peut, en tout état de cause, libérer les avoirs sur lesquels elle porte ou faire obstacle à la saisie, en déposant soit à la Caisse des dépôts et consignations, soit aux mains d'un séquestre agréé ou commis, un montant suffisant pour répondre de la créance en principal, intérêts et frais.
Quand la saisie porte sur des sommes, ce dépôt peut être fait au moyen des fonds saisis; quand elle porte sur d'autres biens, il peut avoir lieu au moyen du produit de la vente de tout ou partie de ceux-ci.
Le débiteur se pourvoit préalablement devant le juge des saisies, lequel règle le mode et les conditions du dépôt des fonds et s'il échet, de la vente de tout ou partie des biens saisis. » B.13. Selon le juge a quo, l'impossibilité dans laquelle se trouve l'assujetti de procéder à un cantonnement selon la procédure prévue par l'article 1403 du Code judiciaire découlerait du fait que l'administration n'est pas tenue de chiffrer - fût-ce sous réserve le montant de la T.V.A. éventuellement éludée par l'assujetti. Par voie de conséquence, celui-ci ne pourrait déterminer le montant suffisant pour répondre à la créance en principal, aux intérêts et aux frais. Il s'agirait non d'une interdiction de cantonner en matière fiscale mais d'une impossibilité qui découle des caractéristiques de la procédure.
B.14. Pour les motifs rappelés sous B.5, le législateur fiscal peut déroger à des dispositions du Code judiciaire sans pour autant méconnaître nécessairement les articles 10 et 11 de la Constitution.
En droit commun des saisies, le cantonnement permet au débiteur de se prémunir contre les abus ou l'insolvabilité du créancier qui pourrait être condamné à lui rembourser des sommes payées. En l'espèce, le risque d'insolvabilité du saisissant, à savoir l'Administration de la T.V.A., est inexistant, de sorte que la possibilité d'un cantonnement ne s'impose pas.
B.15. L'article 76, § 1er, alinéa 3, dans la mesure où il prive les assujettis qu'il vise du droit de cantonner prévu à l'article 1403 du Code judiciaire, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : - L'article 76, § 1er, du Code de la T.V.A., modifié par la loi du 28 décembre 1992, interprété comme autorisant le Roi à prévoir, au profit de l'Administration de la T.V.A., de l'enregistrement et des domaines, une retenue des crédits d'impôt valant saisie-arrêt conservatoire, la condition requise par l'article 1413 du Code judiciaire étant censée remplie même quand la dette fiscale n'a pas les caractères requis par l'article 1415 de ce Code, viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il aboutit à priver les personnes faisant l'objet d'une retenue de tout contrôle juridictionnel effectif sur la régularité et la validité de la retenue. - Interprété comme n'autorisant pas le Roi à priver les personnes qui font l'objet d'une retenue de crédit d'impôt, valant saisie-arrêt conservatoire, de tout contrôle juridictionnel effectif quant à la régularité et à la validité de cette retenue, l'article 76, § 1er, du Code de la T.V.A ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution. - L'article 76, § 1er, du Code de la T.V.A., dans la mesure où il prive les assujettis qu'il vise du droit de cantonner prévu à l'article 1403 du Code judiciaire, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 26 mai 1999.
Le greffier, L. Potoms.
Le président, M. Melchior.