publié le 01 décembre 1998
Arrêt n° 104/98 du 21 octobre 1998 Numéro du rôle : 1155 En cause : la question préjudicielle relative aux articles 322 et 323 du Code civil, posée par le Tribunal de première instance de Liège. La Cour d'arbitrage, composée des préside après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle Par jug(...)
COUR D'ARBITRAGE
Arrêt n° 104/98 du 21 octobre 1998 Numéro du rôle : 1155 En cause : la question préjudicielle relative aux articles 322 et 323 du Code civil, posée par le Tribunal de première instance de Liège.
La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et L. De Grève, et des juges P. Martens, J. Delruelle, E. Cerexhe, H. Coremans et A. Arts, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le président M. Melchior, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle Par jugement du 12 septembre 1997 en cause de G. V. contre F. V. et J. J., dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 18 septembre 1997, le Tribunal de première instance de Liège a posé la question préjudicielle suivante : « Les articles 322 et 323 du Code civil violent-ils les articles 10 et 11 nouveaux de la Constitution en tant qu'ils établissent une distinction entre les enfants dont la mère n'était pas mariée au moment de leur naissance (article 322 du Code civil) et les enfants dont la mère était mariée au moment de leur naissance (article 323 du Code civil) accordant aux premiers une protection basée sur l'examen de leur intérêt personnel et refusant aux seconds cette protection ? » II. Les faits et la procédure antérieure F.V. et G.V. ont vécu ensemble depuis le début de l'année 1988; à l'époque, F.V. était mariée. Elle donna naissance le 25 septembre 1989 à une enfant dont la paternité biologique de G.V. n'est pas contestée au point qu'une reconnaissance a eu lieu au Burundi et qu'un jugement a homologué cette reconnaissance. F.V. a interjeté appel de cette décision mais ne semble pas avoir diligenté depuis cette procédure.
Par citation, G.V. demande que sa paternité soit établie par jugement, par application de l'article 323 du Code civil, puisque, d'une part, cette paternité n'est pas contestée et que, d'autre part, les conditions de l'article 320 du Code civil sont remplies : un jugement a autorisé le divorce entre les époux, sur la base d'une séparation de plus de cinq années et fait remonter cette séparation au 15 avril 1982. G.V. demande en outre que l'enfant puisse porter son nom.
F.V. ne conteste pas la paternité du demandeur mais s'oppose à ce qu'elle soit établie judiciairement.
Le Tribunal constate que l'action n'est pas une demande d'autorisation de reconnaissance mais une demande d'établissement de paternité par jugement en application de l'article 323 du Code civil. Il constate par ailleurs que l'article 322 du Code civil, qui vise l'hypothèse d'une mère célibataire, permet au représentant de l'enfant mineur de s'opposer à l'établissement de la filiation au nom de l'intérêt de l'enfant. Par contre, l'article 323 du Code civil, qui vise l'hypothèse d'une mère mariée, n'offre pas cette protection. Selon lui, cette distinction n'a pas de motif apparent et la question se pose de savoir si elle ne crée pas une discrimination entre les enfants d'une femme célibataire et ceux d'une femme mariée. Il pose dès lors à la Cour la question préjudicielle mentionnée ci-dessus, avant d'examiner éventuellement où se trouve l'intérêt de l'enfant.
Il refuse par ailleurs de poser une autre question préjudicielle proposée par G.V. et qui concernerait l'article 335 du Code civil.
III. La procédure devant la Cour Par ordonnance du 18 septembre 1997, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.
Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.
La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 6 octobre 1997.
L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 15 octobre 1997.
Des mémoires ont été introduits par : - F.V., demeurant à 4681 Hermalle-sous-Argenteau, Résidence Reine Elisabeth 2/24, par lettre recommandée à la poste le 19 novembre 1997; - le Conseil des ministres, rue de la Loi 16, 1000 Bruxelles, par lettre recommandée à la poste le 21 novembre 1997.
Ces mémoires ont été notifiés conformément à l'article 89 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 1er décembre 1997.
Le Conseil des ministres a introduit un mémoire en réponse, par lettre recommandée à la poste le 22 décembre 1997.
Par ordonnances du 25 février 1998 et du 30 juin 1998, la Cour a prorogé respectivement jusqu'aux 18 septembre 1998 et 18 mars 1999 le délai dans lequel l'arrêt doit être rendu.
Par ordonnance du 27 mai 1998, la Cour a déclaré l'affaire en état et fixé l'audience au 17 juin 1998.
Cette ordonnance a été notifiée aux parties ainsi qu'à leurs avocats par lettres recommandées à la poste le 28 mai 1998.
A l'audience publique du 17 juin 1998 : - ont comparu : . Me V. Thiry loco Me C. Leloup, avocats au barreau de Liège, pour F.V.; . Me J.-M. Baijot loco Me D. Van Heuven, avocats au barreau de Courtrai, pour le Conseil des ministres; - les juges-rapporteurs J. Delruelle et A. Arts ont fait rapport; - les avocats précités ont été entendus; - l'affaire a été mise en délibéré.
La procédure s'est déroulée conformément aux articles 62 et suivants de la loi organique, relatifs à l'emploi des langues devant la Cour.
IV. En droit - A - Mémoire de F.V. A.1.1. Les articles 322 et 323 du Code civil violent les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que l'article 323 du Code civil ne prend pas en considération l'opinion de l'enfant ou son intérêt dans le cadre de l'établissement judiciaire de la filiation paternelle.
A.1.2. Les enfants visés aux articles 322 et 323 du Code civil se trouvent dans des situations similaires. Le but poursuivi par le législateur était de permettre au père biologique d'un enfant d'établir sa paternité. Puisque l'article 322 du Code civil considère que ce droit du père doit céder devant une autre valeur, à savoir le droit de l'enfant de ne pas se voir infliger une filiation avec laquelle il n'est pas d'accord ou qui s'oppose à son intérêt au cas où il n'a pas encore l'âge de donner son opinion, a fortiori, lorsque l'enfant concerné a un père, doit-on lui demander son accord ou prendre en considération son intérêt à l'établissement d'une autre filiation.
A.1.3. Il faut lier la question posée à celle de l'inégalité de traitement entre le père et la mère d'un enfant naturel sur laquelle la Cour s'est déjà prononcée à de nombreuses reprises. Il est inacceptable que l'intérêt de l'enfant soit pris en considération dans l'article 322 du Code civil mais que son examen soit omis dans l'article 314 du Code civil relatif à l'établissement judiciaire de la maternité. Partant de cela, il s'agirait d'ajouter une contrainte supplémentaire à l'établissement de la filiation maternelle et ce, sur la base de la nécessaire protection des droits de l'enfant.
Parallèlement, il importe que la réponse de la Cour à la question posée aille dans le même sens d'une protection des droits de l'enfant qui caractérise sa jurisprudence récente. Il y a donc une discrimination entre les enfants visés par l'article 322 du Code civil et ceux visés par les dispositions de l'article 323 du Code civil et c'est dans le chef de ce dernier article que la discrimination réside.
Position du Conseil des ministres A.2.1. Le Conseil des ministres constate que le juge a quo, à l'occasion de la question préjudicielle, part d'une hypothèse erronée, à savoir qu'un homme, même s'il est le père biologique de l'enfant, serait tout de même titulaire d'une action en recherche de sa propre paternité. La réponse à la question manque dès lors de relevance. Si en principe la Cour n'est pas compétente à cet égard, il semble tout de même au Conseil des ministres qu'un contrôle marginal doit être possible lorsque la question est fondée sur une hypothèse manifestement fautive.
A.2.2. Il est clair que la question préjudicielle telle qu'elle est formulée par le juge a quo procède à une comparaison entre l'article 322, alinéa 1er, du Code civil et l'article 323 du Code civil.
Puisqu'aucune des parties défenderesses n'est mariée, l'article 322, alinéa 2, n'est pas à prendre en considération. Le Conseil des ministres invite la Cour à limiter sa réponse aux dispositions légales relevantes.
A.2.3. L'interprétation donnée par le juge a quo à l'article 323 du Code civil ne trouve aucun appui ni dans les travaux préparatoires, ni dans la doctrine, ni dans la jurisprudence. Il est unanimement admis que les limitations de l'article 322 du Code civil, qui sont dictées par l'intérêt de l'enfant, sont aussi applicables aux cas prévus par l'article 323 du Code civil.
Le Conseil des ministres est d'avis que le critère de distinction auquel la question renvoie ne trouve pas de fondement dans les dispositions légales visées, puisque le critère de distinction selon le mariage ou non de la mère au moment de la naissance de l'enfant ne se retrouve pas dans les dispositions visées qui font seulement référence au fait qu'au moment de l'intentement de l'action la paternité est établie ou non en vertu des articles 315 et 317 du Code civil. Ces deux critères ne se recoupent pas entièrement. Lorsque la loi n'utilise pas le prétendu critère de distinction, il est impossible qu'elle discrimine sur la base de ce critère. La question doit donc recevoir une réponse négative ou à tout le moins être reformulée.
La question doit aussi être reformulée parce que le juge veut en réalité demander à la Cour s'il existe une discrimination entre les titulaires d'une action en recherche de paternité, en ce sens que seulement dans l'hypothèse de l'article 322 ceux-ci se trouveraient confrontés à un droit de participation de l'enfant mineur ou de son représentant, alors que ceci ne serait pas le cas si l'article 323 du Code civil trouvait à s'appliquer.
A.2.4. Subsidiairement, la Cour pourrait constater que l'interprétation donnée par le juge est manifestement inconciliable avec la volonté du législateur et la jurisprudence et doctrine bien établies en la matière, de sorte qu'il n'est pas exact d'affirmer que la protection de l'enfant est moindre dans l'hypothèse de l'article 323 du Code civil. Elle pourrait à tout le moins dire que par une interprétation conforme, les articles 10 et 11 de la Constitution ne sont pas violés.
Le Conseil des ministres ne pourrait en effet pas nier qu'il y aurait une violation du principe d'égalité et de non-discrimination si l'article 323 du Code civil devait être interprété comme le postule le juge a quo, quod certe non. La violation se trouverait alors seulement dans l'article 323 du Code civil. La Cour a déjà rappelé à bon droit, dans son arrêt n° 36/96 du 6 juin 1996, que le législateur a voulu faire dépendre l'établissement de la filiation d'un contrôle du point de vue de l'enfant et qu'il y est en effet obligé vu les articles 3.1 et 7.1 du traité de New York du 20 novembre 1989.
Dans l'hypothèse fautive où un contrôle n'existerait pas en vertu de l'article 323 du Code civil, c'est cette disposition et elle seule qui est contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution.
A.2.5. A titre extrêmement subsidiaire, pour autant que la Cour estime qu'il ne serait pas tenu compte, dans l'hypothèse réglée par l'article 323 du Code civil, des intérêts de l'enfant, le Conseil des ministres se joint à la position de F.V. - B - B.1. L'article 322 du Code civil dispose : « Lorsque la paternité n'est établie ni en vertu des articles 315 ou 317 ni par une reconnaissance, elle peut l'être par un jugement, à moins que l'enfant, s'il est majeur ou mineur émancipé, ne s'y oppose, ou, s'il est mineur non émancipé, que sa mère, lui-même, s'il a quinze ans accomplis, ou son représentant légal ne prouvent que l'établissement de la filiation paternelle serait contraire à l'intérêt de l'enfant.
Si le défendeur est marié et si l'enfant a été conçu pendant le mariage par une autre femme que son épouse, le jugement qui établit la filiation doit être signifié à l'épouse. Jusqu'à cette signification, il n'est opposable ni à celle-ci ni aux enfants nés de son mariage avec le défendeur ou adoptés par les deux époux. » L'article 323 du Code civil dispose : « Lorsque la paternité établie en vertu des articles 315 ou 317 n'est pas corroborée par la possession d'état, la paternité d'un autre homme que le mari peut être établie par un jugement dans les cas prévus à l'article 320. » L'article 320 du Code civil permet à un homme autre que le mari de la mère de reconnaître un enfant, lorsque la paternité du mari n'est pas corroborée par la possession d'état, pour autant qu'il y soit autorisé par le tribunal de première instance et que l'enfant soit né dans l'une des quatre hypothèses prévues par la disposition. Ces hypothèses concernent toutes des cas où il ressort d'un acte judiciaire que les époux étaient désunis au moment de la conception de l'enfant.
B.2. Le Tribunal de première instance de Liège interroge la Cour sur la compatibilité des articles 322 et 323 du Code civil avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'ils établissent une distinction entre les enfants : parmi les enfants qui font l'objet d'une recherche de paternité, seuls les enfants visés à l'article 322 du Code civil bénéficient d'une protection fondée sur l'appréciation de leur intérêt personnel.
La Cour ne se prononcera dès lors pas, dans le présent arrêt, sur la compatibilité des articles 322 et 323 du Code civil avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'ils créeraient une différence de traitement entre le père et la mère de l'enfant ni sur la compatibilité avec ces dispositions constitutionnelles de l'article 322 pris isolément.
B.3. C'est au juge qui pose une question préjudicielle qu'il appartient de statuer sur l'applicabilité d'une norme à l'affaire dont il a été saisi. Le juge a quo interprète les dispositions en cause comme attribuant au père biologique d'un enfant une action en recherche de sa propre paternité. C'est exclusivement en fonction de cette interprétation du juge a quo que la Cour examine si les articles 322 et 323 du Code civil violent les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.4. Il n'existe aucune raison admissible de refuser aux enfants concernés par l'article 323 du Code civil une protection particulière alors qu'elle est accordée aux enfants visés à l'article 322 du Code civil. Les travaux préparatoires de la loi du 31 mars 1987, qui révèlent que seul l'article 322 du Code civil a été modifié par voie d'amendement (Doc. parl., Chambre, 1985-1986, n° 378/16, p. 48), ne fournissent d'ailleurs aucune justification de cette différence de traitement.
En ce qu'il établit cette différence de traitement, l'article 323 viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : Dans l'interprétation mentionnée au B.3, l'article 323 du Code civil viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il n'offre pas une protection comparable à celle organisée par l'article 322 du même Code.
Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 21 octobre 1998.
Le greffier, L. Potoms Le président, M. Melchior