publié le 22 mai 2002
Extrait de l'arrêt n° 41/2002 du 20 février 2002 Numéro du rôle : 2059 En cause : la question préjudicielle relative à la loi du 15 décembre 1970 sur l'exercice des activités professionnelles dans les petites et moyennes entreprises du commer La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et A. Arts, et des juges L. François, (...)
COUR D'ARBITRAGE
Extrait de l'arrêt n° 41/2002 du 20 février 2002 Numéro du rôle : 2059 En cause : la question préjudicielle relative à la loi du 15 décembre 1970 sur l'exercice des activités professionnelles dans les petites et moyennes entreprises du commerce et de l'artisanat, posée par le Conseil d'Etat.
La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et A. Arts, et des juges L. François, P. Martens, R. Henneuse, M. Bossuyt, E. De Groot, L. Lavrysen, A. Alen, J.-P. Snappe, J.-P. Moerman et E. Derycke, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président M. Melchior, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle Par arrêt n° 89.834 du 27 septembre 2000 en cause de A. Ceressia contre l'Etat belge, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour d'arbitrage le 17 octobre 2000, le Conseil d'Etat a posé la question préjudicielle suivante : « Dans la mesure où l'exercice d'une activité professionnelle constitue un droit civil et dans la mesure où le libre choix d'une activité professionnelle est garanti par l'article 23 de la Constitution belge et l'article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux, et dans la mesure où la Constitution belge, en son article 144, prévoit que seuls les cours et tribunaux sont compétents pour statuer sur des droits civils, dans la mesure également où il apparaît que l'atteinte à la liberté d'exercer une activité professionnelle peut constituer une violation de l'article 1er du Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'Homme, ne doit-on pas considérer que la loi du 15 décembre 1970, qui crée la Chambre des métiers et négoces et le Conseil d'établissement du ministère des Classes moyennes et autorise ces autorités à limiter l'accès à certaines professions, constitue une discrimination grave au regard des articles 10 et 11 de la Constitution belge et ne doit-on pas également considérer que cette discrimination, en tant qu'elle supprime toute protection judiciaire, est totalement disproportionnée et sans rapport avec l'objectif poursuivi ? » Par ordonnance du 17 octobre 2001, la Cour a reformulé la question comme suit : « La loi du 15 décembre 1970, en ce qu'elle crée la Chambre des métiers et négoces et le Conseil d'établissement du Ministère des classes moyennes et autorise ces autorités à limiter l'accès à certaines professions, viole-t-elle les articles 10 et 11 de la Constitution combinés : 1. avec l'article 144 de la Constitution, dans la mesure où la loi précitée écarte la compétence du juge ordinaire en matière de contestations relatives à l'exercice d'une activité professionnelle qui constituerait un droit civil, alors que cet article 144 prévoit que seuls les cours et tribunaux sont compétents pour statuer sur des droits civils ? 2.avec l'article 23 de la Constitution, l'article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'Homme, dans la mesure où la loi précitée porterait atteinte à la liberté d'exercer une activité professionnelle garantie par ces dispositions ? » (...) IV. En droit (...) Les dispositions en cause B.1. La Cour est interrogée au sujet de la loi du 15 décembre 1970 sur l'exercice des activités professionnelles dans les petites et moyennes entreprises du commerce et de l'artisanat. Il ressort de l'objet de la question préjudicielle que seules sont en cause, d'une part, les restrictions que cette loi autorise à apporter à l'accès à certaines professions et, d'autre part, la compétence de décision des Chambres des métiers et négoces et la compétence de régler des contestations du Conseil d'établissement du ministère des Classes moyennes.
Il s'ensuit que la question préjudicielle soumise à la Cour se limite aux articles 2 et 4 à 13 de la loi du 15 décembre 1970.
Quant au fond B.2. La question préjudicielle reformulée par la Cour a un double objet.
D'une part, il est demandé à la Cour si, en permettant de restreindre le libre choix de certaines activités professionnelles, la loi du 15 décembre 1970 ne prive pas de façon discriminatoire les personnes concernées du bénéfice de l'article 23 de la Constitution et des dispositions internationales que vise la question.
D'autre part, il est demandé à la Cour si la loi du 15 décembre 1970, en ce qu'elle confère la compétence de limiter l'accès à certaines professions aux Chambres des métiers et négoces, avec recours, au Conseil d'établissement et au Conseil d'Etat, ne prive pas de façon discriminatoire les personnes concernées du bénéfice de l'article 144 de la Constitution.
B.3.1. La loi du 15 décembre 1970 réglemente l'exercice des activités professionnelles dans les petites et moyennes entreprises du commerce et de l'artisanat; dans le respect de la procédure fixée par la loi en ses articles 2 et 3 - et, en particulier, sur initiative des fédérations professionnelles concernées - le Roi est habilité à instaurer des conditions qui peuvent porter sur les connaissances de gestion et sur les connaissances professionnelles des candidats à l'exercice des activités professionnelles précitées.
L'article 5 prévoit la délivrance d'une attestation établissant qu'il est satisfait aux conditions ainsi prescrites, cette attestation étant délivrée conformément aux articles 11 et 12 de la même loi - cette dernière disposition organisant, notamment, les recours en cause en l'espèce.
B.3.2. Comme l'indiquent ses travaux préparatoires, la loi du 15 décembre 1970 répond aux mêmes objectifs généraux que la loi du 24 décembre 1958 qu'elle abroge : « En imposant à l'entrepreneur indépendant des conditions de capacité, on entend renforcer et protéger le secteur du travail indépendant. [...] Par ailleurs, la nécessité de protéger le consommateur a été évoquée à diverses reprises, aussi bien lors de la discussion de la loi de 1958 que pendant celle du présent projet. » (Doc. parl., Chambre, 1969-1970, n° 520/8, p. 2) En outre, le législateur entendait remédier à l'inefficacité relative de la loi de 1958 en ce qui concerne les activités commerciales, simplifier les conditions auxquelles l'exercice d'une activité professionnelle peut être subordonné, étendre les possibilités de justification des connaissances exigées, mieux répartir les charges imposées par la loi et, enfin, assurer l'uniformité du régime transitoire (Doc. parl., Chambre, 1969-1971, n° 520/1, pp. 2 à 8).
En ce qui concerne la violation alléguée des articles 10 et 11, combinés avec l'article 23, de la Constitution B.4.1. Aux termes de l'article 23 de la Constitution : « Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
A cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l'article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice.
Ces droits comprennent notamment : 1° le droit au travail et au libre choix d'une activité professionnelle dans le cadre d'une politique générale de l'emploi, visant entre autres à assurer un niveau d'emploi aussi stable et élevé que possible, le droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables, ainsi que le droit d'information, de consultation et de négociation collective; [...] ».
B.4.2. L'article 23, qui inclut le droit au libre choix d'une activité professionnelle parmi les droits économiques et sociaux, prévoit également qu'il appartient au législateur compétent de déterminer les conditions d'exercice de ces droits. Le législateur compétent peut donc imposer des limites au libre choix d'une activité professionnelle.
Ces restrictions ne seraient discriminatoires que si le législateur les introduisait à l'égard de certaines catégories de personnes sans nécessité ou si ces restrictions avaient des effets manifestement disproportionnés au but poursuivi.
Il n'apparaît pas que tel soit le cas de la loi du 15 décembre 1970.
Tant en considération des objectifs poursuivis par le législateur que des modalités retenues (en particulier l'initiative des fédérations professionnelles, le caractère limitatif et la nature des conditions de connaissances susceptibles d'être imposées ainsi que l'existence de voies de recours), les restrictions apportées au libre choix des activités professionnelles en cause ne sont pas dépourvues de la justification requise.
En ce qui concerne la violation alléguée des articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux B.5. Aux termes de l'article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels : « 1. Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent le droit au travail, qui comprend le droit qu'a toute personne d'obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, et prendront des mesures appropriées pour sauvegarder ce droit. 2. Les mesures que chacun des Etats parties au présent Pacte prendra en vue d'assurer le plein exercice de ce droit doivent inclure l'orientation et la formation techniques et professionnelles, l'élaboration de programmes, de politiques et de techniques propres à assurer un développement économique, social et culturel constant et un plein emploi productif dans des conditions qui sauvegardent aux individus la jouissance des libertés politiques et économiques fondamentales.» B.6. Cette disposition, en ce qu'elle vise « un travail librement choisi ou accepté », tend à prohiber que puisse être imposé l'exercice d'un travail déterminé. Tel n'est en rien l'objet de la loi du 15 décembre 1970, laquelle se borne à permettre que l'accès aux professions qu'elle réglemente puisse être subordonné à la preuve de certaines connaissances de gestion et de certaines connaissances professionnelles.
L'imposition de telles conditions ne méconnaît pas les articles 10 et 11 de la Constitution combinés avec l'article 6 du Pacte précité.
En ce qui concerne la violation alléguée des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme B.7. L'article 1er de ce Protocole additionnel dispose : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens.
Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. » B.8. A supposer qu'une restriction du libre exercice d'une profession puisse affecter le droit de propriété, les mesures contestées doivent être considérées comme « une réglementation de l'usage des biens conformément à l'intérêt général », au sens de l'alinéa 2 de l'article 1er du Premier Protocole additionnel; compte tenu des éléments exposés au B.4.2, cette réglementation n'affecte pas de manière excessive les droits des « propriétaires » concernés.
En ce qui concerne la violation alléguée des articles 10 et 11, lus en combinaison avec l'article 144, de la Constitution B.9.1. L'article 144 de la Constitution dispose : « Les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux. » B.9.2. La Cour n'est pas compétente pour vérifier, de façon directe, si une norme législative viole l'article 144 de la Constitution.
Toutefois, en disposant que les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux, l'article 144 accorde à tous une garantie qui ne peut être retirée à certains : s'il apparaissait qu'une catégorie de personnes est privée du droit de saisir les tribunaux à propos d'une contestation portant sur un droit civil, cette différence de traitement ne pourrait être justifiée puisqu'elle se heurterait à l'article 144. Elle violerait donc les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.10. L'article 11 de la loi du 15 décembre 1970 prévoit que l'attestation « constatant la réalisation des conditions prescrites » (article 5, § 1er, de la même loi) est demandée à et délivrée par la Chambre des métiers et négoces de la province où l'activité professionnelle sera exercée pour la première fois. La décision prise par cette autorité peut, conformément aux articles 12 et 13, faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'établissement, lequel statue « à son égard comme juridiction administrative » (article 13, § 2, alinéa 3). L'article 13, § 5, prévoit enfin que toute décision du Conseil d'établissement peut faire l'objet d'un recours en annulation devant le Conseil d'Etat.
B.11. Pour pouvoir répondre à la question préjudicielle, la Cour doit examiner si, en confiant à une juridiction administrative les litiges portant sur la demande des attestations en question, le législateur a considéré à juste titre les droits en cause, de manière implicite, comme des droits politiques.
B.12.1. Le droit d'exercer comme indépendant une profession réglementée dans le secteur des petites et moyennes entreprises du commerce et dans celui de l'artisanat présente des aspects de droit privé et des aspects de droit public.
Les aspects de droit privé résident essentiellement dans le fait que c'est par la conclusion et l'exécution de contrats soumis en principe à des dispositions de droit civil que se réalisera l'exercice de la profession.
Toutefois, ce droit présente également des aspects de droit public en ce que, dans la réglementation en cause, le commerçant ou l'artisan est soumis à l'action d'autorités administratives. En effet, la profession est réglementée non seulement afin de protéger celui qui veut exercer cette profession mais aussi, et principalement, dans le souci, relevant de la sauvegarde de l'intérêt général, d'établir un équilibre entre la protection de la profession dans son ensemble et celle des consommateurs.
B.12.2. Le législateur n'a pas procédé à une appréciation manifestement déraisonnable en considérant que les aspects de droit public étaient en l'espèce prédominants. Il a donc pu considérer le droit d'exercer certaines professions de commerçant ou d'artisan comme un droit politique au sens de l'article 145 de la Constitution.
B.12.3. En ce qu'il a attribué les litiges concernant les conditions d'accès à de telles professions à des juridictions administratives, le législateur a fait usage de la faculté qui lui est offerte par l'article 145 de la Constitution. Ce faisant, il a donc pris une mesure qui n'est pas incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution combinés avec l'article 144 de cette dernière.
B.13. Le fait que, selon une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l'homme, le droit d'exercer une profession comme indépendant soit considéré comme un droit civil au sens de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme n'est pas de nature à conduire à une conclusion différente. En effet, les exigences de cette disposition conventionnelle sont satisfaites par la législation belge en ce que les contestations portant sur les conditions d'accès à une telle profession sont attribuées à une instance juridictionnelle disposant d'une compétence de pleine juridiction, instance par ailleurs soumise au contrôle de cassation du Conseil d'Etat.
Par ces motifs, la Cour dit pour droit : Les articles 2 et 4 à 13 de la loi du 15 décembre 1970 sur l'exercice des activités professionnelles dans les petites et moyennes entreprises du commerce et de l'artisanat ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 23 ou l'article 144 de celle-ci, avec l'article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ou avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme.
Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 20 février 2002.
Le greffier, Le président, P.-Y. Dutilleux M. Melchior