Etaamb.openjustice.be
Arrêt
publié le 11 juillet 2022

Extrait de l'arrêt n° 189/2021 du 23 décembre 2021 Numéro du rôle : 7464 En cause : la question préjudicielle concernant l'article 46 de la loi du 17 juillet 1963 « relative à la sécurité sociale d'outre-mer », posée par la Cour du travail de La Cour constitutionnelle, composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J.-P. (...)

source
cour constitutionnelle
numac
2022201966
pub.
11/07/2022
prom.
--
moniteur
https://www.ejustice.just.fgov.be/cgi/article_body(...)
Document Qrcode

COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 189/2021 du 23 décembre 2021 Numéro du rôle : 7464 En cause : la question préjudicielle concernant l'article 46 de la loi du 17 juillet 1963 « relative à la sécurité sociale d'outre-mer », posée par la Cour du travail de Bruxelles.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J.-P. Moerman, T. Giet, R. Leysen, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune et E. Bribosia, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par arrêt du 5 novembre 2020, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 18 novembre 2020, la Cour du travail de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 46 de la loi du 17 juillet 1963 relative à la sécurité sociale d'outre-mer, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec les articles 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et 1er du protocole n° 1 à cette Convention, en ce que cet article 46, dans sa rédaction applicable au litige, conduit à traiter différemment deux catégories de personnes, s'agissant de l'assurance soins de santé différée, alors qu'elles ont contribué de la même manière au financement du régime de sécurité sociale d'outre-mer, à savoir : - les Belges (et certains étrangers ' privilégiés ' visés à son paragraphe 2) qui ne sont pas soumis à l'obligation de résidence habituelle et effective en Belgique pour bénéficier de l'assurance soins de santé différée s'ils en remplissent les autres conditions, - les (autres) étrangers qui - comme Monsieur A.M. - doivent avoir leur résidence habituelle et effective en Belgique pour bénéficier de l'assurance soins de santé différée s'ils en remplissent les autres conditions, sauf dérogation accordée à titre individuel, cette différence de traitement paraissant en outre reposer exclusivement sur la nationalité ? ». (...) III. En droit (...) Quant à la disposition en cause et à son contexte B.1. La question préjudicielle porte sur l'article 46 de la loi du 17 juillet 1963 « relative à la sécurité sociale d'outre-mer » (ci-après : la loi du 17 juillet 1963). Cet article dispose : « § 1er. Le remboursement des frais de soins de santé des bénéficiaires visés à l'article 44 n'est effectué que si le titulaire de l'assurance a sa résidence habituelle et effective en Belgique, sauf s'il a été autorisé au préalable par l'Office [national de la sécurité sociale], pour des raisons de santé, à résider à l'étranger. § 2. Ne sont pas soumis à l'obligation de résidence déterminée au § 1er : 1° les ressortissants des Etats membres de l'Espace économique européen (et les ressortissants d'un Etat non membre de l'Espace économique européen qui, en application du règlement européen 859/2003, peuvent prétendre aux dispositions des règlements européens 1408/71 et 574/72 en matière de sécurité sociale);2° les ressortissants de la Confédération suisse;3° les réfugiés et les apatrides tels que définis à l'article 51, 4°;4° les ressortissants d'un pays avec lequel a été conclu un accord de réciprocité qui les en dispense. § 3. Pour le remboursement des frais de soins de santé, les ressortissants des Etats membres de l'Espace économique européen, résidant sur le territoire d'un de ces Etats autre que la Belgique, optent soit pour l'application stricte des dispositions de l'article 49, soit pour l'application des règlements européens 1408/71 et 574/72 en matière de sécurité sociale. § 4. Le remboursement des frais de soins de santé n'est pas accordé aux personnes qui sont en droit de prétendre à des avantages de même nature en application d'autres dispositions contractuelles, légales ou réglementaires, belges ou étrangères, ou d'un accord de réciprocité ».

B.2.1. Le régime instauré par la loi du 17 juillet 1963 est un système facultatif de sécurité sociale, auquel peuvent s'affilier les personnes qui travaillent dans les pays d'outre-mer désignés par le Roi.

Ce régime concerne « aussi bien les agents qui prestent leurs services dans un secteur public que les employés occupés en exécution d'un contrat de louage de services par des entreprises privées ou même des personnes qui exercent une activité professionnelle indépendante » (Doc. parl., Chambre, 1961-1962, n° 431/1, p. 1).

Ce régime a été élaboré pour « répondre aux préoccupations de ceux qui désirent entreprendre ou poursuivre une carrière outre-mer, et souhaitent être couverts dans leur pays d'origine par des dispositions légales prévoyant un régime d'assurances sociales » (ibid.).

Les prestations auxquelles les assurés peuvent prétendre en raison des versements portés à leur compte sont conçues comme étant « complémentaires [par rapport] à celles que les intéressés peuvent acquérir dans le pays où s'accomplit leur activité professionnelle » (ibid.).

Les travaux préparatoires précisent encore : « Peuvent participer au régime facultatif d'assurance en vue de la vieillesse et du décès prématuré, d'assurance maladie-invalidité et d'assurance des soins de santé, les personnes de nationalité belge et, sous certaines conditions, les personnes de nationalité étrangère qui exercent une activité professionnelle, dépendante ou non, hors du territoire belge, dans les pays désignés par le Roi (article 12) » (ibid., p. 4). « L'affiliation au régime de sécurité sociale prévu par la présente loi ne saurait être obligatoire. Elle est facultative, car elle doit respecter la souveraineté des Etats étrangers, qui pourraient assujettir à leur propre sécurité sociale des Belges qui travaillent sur leur territoire. Elle a un caractère complémentaire, afin de permettre aux intéressés de contracter une assurance sociale supplémentaire dans la métropole, au cas où celle du pays où ils exercent leur activité professionnelle ne leur offrirait pas de garanties suffisantes, ou pour tout autre motif (par exemple, cours du change désavantageux) » (Doc. parl., Sénat, 1962-1963, n° 271, p. 3). « Par ailleurs, les assurés de nationalité étrangère ont la faculté de participer soit à toutes les assurances prévues par le présent projet, soit uniquement à l'assurance en vue de la vieillesse et du décès prématuré [...] Si les rentes sont liquidées quel que soit le lieu de résidence du bénéficiaire, l'octroi des prestations en matière d'assurance maladie invalidité ou d'assurance des soins de santé est par contre subordonné à certaines conditions de résidence, conditions que l'assuré de nationalité étrangère pourrait envisager au moment où il souscrit à l'assurance de ne pas remplir à l'avenir.

Le littera a) de l'article 18 du projet de loi permet aux assurés de nationalité étrangère de participer exclusivement à l'assurance en vue de la vieillesse et du décès prématuré. Ils ne sont pas tenus de verser la quote part de 10 % de la cotisation affectée, conformément aux dispositions de l'article 17, à l'assurance des prestations à charge du Fonds des invalidités » (Doc. parl., Chambre, 1961-1962, n° 431/1, pp. 4-5).

B.2.2. L'article 12 de la loi du 17 juillet 1963 dispose : « § 1er. Peuvent participer au régime facultatif d'assurance vieillesse et survie, d'assurance indemnité pour maladie, d'assurance invalidité et d'assurance soins de santé, organisé par la présente loi, les personnes qui exercent leur activité professionnelle dans les pays désignés par le Roi et suivant les conditions qu'il arrête. § 2. A partir du 1er janvier 2009, la participation aux assurances visées au § 1er est limitée aux ressortissants d'un Etat membre de l'Espace économique européen et de la Suisse ainsi qu'aux ressortissants d'autres pays employés par l'Etat belge, les Régions ou les Communautés ou une entreprise dont le siège social est établi en Belgique.

Les ressortissants d'autres pays qui au 31 décembre 2008 participent aux assurances citées et qui ne satisfont pas à la condition prévue au premier alinéa, peuvent poursuivre cette participation jusqu'à ce qu'ils y mettent fin ».

L'article 12, § 2, de la loi du 17 juillet 1963 a été inséré par l'article 227 de la loi du 22 décembre 2008 « portant des dispositions diverses (I) », en vue de limiter les coûts du régime de sécurité sociale d'outre-mer. La partie demanderesse devant la juridiction a quo est affiliée à la sécurité sociale d'outre-mer depuis le 16 novembre 1999, de sorte qu'elle bénéficie du régime transitoire prévu à l'article 12, § 2, alinéa 2, de la loi du 17 juillet 1963.

B.3.1. Le régime de la sécurité sociale d'outre-mer permet aux personnes qui travaillent dans certains pays de participer, indépendamment de la sécurité sociale qui leur serait accessible dans ces pays sur la base de l'activité qu'ils y exercent, à un régime couvrant certains risques sous des conditions déterminées.

Le législateur a seulement voulu proposer un régime particulier de sécurité sociale d'outre-mer qui - moyennant le paiement volontaire de cotisations - offre une couverture dans le cadre d'une assurance vieillesse et survie (chapitre III de la loi du 17 juillet 1963 - articles 20 et suivants), d'une assurance indemnité pour maladie et invalidité (chapitre IV - articles 29 et suivants) et d'une assurance soins de santé (chapitre V - articles 42 et suivants).

Jusqu'au 31 décembre 2014, un établissement public doté de la personnalité civile, l'Office de sécurité sociale d'outre-mer (ci-après : l'OSSOM), avait pour mission de réaliser les assurances organisées par la loi du 17 juillet 1963 (article 1er). Le 1er janvier 2015, cet établissement a fusionné avec l'Office national de sécurité sociale des administrations provinciales et locales, formant l'Office des régimes particuliers de sécurité sociale (ci-après : l'ORPSS). Aux termes de l'article 28 de la loi du 12 mai 2014Documents pertinents retrouvés type loi prom. 12/05/2014 pub. 10/06/2014 numac 2014203606 source service public federal securite sociale, service public federal interieur et service public federal emploi, travail et concertation sociale Loi portant création de l'Office des régimes particuliers de sécurité sociale fermer « portant création de l'Office des régimes particuliers de sécurité sociale », l'ORPSS était chargé, notamment, de l'exécution de la loi du 17 juillet 1963. Par la suite, les missions de l'ORPSS ont été transférées à l'Office national de sécurité sociale (ci-après : l'ONSS) par les articles 7, 11, 27 et 28 de la loi du 10 juillet 2016Documents pertinents retrouvés type loi prom. 10/07/2016 pub. 26/07/2016 numac 2016022279 source service public federal securite sociale Loi portant affectation de nouvelles missions de perception et intégration de certaines missions et d'une partie du personnel de l'office des régimes particuliers de sécurité sociale à l'Office National de Sécurité Sociale et réglant certaines matières relatives à Famifed et au Service Fédéral des Pensions fermer « portant affectation de nouvelles missions de perception et intégration de certaines missions et d'une partie du personnel de l'office des régimes particuliers de sécurité sociale à l'Office National de Sécurité Sociale et réglant certaines matières relatives à Famifed et au Service Fédéral des Pensions ».

La sécurité sociale d'outre-mer est dotée de trois fonds séparés, faisant l'objet de placements distincts constituant la garantie des assurés pour les prestations qui sont à la charge de ces fonds. Il s'agit du Fonds des pensions, du Fonds des invalidités et du Fonds de solidarité et de péréquation (article 5).

Les assurés ou leurs employeurs peuvent verser à l'ONSS des cotisations destinées à l'assurance vieillesse et survie, l'assurance indemnité de maladie, l'assurance invalidité et l'assurance soins de santé (article 14).

Ces cotisations sont affectées à raison de 70 % au financement des rentes de retraite et de survie qui sont à la charge du Fonds des pensions, de 9,5 % au financement des prestations en matière d'assurance indemnité pour maladie et d'assurance invalidité et en matière d'assurance soins de santé qui sont à la charge du Fonds des invalidités et de 20,5% au financement des prestations qui sont à charge du Fonds de solidarité et de péréquation (article 17).

Toutefois, le régime de sécurité sociale d'outre-mer est principalement financé par une subvention annuelle de l'Etat égale à la différence entre le montant total des charges payées par les trois Fonds dont il est doté et le montant de leurs produits (article 154, § 2, de la loi du 22 février 1998Documents pertinents retrouvés type loi prom. 22/02/1998 pub. 03/03/1998 numac 1998021087 source services du premier ministre Loi portant des dispositions sociales type loi prom. 22/02/1998 pub. 03/03/1998 numac 1998021086 source services du premier ministre Loi portant certaines dispositions sociales fermer « portant des dispositions sociales »).

Plusieurs rapports de la Cour des comptes ont mis en exergue que le régime de sécurité sociale d'outre-mer est déficitaire (rapport de la Cour des comptes de février 2006, Viabilité et perspectives du régime de sécurité sociale d'outre-mer; rapport de la Cour des comptes d'avril 2010, Viabilité et perspectives du régime de sécurité sociale d'outre-mer : audit de suivi; rapport de la Cour des comptes d'août 2016, Cahier 2016 relatif à la sécurité sociale. Gestion globale et institutions publiques de sécurité sociale, pp. 87-93). En 2014, les prestations sociales versées par le régime de sécurité sociale d'outre-mer étaient couvertes à environ 80 % par l'intervention de l'Etat (rapport de la Cour des comptes d'août 2016, précité, p. 88).

B.3.2. L'assurance soins de santé permet aux affiliés qui y ont cotisé pendant seize années au moins de bénéficier du remboursement de leurs soins de santé alors même qu'ils ne paient plus nécessairement de cotisations (article 42). Outre les conditions fixées à l'article 46 précité, la perception des remboursements des frais de soins de santé est également soumise à des conditions d'âge fixées à l'article 43 de la loi du 17 juillet 1963.

Les frais relatifs aux prestations de santé sont remboursés par l'ONSS, à la charge du Fonds des invalidités, pour autant que et dans la mesure où leur remboursement est prévu par la loi relative à l'assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994, et ses arrêtés d'exécution, et tient compte des conventions, accords, documents en tenant lieu ou des honoraires fixés par le Roi en exécution de l'article 52 de la loi du 14 février 1961 « d'expansion économique, de progrès social et de redressement financier » (article 49).

B.3.3. Les affiliés ont également la possibilité de souscrire des contrats d'assurance complémentaire, notamment, en vue de couvrir le remboursement des frais de soins qui sont jugés indispensables au traitement d'affections dont eux-mêmes ou leur famille seraient atteints, moyennant le versement de cotisations complémentaires (article 57).

La partie demanderesse devant la juridiction a quo a souscrit un tel contrat.

B.3.4. Depuis l'entrée en vigueur de la loi du 22 février 1971 « modifiant les lois du 16 juin 1960 et du 17 juillet 1963, relatives à la sécurité sociale d'outre-mer » (ci-après : la loi du 22 février 1971), l'assuré de nationalité étrangère dont toutes les cotisations versées en application de la loi ont reçu l'affectation prévue par l'article 17 obtient une rente complémentaire représentant 17 % de la rente de retraite pour autant qu'il n'ait pas bénéficié et qu'il renonce à bénéficier des prestations prévues par la loi en faveur des assurés à charge du Fonds de solidarité et de péréquation et du Fonds des invalidités (article 20bis, alinéa 1er). Un pourcentage inférieur (10 ou 7 % ) de la rente complémentaire est prévu selon que l'assuré de nationalité étrangère a bénéficié ou ne renonce pas à bénéficier des prestations à charge du Fonds des invalidités ou du Fonds de solidarité et de péréquation (article 20bis, alinéas 2 à 4).

Quant au fond B.4. La Cour est interrogée sur la compatibilité de l'article 46 de la loi du 17 juillet 1963 avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention. Dans la question préjudicielle, les affiliés à l'assurance soins de santé du régime de sécurité sociale d'outre-mer de nationalité belge ou de nationalité étrangère pour autant qu'ils appartiennent à l'une des catégories citées au paragraphe 2 de la disposition en cause (ci-après : les « étrangers privilégiés ») sont comparés avec les affiliés de nationalité étrangère qui n'appartiennent pas à l'une des catégories précitées, en ce que ces derniers ne bénéficient du remboursement des frais des soins de santé que pour autant qu'ils résident en Belgique et en ce qu'ils ne peuvent faire valoir des motifs de santé qui requièrent de les dispenser de cette condition de résidence.

B.5.1. Parmi les droits et libertés garantis par les articles 10 et 11 de la Constitution figurent les droits et libertés résultant de dispositions conventionnelles internationales qui lient la Belgique.

L'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme dispose : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens.

Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ».

L'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme dispose : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».

B.5.2. L'article 1er, précité, du Premier Protocole additionnel ne contient certes pas le droit de percevoir des prestations sociales de quelque nature que ce soit, mais lorsqu'un Etat prévoit une prestation sociale, il doit l'organiser d'une manière qui est compatible avec l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH, grande chambre, décision, 6 juillet 2005, Stec e.a. c. Royaume-Uni, § 55).

La même garantie découle directement des articles 10 et 11 de la Constitution.

B.6. En l'occurrence, la Cour est invitée à comparer deux catégories de personnes qui se sont affiliées et qui ont cotisé à l'assurance soins de santé du régime de sécurité sociale d'outre-mer.

Contrairement à ce que le Conseil des ministres allègue, la catégorie de personnes à laquelle la partie demanderesse devant la juridiction a quo appartient est comparable aux Belges et aux « étrangers privilégiés ».

Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. Le constat que l'objectif initial de la loi du 17 juillet 1963 était d'offrir un régime de sécurité sociale aux Belges qui se sont expatriés et qu'aucune obligation internationale n'impose à l'Etat belge d'octroyer aux personnes qui ne sont pas visées à l'article 46, § 2, 1° à 4°, de la loi du 17 juillet 1963 les mêmes droits qu'aux personnes qui sont visées par cette disposition peut certes constituer un élément dans l'appréciation d'une différence de traitement, mais il ne saurait suffire pour conclure à la non-comparabilité, sous peine de priver de sa substance le contrôle exercé au regard du principe d'égalité et de non-discrimination.

B.7.1. Une personne qui, comme la partie demanderesse devant la juridiction a quo, est de nationalité rwandaise peut donc obtenir le remboursement des frais de soins de santé si elle réside en Belgique, si son pays conclut un accord de réciprocité avec la Belgique ou si elle obtient une dérogation pour raisons de santé.

Les affiliés à l'assurance soins de santé qui sont ressortissants d'un des Etats visés à l'article 46, § 2, 1°, 3° et 4°, de la loi du 17 juillet 1963 ou qui ont le statut de réfugié ou d'apatride ne sont pas soumis à la condition de résidence prévue au paragraphe 1er de cet article, même s'ils ne peuvent invoquer des raisons de santé qui leur imposeraient de résider en dehors de la Belgique. C'est donc en raison de sa nationalité et de son statut que la partie demanderesse devant la juridiction a quo subit un traitement défavorable, de sorte que la nationalité est un critère de distinction déterminant dans la différence de traitement en cause.

B.7.2. Selon la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l'homme, la différence de traitement fondée exclusivement sur la nationalité doit être justifiée par des considérations très fortes (CEDH, 16 septembre 1996, Gaygusuz c. Autriche, § 42; 30 septembre 2003, Koua Poirrez c. France, § 46; 18 février 2009, grande chambre, Andrejeva c. Lettonie, § 87; 21 juin 2011, Ponomaryovi c.

Bulgarie, § 52; grande chambre, 24 mai 2016, Biao c. Danemark, § 93).

La circonstance que le traitement défavorable est aussi basé, entre autres, sur un autre critère ne porte pas atteinte à l'exigence selon laquelle l'aspect de la différence de traitement qui repose sur la nationalité doit être justifié par des considérations très fortes (voy. en ce sens CEDH, 21 juin 2011, Ponomaryovi c. Bulgarie, § § 50 et 52).

La Cour a jugé à plusieurs reprises que seules des considérations très fortes peuvent justifier une différence de traitement fondée sur la nationalité (voy. notamment l'arrêt n° 12/2013 du 21 février 2013, B.11, et l'arrêt n° 133/2018 du 11 octobre 2018, B.5).

B.7.3. Le législateur dispose certes d'un pouvoir d'appréciation étendu pour déterminer sa politique dans les matières socio-économiques (voy. également CEDH, 15 septembre 2016, British Gurkha Welfare Society e.a. c. Royaume-Uni, § § 62 et 81; grande chambre, 18 février 2009, Andrejeva c. Lettonie, § 83; grande chambre, 12 avril 2006, Stec e.a. c. Royaume-Uni, § 52; grande chambre, 24 mai 2016, Biao c. Danemark, § 93). Relève entre autres de ces matières, la politique relative aux prestations sociales financées par des deniers publics. Lorsqu'elle recherche si la différence de traitement est justifiée par des considérations très fortes, la Cour tient compte de cette liberté d'appréciation.

B.8. La différence de traitement en cause résulte des modifications successives des articles 12 et 46 de la loi du 17 juillet 1963. Ces modifications poursuivent des objectifs différents. La Cour examine la pertinence des critères de distinction au regard de chacun de ces objectifs.

B.9.1. Dans sa formulation originaire, l'article 12 de la loi du 17 juillet 1963 disposait : « Peuvent participer au régime facultatif d'assurance vieillesse et survie, d'assurance indemnité pour maladie, d'assurance invalidité et d'assurance soins de santé, organisé par la présente loi : 1° les Belges qui exercent leurs activités professionnelles dans les pays désignés par le Roi;2° sous réserve de l'article 51, les étrangers qui exercent leur activité professionnelle dans les mêmes pays, à la condition d'être au service d'une entreprise occupant des personnes de nationalité belge qui participent à l'assurance;cette condition n'est pas requise en ce qui concerne les ressortissants de pays désignés par le Roi ».

L'article 46 de la même loi subordonnait le remboursement des frais de soins de santé à la condition que le bénéficiaire, quelle que fût sa nationalité, eût sa résidence effective et habituelle en Belgique, sauf s'il était autorisé à résider temporairement à l'étranger pour des raisons de santé.

B.9.2. Les articles 12 et 46 de la loi du 17 juillet 1963 ont été modifiés à plusieurs reprises.

L'article 8 de la loi du 22 février 1971 élargit le champ d'application de la sécurité sociale d'outre-mer dès lors qu'il n'exige plus que les étrangers exercent une activité professionnelle au sein d'une entreprise occupant des travailleurs belges. L'objectif du législateur était de permettre aux affiliés de nationalité étrangère de continuer à participer au régime de sécurité sociale d'outre-mer lorsqu'ils passent au service d'un employeur n'occupant pas des travailleurs belges (Doc. parl., Sénat, 1969-1970, n° 342, p. 5).

L'article 46 de la loi du 17 juillet 1963 a ensuite été modifié, dans le but, d'une part, de supprimer la condition de résidence pour les Belges et pour les ressortissants de pays avec lesquels la Belgique a conclu un accord de réciprocité et, d'autre part, de prévoir que les ressortissants d'Etats membres de la Communauté économique européenne peuvent obtenir le remboursement des frais de soins de santé s'ils résident dans l'un de ces Etats (article 28 de la loi du 11 février 1976 « modifiant les lois du 16 juin 1960 et du 17 juillet 1963, relatives à la sécurité sociale d'outre-mer »). La disposition en cause a encore fait l'objet de plusieurs modifications afin que soient exemptés de la condition de résidence les ressortissants de pays membres de l'Espace économique européen et de la Suisse, ainsi que les réfugiés et les apatrides.

B.9.3. Il ressort de ce qui précède que, depuis la modification apportée par l'article 28, précité, de la loi du 11 février 1976, l'article 46 de la loi du 17 juillet 1963, nonobstant ses modifications successives, a toujours soumis à des conditions - de nationalité ou de résidence - l'obtention du remboursement des frais de soins de santé. Le bénéficiaire doit donc démontrer un lien de rattachement suffisant avec la Belgique. Le législateur n'a tempéré les conditions de nationalité et de résidence que pour traiter de la même manière les Belges et les étrangers privilégiés, conformément aux obligations de droit international qui lui incombent.

B.10. Le régime de sécurité sociale d'outre-mer présente plusieurs différences majeures avec le régime de sécurité sociale dont bénéficient les personnes qui travaillent en Belgique. Les cotisations que payent les affiliés à la sécurité sociale d'outre-mer ne sont pas des prélèvements obligatoires. En effet, les affiliés souscrivent à ce régime sur une base volontaire. Ils peuvent à tout moment mettre fin à leur affiliation. Ils disposent, en outre, de la faculté de choisir le montant de leurs cotisations, dans les limites fixées par le Roi (article 15, alinéa 2, ou article 18, § 1er, alinéa 2, de la loi du 17 juillet 1963).

Au vu de ces éléments, le législateur a raisonnablement pu estimer qu'il était nécessaire de réserver les moyens affectés aux prestations sociales de l'assurance soins de santé, qui sont par essence limités, aux personnes qui justifient de l'existence d'un lien suffisant avec la Belgique. Compte tenu du large pouvoir d'appréciation dont le législateur dispose, cet objectif peut être considéré comme étant une considération très forte.

Le législateur a pu rechercher la preuve de ce lien avec la Belgique dans le fait que le bénéficiaire des remboursements des frais de soins de santé réside en Belgique. Mais il a également pu considérer, sans que son appréciation soit manifestement déraisonnable, que la nationalité du bénéficiaire était un indicateur pertinent du lien de celui-ci à la Belgique.

B.11. Par ailleurs, le législateur a raisonnablement pu estimer qu'afin de conformer la loi aux normes de droit international imposant de reconnaître à certaines catégories d'étrangers les mêmes droits qu'aux nationaux, il était nécessaire de dispenser de la condition de résidence les ressortissants des Etats membres de l'Espace économique européen, de la Confédération suisse ou d'un Etat non membre de l'Espace économique européen, si, en application du règlement (CE) n° 859/2003, ils peuvent prétendre aux dispositions des règlements (CEE) nos 1408/71 et 574/72 en matière de sécurité sociale, ainsi que les réfugiés et les apatrides.

B.12.1. Le législateur a en outre dispensé de la condition de résidence les ressortissants de pays avec lesquels la Belgique a conclu un accord de réciprocité.

B.12.2. Par son arrêt Carson et autres c. Royaume-Uni, du 16 mars 2010, la grande chambre de la Cour européenne des droits de l'homme a jugé que l'absence d'un droit à la revalorisation des pensions pour les retraités résidant dans des pays n'ayant pas conclu d'accords de réciprocité avec le Royaume-Uni ne violait pas l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme, combiné avec l'article 14 de cette Convention. Il ressort de cet arrêt que les Etats membres disposent d'un pouvoir d'appréciation étendu en matière de sécurité sociale et que l'intérêt pour les Etats de conclure des accords de réciprocité en cette matière est reconnu.

La décision d'un pays de conclure un tel accord avec un pays ne pouvait avoir pour effet d'obliger le premier à conférer les mêmes avantages de sécurité sociale aux personnes résidant dans d'autres pays (CEDH, grande chambre, 16 mars 2010, Carson e.a. c. Royaume-Uni, § § 88-90).

B.13. Il résulte des développements qui précèdent que la différence de traitement est en rapport avec l'objectif recherché par le législateur, qui est non seulement de garantir le remboursement des frais de soins de santé aux personnes qui démontrent un lien suffisant avec la Belgique et aux étrangers à l'égard desquels elle a des obligations internationales, mais aussi d'inciter les Etats étrangers à conclure avec elle des accords de réciprocité.

B.14. La Cour doit toutefois examiner si la disposition en cause ne produit pas des effets disproportionnés à l'égard d'une certaine catégorie de personnes. Par conséquent, il ne saurait être question de discrimination que si la différence de traitement qui résulte de l'application des règles de remboursement des frais de soins de santé entraînait une restriction disproportionnée des droits des personnes concernées.

B.15.1. Il convient, en outre, de rappeler que le régime instauré par la loi du 17 juillet 1963 est un régime de sécurité sociale facultatif, auquel les affiliés souscrivent sur une base volontaire.

L'article 18, § 1er, de la loi du 17 juillet 1963 prévoit que les étrangers ont la faculté de ne participer qu'à l'assurance vieillesse et de survie, qui n'est pas subordonnée à une condition de résidence.

En revanche, le remboursement des frais de soins de santé est subordonné à une condition de résidence depuis l'entrée en vigueur de la loi du 17 juillet 1963.

Les étrangers soumis en principe à la condition de résidence peuvent toutefois être autorisés à résider en dehors de la Belgique, lorsque leur santé le requiert.

Les affiliés peuvent en outre limiter le montant de leurs cotisations en choisissant de s'acquitter du montant minimum de cotisation fixé par le Roi en application de l'article 15, alinéa 2, ou de l'article 18, § 1er, alinéa 2, de la loi du 17 juillet 1963.

B.15.2. Les étrangers qui, comme la partie demanderesse devant la juridiction a quo, ont souscrit une assurance vieillesse et ne résident pas en Belgique ne sont pas privés de toute revalorisation de leurs cotisations. Ils bénéficient d'une rente complémentaire représentant 17 % de la rente de retraite, pour autant qu'ils n'aient pas bénéficié et qu'ils renoncent à bénéficier des prestations prévues par la loi en faveur des assurés à charge du Fonds de solidarité et de péréquation et de l'assurance soins de santé.

B.15.3. Il ressort de ces éléments que la différence de traitement ne produit pas des effets disproportionnés.

B.16. La question préjudicielle appelle une réponse négative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 46 de la loi du 17 juillet 1963 « relative à la sécurité sociale d'outre-mer » ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention.

Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 23 décembre 2021.

Le greffier, F. Meersschaut Le président, P. Nihoul

^