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Arrêt
publié le 21 février 2022

Extrait de l'arrêt n° 157/2021 du 28 octobre 2021 Numéro du rôle : 7434 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 1 er de la loi du 6 avril 1847 « portant répression des offenses envers le Roi », posée par la chambr La Cour constitutionnelle, composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, des juges J.-P. Moe(...)

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Extrait de l'arrêt n° 157/2021 du 28 octobre 2021 Numéro du rôle : 7434 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 1er de la loi du 6 avril 1847 « portant répression des offenses envers le Roi », posée par la chambre des mises en accusation de la Cour d'appel de Gand.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, des juges J.-P. Moerman, T. Giet, R. Leysen, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters et S. de Bethune, et, conformément à l'article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, du président émérite F. Daoût, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par arrêt du 15 septembre 2020, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 18 septembre 2020, la chambre des mises en accusation de la Cour d'appel de Gand a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 1er de la loi du 6 avril 1847 portant répression des offenses envers le Roi, qui réprime notamment les discours, cris ou menaces publics constituant une offense ' envers la personne du Roi ', viole-t-il l'article 19 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ? ». (...) III. En droit (...) B.1. L'article 1er de la loi du 6 avril 1847 « portant répression des offenses envers le Roi » (ci-après : la loi du 6 avril 1847) dispose : « Quiconque, soit dans des lieux ou réunions publics, par discours, cris ou menaces, soit par des écrits, des imprimés, des images ou emblèmes quelconques, qui auront été affichés, distribués ou vendus, mis en vente ou exposés aux regards du public, se sera rendu coupable d'offense envers la personne du Roi, sera puni d'un emprisonnement de six mois à trois ans, et d'une amende de 300 à 3.000 fr. ».

B.2. Il est demandé à la Cour d'examiner si cette disposition est compatible avec l'article 19 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

B.3. L'affaire qui est pendante devant la juridiction a quo porte sur l'exécution d'un mandat d'arrêt européen délivré par le magistrat-président de la chambre pénale, deuxième section, de la Cour nationale (Audiencia Nacional) à Madrid à l'encontre d'une personne de nationalité espagnole résidant en Belgique qui a été condamnée en Espagne pour outrage et offenses graves envers la Couronne espagnole.

La question préjudicielle posée s'inscrit dans le cadre de l'examen, par la juridiction a quo, du respect ou non de la condition de la double incrimination liée à l'exécution d'un mandat d'arrêt européen, contenue dans l'article 5, § 1er, de la loi du 19 décembre 2003Documents pertinents retrouvés type loi prom. 19/12/2003 pub. 22/12/2003 numac 2003009950 source service public federal justice Loi relative au mandat d'arrêt européen type loi prom. 19/12/2003 pub. 21/10/2009 numac 2009000651 source service public federal interieur Loi relative au mandat d'arrêt européen fermer « relative au mandat d'arrêt européen ». En vertu de cette disposition, l'exécution d'un mandat d'arrêt européen est refusée « si le fait qui est à la base du mandat d'arrêt européen ne constitue pas une infraction au regard du droit belge ».

Quant à la recevabilité B.4. Le Conseil des ministres allègue que la question préjudicielle n'appelle pas de réponse, en ce qu'une réponse à cette question n'est manifestement pas utile, selon lui, à la solution du litige qui est pendant devant la juridiction a quo. Il estime que, même si la Cour jugeait que la disposition en cause est inconstitutionnelle, il est satisfait à la condition de la double incrimination dans l'affaire qui est pendante devant la juridiction a quo, compte tenu du fait que les articles 443 et 448 du Code pénal répriment la calomnie, la diffamation et les injures.

B.5.1. C'est en règle à la juridiction a quo qu'il appartient d'apprécier si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. Ce n'est que lorsque tel n'est manifestement pas le cas que la Cour peut décider que la question n'appelle pas de réponse.

B.5.2. Il suffit, comme c'est le cas en l'espèce, qu'une juridiction ait des doutes quant à la constitutionnalité de dispositions pénales qu'elle estime devoir appliquer pour qu'une question préjudicielle qui vise à écarter ces doutes ne puisse pas être considérée comme manifestement dénuée de pertinence pour la solution du litige.

Il appartient en outre à la juridiction a quo, et non à la Cour, d'apprécier, dans le cadre de l'examen du respect ou non de la condition de la double incrimination, si les faits qui sont à la base du mandat d'arrêt européen constituent une infraction ou non au regard du droit belge. Il ressort de la décision de renvoi que la juridiction a quo considère « qu'elle devra, en ce qui concerne l'existence d'une double incrimination pour le fait d'outrage et d'offenses graves envers la Couronne (espagnole), appliquer la loi belge du 6 avril 1847 ' portant répression des offenses envers le Roi ' ».

La réponse à la question préjudicielle n'est donc pas manifestement inutile à la solution du litige qui est pendant devant la juridiction a quo.

B.6.1. Le Conseil des ministres soutient également que, compte tenu de l'objet de l'affaire qui est pendante devant la juridiction a quo, il est exclusivement demandé à la Cour si l'incrimination des offenses envers le Roi sous la forme de menaces est compatible avec les normes de référence mentionnées dans cette question, et qu'il ne lui est donc pas demandé si les peines prévues par la disposition en cause sont constitutionnelles.

B.6.2. Il n'appartient pas aux parties devant la Cour de modifier la portée d'une question préjudicielle.

La question préjudicielle et la motivation de la décision de renvoi ne contiennent aucun élément faisant apparaître qu'il serait exclusivement demandé à la Cour de contrôler l'incrimination contenue dans la disposition en cause, indépendamment des peines que cette dernière prévoit, au regard des normes de référence mentionnées dans cette question. Une appréciation de la peine prévue par une disposition pénale constitue par ailleurs un élément essentiel du contrôle d'une telle disposition au regard de la liberté d'expression, telle qu'elle est garantie par l'article 19 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

B.7. Les exceptions sont rejetées.

B.8. En ce que J. A.B. soutient que la disposition en cause n'est pas compatible avec le principe de légalité en matière pénale ni avec le principe d'égalité et de non-discrimination, tels qu'ils sont garantis notamment par les articles 10, 11, 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution, ces griefs sont irrecevables, comme le Conseil des ministres le soutient. Il n'appartient effectivement pas aux parties d'étendre la portée d'une question préjudicielle posée à la Cour.

Quant au fond B.9.1. Aux termes de la disposition en cause, l'offense envers la personne du Roi constitue une infraction, lorsqu'elle se manifeste soit dans des lieux ou réunions publics, au moyen de discours, de cris ou de menaces, soit par des écrits, des imprimés, des images ou emblèmes quelconques, qui auront été affichés, distribués ou vendus, mis en vente ou exposés aux regards du public.

L'infraction porte exclusivement sur l'offense envers « la personne » du Roi des Belges et ne concerne donc pas la critique de la monarchie en tant qu'institution ni d'actes accomplis par le Roi sous la responsabilité des ministres.

B.9.2. Il ressort des travaux préparatoires qu'en employant le terme « offense », le législateur a voulu donner une interprétation large à l'infraction. Les travaux préparatoires indiquent : « Dans l'art. 1er on a employé le mot offense en remplacement des expressions de calomnie et d'injure, qui se trouvent dans le décret sur la presse; le mot offense [...] a sur les autres termes l'avantage d'être applicable par sa généralité à tout délit de diffamation, d'injure ou d'outrage, commis publiquement envers la Couronne. Mais afin d'éloigner toute interprétation arbitraire, on a dû fixer le sens dans lequel il devait être entendu et le caractériser dans tous ses degrés d'application. C'est ainsi qu'il a été dit que l'offense aurait lieu aussi bien par des gestes menaçants que par toutes paroles ou tous discours prononcés dans des lieux ou des réunions publics, par des écrits, des imprimés, des images ou emblèmes quelconques qui auront été affichés, distribués ou vendus, mis en vente ou exposés aux regards du public. Avec cette définition aussi claire, aussi précise, le mot offense offrant toutes les applications possibles, a obtenu la préférence sur toute autre expression quelconque » (Doc. parl., Sénat, séance du 30 mars 1847, n° 197, p. 3).

Le ministre de la Justice a déclaré à la Chambre des représentants « que toute irrévérence quelconque doit être punie, et que le mot le plus large qu'on puisse employer est nécessairement celui qu'il faut choisir » (Ann., Chambre, séance du 22 mars 1847, p. 1257).

La notion d'« offense » couvre donc tous les propos qui portent atteinte à l'honneur ou à la réputation du Roi ou qui expriment une irrévérence à Son égard, et dont la publicité est donnée de la manière décrite dans la disposition en cause.

B.9.3. Il ressort également des travaux préparatoires que l'infraction ne requiert pas qu'il y ait une intention de méchanceté, de sorte qu'une intention générale suffit : « On conçoit difficilement une offense dans laquelle ne se rencontre pas un certain degré de méchanceté; mais, quel que soit le mobile de l'offense, celui qui se la permet à l'égard du Roi ne peut pas échapper à la peine.

On soutiendra peut-être une thèse contraire pour les délits ordinaires, mais lorsqu'il s'agit de délits exceptionnels résultant de la position exceptionnelle de la personne à laquelle l'offense s'adresse, on reconnaîtra sans doute qu'il convient d'introduire des règles spéciales.

La personne du Roi est inviolable; comment admettre qu'on puisse impunément porter atteinte à cette inviolabilité en alléguant qu'il y a eu absence d'intention méchante ? Pour maintenir intact ce principe constitutionnel si important de l'inviolabilité royale, n'est-il pas nécessaire de mettre la personne du Roi à l'abri de toute offense sans devoir rechercher le caractère de l'intention autrement que pour déterminer la hauteur de la peine ? » (Doc. parl., Chambre, séance du 18 février 1847, n° 163, p. 1).

B.9.4. L'infraction est un délit politique et, le cas échéant, un délit de presse, de sorte que son appréciation relève en principe de la compétence de la cour d'assises (article 150 de la Constitution).

Selon l'article 8 de la loi du 6 avril 1847, les « poursuites à raison des délits prévus par la présente loi seront intentées d'office ». Les poursuites ne sont donc pas subordonnées à l'introduction d'une plainte.

B.9.5. Aux termes de la disposition en cause, les personnes qui se rendent coupables d'offense envers la personne du Roi peuvent être punies d'un « emprisonnement de six mois à trois ans et d'une amende de 300 à 3 000 francs » et être en outre, en vertu de l'article 3 de la loi du 6 avril 1847, interdites de l'exercice de certains droits pendant un intervalle de deux à cinq ans.

En ce qui concerne l'amende prévue par la disposition en cause, il convient de tenir compte de l'article 2 de la loi du 26 juin 2000Documents pertinents retrouvés type loi prom. 26/06/2000 pub. 29/07/2000 numac 2000003440 source ministere des finances Loi relative à l'introduction de l'euro dans la législation concernant les matières visées à l'article 78 de la Constitution fermer « relative à l'introduction de l'euro dans la législation concernant les matières visées à l'article 78 de la Constitution », selon lequel « les montants des sommes d'argent auxquelles les décimes additionnels visés par la loi du 5 mars 1952 ' relative aux décimes additionnels sur les amendes pénales ' sont appliqués, sont censés être exprimés directement en euro sans conversion ». La disposition en cause prévoit donc une amende de 300 à 3 000 euros, avant application des décimes additionnels.

B.10.1. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.9.3 que la disposition en cause est aussi dictée par le statut constitutionnel du Roi, tel qu'il est actuellement réglé aux articles 88 et 106 de la Constitution, qui disposent : «

Art. 88.La personne du Roi est inviolable; ses ministres sont responsables ». «

Art. 106.Aucun acte du Roi ne peut avoir d'effet, s'il n'est contresigné par un ministre, qui, par cela seul, s'en rend responsable ».

L'inviolabilité et l'irresponsabilité du Roi garanties par ces dispositions constitutionnelles ont pour conséquence qu'il n'est pas possible d'exercer une action contre la personne du Roi, que le Roi ne peut pas être appelé à se justifier politiquement, que les ministres sont responsables des actes du Roi qui ont une incidence politique directe ou indirecte et que les actes du Roi qui ont une telle incidence doivent avoir été contresignés par un ministre. Les actes que le Roi accomplit en tant que personne privée et qui n'ont pas d'incidence politique ne relèvent toutefois pas de la règle du contreseing par un ministre ni de la responsabilité ministérielle.

B.10.2. Il ne saurait être déduit de la circonstance que la disposition en cause est aussi dictée par le statut constitutionnel du Roi que cette disposition résulte d'un choix du Constituant lui-même.

Les principes constitutionnels de l'inviolabilité et de l'irresponsabilité du Roi n'exigent en effet pas, en soi, que l'offense envers la personne du Roi soit réprimée selon les modalités contenues dans la disposition en cause en ce qui concerne la portée de l'infraction, la condition de l'intention et le taux de la peine.

B.10.3. La Cour est dès lors compétente pour examiner si la disposition en cause est compatible avec l'article 19 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

B.11.1. L'article 19 de la Constitution dispose : « La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à l'occasion de l'usage de ces libertés ».

L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme dispose : « 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations. 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ». B.11.2. En ce qu'il reconnaît le droit à la liberté d'expression, l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme a une portée analogue à celle de l'article 19 de la Constitution, qui reconnaît la liberté de manifester ses opinions en toute matière.

Dès lors, les garanties fournies par ces dispositions forment, dans cette mesure, un ensemble indissociable.

B.12.1. La liberté d'expression consacrée par ces articles constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique. Elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui « choquent, inquiètent ou heurtent » l'Etat ou une fraction de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique (CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, § 49, 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni c. France, § 55, et 28 septembre 1999, Öztürk c. Turquie, § 64; grande chambre, 13 juillet 2012, Mouvement raëlien suisse c. Suisse, § 48).

B.12.2. Ainsi qu'il ressort des termes de l'article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l'homme, l'exercice de la liberté d'expression implique néanmoins certaines obligations et responsabilités (CEDH, 4 décembre 2003, Gündüz c. Turquie, § 37), notamment le devoir de principe de ne pas franchir certaines limites « tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d'autrui » (CEDH, 24 février 1997, De Haes et Gijsels c. Belgique, § 37; 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c. France, § 45; 15 juillet 2003, Ernst e.a. c. Belgique, § 92). La liberté d'expression peut, en vertu de l'article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l'homme, être soumise, sous certaines conditions, à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, en vue, notamment, de la protection de la réputation ou des droits d'autrui.

Les exceptions dont elle est assortie appellent toutefois « une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante » (CEDH, grande chambre, 20 octobre 2015, Pentikäinen c. Finlande, § 87).

L'article 19 de la Constitution interdit que la liberté d'expression soit soumise à des restrictions préventives, mais non que les infractions qui sont commises à l'occasion de la mise en oeuvre de cette liberté soient sanctionnées.

B.13.1. En ce qu'il réprime les offenses envers la personne du Roi exprimées publiquement, l'article 1er de la loi du 6 avril 1847 constitue une ingérence dans le droit à la liberté d'expression.

B.13.2. Pour respecter la liberté d'expression, une telle ingérence doit satisfaire aux conditions définies par l'article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l'homme, selon lequel l'ingérence doit être prévue par la loi, poursuivre un ou plusieurs des objectifs mentionnés dans cet article et être nécessaire dans une société démocratique, ce qui suppose qu'elle réponde à un besoin social impérieux et qu'elle soit proportionnée aux objectifs poursuivis.

B.14. Il ressort de ce qui est mentionné en B.9.1 à B.9.5 que l'ingérence dans la liberté d'expression est prévue par une loi suffisamment accessible et précise : l'infraction concerne toute offense envers la personne du Roi des Belges dans les circonstances prévues par la disposition en cause, étant entendu que la notion d'« offense » porte sur tous les propos qui portent atteinte à l'honneur ou à la réputation du Roi ou qui expriment une irrévérence à Son égard, sans qu'il y ait nécessairement une intention de méchanceté de la part de l'auteur. La circonstance que le législateur a voulu conférer une portée très large à l'infraction ne porte pas, en soi, atteinte au constat que l'ingérence dans la liberté d'expression est prévue par la loi.

B.15.1. Il peut être admis que l'ingérence dans la liberté d'expression occasionnée par la disposition en cause poursuit l'objectif de « protection de la réputation ou des droits d'autrui », en l'occurrence du Roi, mentionné dans l'article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l'homme. Cet objectif est légitime.

B.15.2. Il peut être déduit des travaux préparatoires que le législateur poursuivait également d'autres objectifs. Les travaux préparatoires indiquent : « La nécessité de mettre le chef de l'Etat à l'abri des attaques de la malveillance a été reconnue par tous les peuples, et les mesures prises à cette fin, loin d'être dictées par l'adulation, sont impérieusement commandées par les intérêts sociaux. Partout où la Royauté s'est trouvée impunément outragée, le mépris a fini par atteindre les autres institutions dont elle est le complément et la sauvegarde; partout où l'ordre s'est rétabli après de violentes secousses politiques, le point de départ a été la garantie de l'inviolabilité royale et l'on peut en général mesurer la stabilité constitutionnelle d'une nation sur le respect qu'inspire le pouvoir qui préside à l'exécution de lois » (Doc. parl., Sénat, séance du 30 mars 1847, n° 197, p. 1).

Il en ressort que, par la disposition en cause, le législateur a voulu garantir également l'inviolabilité du Roi et la stabilité du système constitutionnel. Compte tenu du contexte historique dans lequel la disposition en cause a été adoptée, il pourrait être admis que les objectifs ainsi poursuivis cadrent avec les objectifs de « sécurité nationale », d'« intégrité territoriale » ou de « sûreté publique » et de « prévention du crime » mentionnés dans l'article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l'homme.

Bien qu'une ingérence dans la liberté d'expression qui est dictée par des motifs touchant à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale, à la sûreté publique ou à la prévention du crime poursuive en principe un objectif légitime, il y a lieu de tenir compte, en l'espèce, d'une part, du fait que la disposition en cause a été adoptée dans un contexte historique fondamentalement différent du contexte actuel et, d'autre part, de l'évolution des conceptions sur ce qui peut être jugé nécessaire dans une société démocratique.

L'examen du caractère légitime des objectifs poursuivis qui sont mentionnés plus haut coïncide, pour cette raison, avec l'examen de la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique.

B.16.1. Pour apprécier si une ingérence dans la liberté d'expression est nécessaire et répond à un besoin social impérieux, les Etats jouissent en principe, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, d'une certaine marge d'appréciation, même si cette marge est limitée lorsqu'il s'agit d'opinions exprimées dans le cadre d'un débat politique ou d'un débat sur des matières d'intérêt général (CEDH, 15 mars 2011, Otegi Mondragon c. Espagne, § § 49-50; 13 mars 2018, Stern Taulats en Roura Capellera c. Espagne, § § 31-32).

B.16.2. L'expression d'opinions critiques à l'encontre d'institutions ou de personnalités publiques, parmi lesquelles le Roi, ou à l'encontre du système constitutionnel d'un Etat, même si elles choquent, inquiètent, heurtent ou s'inscrivent dans un débat politique ou dans un débat sur des matières d'intérêt général, relève, en principe, de la protection de la liberté d'expression, sauf lorsqu'il s'agit de propos qui incitent à la violence ou qui constituent un discours de haine, auquel cas ce dernier terme « doit être compris comme couvrant toutes formes d'expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l'antisémitisme ou d'autres formes de haine fondées sur l'intolérance » (CEDH, 13 mars 2018, Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, § 41).

Dans ce contexte, la Cour européenne des droits de l'homme a également jugé qu'« une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine du discours politique n'est compatible avec la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d'autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l'hypothèse, par exemple, de la diffusion d'un discours de haine ou d'incitation à la violence » (CEDH, 22 juin 2010, Bingöl c. Turquie, § 41; 15 mars 2011, Otegi Mondragon c. Espagne, § 59).

B.17. L'exercice de la liberté d'expression, même dans le cadre d'un débat politique ou d'un débat sur des matières d'intérêt général, implique néanmoins certaines obligations et responsabilités, notamment l'obligation de principe de ne pas franchir certaines limites censées protéger la réputation et les droits d'autrui.

B.18.1. En ce qui concerne les dispositions pénales qui prévoient un régime spécifique en ce qui concerne l'offense envers un chef d'Etat, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé : « En matière d'offense envers un chef d'Etat, la Cour a déjà déclaré qu'une protection accrue par une loi spéciale en matière d'offense n'est, en principe, pas conforme à l'esprit de la Convention (Colombani et autres c. France, n° 51279/99, § § 66-69, CEDH 2002-V, Pakdemirli c. Turquie, n° 35839/97, § § 51-52, 22 février 2005, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 31, 26 juin 2007, et Otegi Mondragon c. Espagne, n° 2034/07, § § 55-56, CEDH 2011). En effet, l'intérêt d'un Etat de protéger la réputation de son propre chef d'Etat ne peut justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d'informer et d'exprimer des opinions à son sujet (Otegi Mondragon, précité, § 55) » (CEDH, 13 mars 2018, Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, § 35).

Bien qu'un chef d'Etat ait, en tant que personne, comme toute autre personne, droit à ce que sa réputation soit protégée, il n'est donc en principe pas justifié de prévoir pour ce chef d'Etat une protection supérieure à celle qui est prévue à l'égard d'autres personnes et ce, qu'il s'agisse d'un chef d'Etat d'un régime républicain (CEDH, 22 février 2005, Pakdemirli c. Turquie, § 52; 26 juin 2007, Artun et Güvener c. Turquie, § 31) ou d'un chef d'Etat d'un régime monarchique (CEDH, 15 mars 2011, Otegi Mondragon c. Espagne, § § 55-56; 13 mars 2018, Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, § 35).

B.18.2. Dès lors que, selon la jurisprudence précitée de la Cour européenne des droits de l'homme, l'intérêt que pourrait avoir un Etat à protéger la réputation du chef d'Etat ne saurait justifier l'octroi à celui-ci d'un privilège ou d'une protection particulière en ce qui concerne les opinions exprimées à son encontre, les objectifs, mentionnés en B.15.2, qui consistent à garantir l'inviolabilité du Roi et la stabilité du système constitutionnel ne sauraient justifier l'ingérence dans la liberté d'expression occasionnée par la disposition en cause, en ce que cette disposition offrirait au Roi une protection plus large que celle qui est offerte à d'autres personnes.

B.18.3. La Cour européenne des droits de l'homme a en outre jugé : « La Cour estime que le fait que le roi occupe une position de neutralité dans le débat politique, une position d'arbitre et de symbole de l'unité de l'Etat, ne saurait le mettre à l'abri de toute critique dans l'exercice de ses fonctions officielles ou - comme en l'espèce - en tant que représentant de l'Etat, qu'il symbolise, notamment de la part de ceux qui contestent légitimement les structures constitutionnelles de cet Etat, y compris son régime monarchique. [...] En outre, elle estime que le fait que le roi soit ' irresponsable ' en vertu de la Constitution espagnole, notamment sur le plan pénal, ne saurait faire obstacle en soi au libre débat sur son éventuelle responsabilité institutionnelle, voire symbolique, à la tête de l'Etat, dans les limites du respect de sa réputation en tant que personne » (CEDH, 15 mars 2011, Otegi Mondragon c. Espagne, § 56).

Ni l'irresponsabilité du Roi ni la position de symbole qu'Il occupe dans l'Etat ne sauraient justifier que la réputation du Roi soit davantage protégée que la réputation d'autres personnes. La circonstance que le Roi est dans l'impossibilité d'introduire une plainte sans l'accord d'un ministre, lorsque cette plainte peut avoir une incidence politique directe ou indirecte, pourrait, le cas échéant, justifier l'adoption de règles de procédure particulières, mais elle ne saurait justifier l'ingérence dans la liberté d'expression occasionnée par la disposition en cause, en ce que cette disposition offrirait au Roi une protection plus large que celle qui est offerte à d'autres personnes.

B.19. Dès lors que la disposition en cause prévoit que les personnes qui se rendent coupables de l'infraction qu'elle définit peuvent être punies d'une peine d'emprisonnement de six mois à trois ans, cette disposition prévoit une peine particulièrement lourde qui, compte tenu de ce qui est mentionné en B.16.2, est en principe incompatible en soi avec la liberté d'expression lorsqu'elle est infligée en raison d'opinions exprimées dans le cadre d'un débat politique ou d'un débat sur des matières d'intérêt général. En ce qu'elle prévoit une peine d'emprisonnement de six mois à trois ans, la disposition en cause offre par ailleurs au Roi une protection plus large que celle qui est offerte par les articles 275, 276, 277, 444, 445, 448 et 449 du Code pénal, qui comprennent des peines d'emprisonnement sensiblement moins lourdes, à d'autres personnes contre toute atteinte à leur honneur ou à leur réputation.

En ce qui concerne l'amende pénale aussi, la disposition en cause prévoit des peines plus lourdes que celles qui sont prévues aux articles précités du Code pénal.

La protection du chef d'Etat est en outre plus large que la protection qui est offerte à d'autres personnes, dès lors que l'infraction de l'offense envers la personne du Roi a une portée plus large que les infractions définies aux articles précités du Code pénal et qu'elle ne requiert pas qu'il y ait une intention de méchanceté.

B.20. Il découle de ce qui précède que, tant en ce qui concerne la portée de l'infraction que le taux de la peine, la disposition en cause prévoit une protection de la réputation de la personne du Roi plus large que la protection de la réputation d'autres personnes.

Cette disposition ne répond pas à un besoin social impérieux et est disproportionnée à l'objectif de protéger la réputation de la personne du Roi.

B.21. La disposition en cause n'est pas compatible avec l'article 19 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 1er de la loi du 6 avril 1847 « portant répression des offenses envers le Roi » viole l'article 19 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 28 octobre 2021.

Le greffier, F. Meersschaut Le président, L. Lavrysen

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